Par Rémi Boyer
Ce mois-ci, nous avons choisi de vous présenter deux parcours de profs marqués par le goût d’entreprendre, de donner corps à leurs envies, à leurs idées, en gérant leur temps à leur guise. Jean-Luc, prof d’économie-gestion en lycée professionnel, est devenu à force de travail et de passion chef d’entreprise dans le domaine de la formation en e-learning, tandis que Nicole, dans le même esprit, a créé deux cabinets pour s’investir à la fois dans l’orthophonie et dans le life coaching. Leurs parcours sont séduisants et motivants : ils sont le reflet des compétences qu’ils sont su acquérir et transférer.
PARCOURS DE PROF : JEAN-LUC CODACCIONI, LE GOUT D’ENTREPRENDRE
Pouvez-vous me retracer précisément les étapes de votre parcours professionnel depuis la fin de vos études jusqu’à votre activité actuelle ?
Diplômé d’un BTS de Commerce International en 1989, Jean-Luc travaille d’abord dans l’import-export en distribuant à travers la France différents produits et en réalisant un activité de saisonnier dans les stations balnéaires, pour y vendre des figurines de BD et des petites voitures de collection. Ce travail instable, avec un salaire incertain, le conduit à préparer en parallèle une maîtrise en commerce international, puis à devenir professeur en septembre 1994 dans une école privée sous contrat et des établissements privés, comme enseignant de commerce international, de vente et de marketing. Intéressé par l’enseignement, Jean-Luc le confirme en obtenant à 30 ans, en 1996, le CAPET externe d’économie et de gestion dans sa version CAFEP, très sélectif, pour éviter d’être muté dans le public à l’autre bout de la France. Professeur de 1994 à 2003 avec des classes de terminale et de BTS, tour à tour jury de concours pour le Bac et le BTS, il saisit en 1998 l’opportunité de créer des sections d’alternance en BTS et devient responsable pédagogique pour cette activité.
En parallèle, Jean-Luc dirigeait une association Loi 1901, destinée à mettre en relation des entreprises qui recrutent avec des jeunes en recherche d’emploi, ce qui lui a permis de relier cette activité à son travail dans le cadre du BTS d’action commerciale dont il avait la charge. Créée en 1995, « GTI » recrute ses premiers salariés en 1998 et atteint quatre personnes en 2003. Des missions sont montées avec les jeunes en Belgique, Espagne, Allemagne, pour mettre en relation des chefs d’entreprises français avec des entreprises européennes. Très vite, l’association a dévié sur son l’axe de l’emploi en organisant des salons pour l’emploi, permettant ainsi de mieux faire connaître son établissement d’enseignement.
En 2001, c’est le début d’une nouvelle aventure : Jean-Luc développe une société de type SARL) pour créer un centre de formation en alternance qui aboutira à la création de trois établissements (Aix-en-Provence, Marseille, Toulon). Cette étape s’est imposée car l’association accueillait de plus en plus d’élèves, pour atteindre jusqu’au tiers de l’effectif de son lycée (350 élèves). Alors qu’il enseignait 15h et que l’association lui prenait de plus en plus de temps, Jean-Luc a préféré démissionner de son poste, son rectorat lui ayant indiqué que c’était sa seule solution. Néanmoins, s’il avait besoin de réenseigner, il lui suffirait de retrouver un établissement d’accueil pour reprendre le cours de sa carrière, son avancement actuel de certifié étant « gelé » comme dans le cadre d’une disponibilité pour les agents du public.
Associé en 2003, Jean-Luc crée en mars 2006 ICADEMIE, destinée à dispenser des formations par e-learning. Il mûrissait ce projet depuis 2002, après avoir longtemps fréquenté le salon de l’enseignement supérieur et de la formation de Barcelone, où ce marché était en pleine expansion. Ce fut une « révélation », et Jean-Luc, entrepreneur dans l’âme, s’est dit tout simplement : « et pourquoi pas moi ? ».
Tout ce qui touche à la formation à distance l’a toujours intéressé, car pour les apprenants, cette solution présente un fort intérêt : possibilité d’apprendre à son rythme, le soir, en évitant la contrainte horaire d’une formation en présentiel en parallèle des horaires de travail peu aisés à déplacer. La formation à distance constitue un vecteur de reconversion très fort pour les enseignants dont la flexibilité horaire est importante, et qui disposent d’un temps libre non négligeable, dès lors qu’ils disposent d’une base de cours bien préparés et d’une bonne expérience du métier.
L’intérêt de monter cette société de formations à distance était de s’affranchir de contraintes matérielles trop fortes, trop coûteuses : plus besoin de salles de cours, d’ordinateurs et de leur renouvellement, ni d’organisation d’emplois du temps pour les formations qu’attendaient les entreprises.
En 2003, après avoir fait travailler l’un de ses salariés sur une étude de marché qui aura duré 7 mois, le bilan s’impose simplement : « ça vaut le coup de se lancer ». Le paramètre le plus important a été de bien sélectionner la plateforme de formation à distance indispensable à la réussite de cette activité, et de déterminer comment seraient rémunérés les intervenants : à la vacation ? en droits d’auteur ?
Toute cette réflexion, Jean-Luc l’a menée avec son équipe, avant de concrétiser entre juin 2004 et 2006 le lancement d’ICADEMIE dont il est devenu l’actionnaire majoritaire et le directeur, avec sept salariés à temps plein en CDI et près de 30 formateurs-auteurs de contenus employés en vacations à travers la France.
La discipline qu’enseignait Jean-Luc l’a beaucoup aidé à réaliser ce projet d’envergure, ainsi que les projets qu’il menait avec ses élèves de BTS : l’association Aidoprofs remarque ainsi que les enseignants des établissements professionnels et techniques sont bien plus ancrés dans la réalité du monde du travail que leurs collègues de disciplines « générales » aux savoirs demeurés trop scolaires, inadaptés à la réalité des entreprises. François Falempin, ancien professeur d’électronique devenu chef d’entreprise en électricité, avait eu le même raisonnement. De plus, les professeurs du privé sous contrat sont nettement plus entreprenants, de part ce statut qui leur offre peu de possibilités de départ en «préservant leurs arrières » (a contrario des détachements et mises à disposition accessibles aux agents publics, du moins en France), les conduisant soit à la situation de rupture nécessaire avec leur métier de professeur, soit au renoncement pur et simple de leur projet, alors que la majorité des professeurs du public avec lesquels nous sommes en contact naviguent dans l’incertitude, avec une difficulté à « franchir l’obstacle », puisque le système dans lequel ils évoluent leur offre trop de possibilités pour « ne pas couper le cordon ».
Quelles compétences, mises en œuvre dans l’enseignement, avez-vous transférées dans votre activité actuelle ?
« La principale compétence que j’ai pu transposer, c’est la pédagogie, grâce au travail réalisé sur les programmes de formation », confie Jean-Luc. « Quand on fait un cours en classe, on génère de la motivation, et à distance, c’est la même chose, car il y a une animation pédagogique à prévoir, à concevoir ».
« Quand j’ai développé mon centre de formation, j’ai transféré une compétence que j’avais acquise : le recrutement de formateurs. Le fait d’avoir travaillé avec mes élèves de BTS pour les mettre en lien avec des chefs d’entreprise m’avait conféré ce savoir-faire ». De plus, Jean-Luc a su mettre à profit ses talents d’observateur : « en observant la manière dont mon directeur d’école privée gérait son établissement et son équipe pédagogique, j’ai pu avoir des discussions très riches d’enseignements avec lui, ce qui m’a permis de progresser dans cette voie, en m’apportant les compétences indispensables dans la mise en œuvre de ce projet ».
Comment avez-vous vécu « ce grand saut » ?
« J’avais déjà l’expérience de l’entreprise avant d’entrer dans l’enseignement, et la matière que j’enseignais avait un lien direct avec le monde de l’entreprise, et j’ai toujours eu une obligation de résultats dans toutes les activités que je menais. » Le « grand saut », Jean-Luc le ressent lorsqu’il démissionne en septembre 2003 : « ce ne fut pas un choix facile, même si ça s’imposait. Le concours du CAPET-CAFEP avait été difficile à obtenir, puisque pour 150 candidats il n’y avait alors que 9 places, et ce poste représentait un enjeu financier et de stabilité d’emploi qui était très fort. Ce choix personnel et familial fut très difficile, mais je ne le regrette pas ».
Comment vos anciens collègues ont-ils vécu de changement d’orientation ?
« Mes anciens collègues ont réagi normalement, ont bien perçu ce changement. Pour eux, c’était dans la logique de ma démarche. Néanmoins, ma démission en a surpris beaucoup, qui ne pensaient pas que j’irais jusque là. J’ai rapidement coupé les ponts avec mes anciens collègues, pour ne pas laisser de place aux regrets, de liens avec ce que faisais avant. J’ai voulu redémarrer de «zéro », même si c’était plus complexe ».
En effet, Jean-Luc considère que pour mener une activité nouvelle, il ne faut pas entretenir de liens avec « l’avant », car dans une telle aventure, il est nécessaire d’avancer, car tout est à construire, puisque l’on devient son propre maître, l’artisan de sa réussite professionnelle et sociale.
« J’ai aussi un ami qui a créé sa SARL en assurant du soutien scolaire à des étudiants d’université et en devenant imprésario pour des groupes de musique. En fait, pour peu à peu migrer vers un statut privé, il suffit de créer une SARL avec d’autres personnes, en détenant des parts sociales sans être salarié. Si l’activité de l’entreprise décolle, à ce moment là, il faut prendre une disponibilité ou démissionner pour devenir salarié de l’entreprise. On ne se jette pas comme ça sans certitude d’en vivre ».
Avez-vous eu des regrets de quitter l’enseignement ?
« Je n’étais plus en accord avec les directives des inspecteurs, je ressentais de plus en plus un grand décalage avec la réalité des besoins de l’entreprise et les attentes des jeunes. Tout cela a influencé mon départ, et je ne regrette pas mon choix. »
Comment considérez-vous l’enseignement maintenant ?
Jean-Luc partage l’opinion de l’association Aidoprofs : « C’est un beau métier, pas toujours considéré à sa juste valeur par les médias, par les pouvoirs publics, par le Ministère de l’Education nationale lui-même, par la société. C’est un métier qui mérite plus de moyens, de reconnaissance aussi. Professeur, c’est un métier qui offre beaucoup de possibilités, car il m’a permis de développer ce que je fais actuellement. C’est une activité qui n’est pas statique, car l’on travaille dans des domaines qu’il faut constamment réactualiser, en particulier ses connaissances par rapport à la discipline que l’on enseigne. C’est un métier très riche, qui mérite plus de considération de beaucoup de gens ».
Que pensez-vous de vos conditions de travail actuelles ?
« Mes conditions de travail sont très intéressantes. Avec le choix de la formule à distance, la gestion de mon emploi du temps me permet de concilier facilement ma vie familiale, mes activités de loisirs et mon activité professionnelle, c’est vraiment une gestion du temps optimale ».
Quels conseils donneriez-vous à une personne qui souhaite enseigner ? Et à une personne qui souhaite quitter l’enseignement ?
« Pour la personne qui souhaite embrasser ce métier, je lui dirais qu’il faut avoir la foi en ce qu’elle fait, il faut vraiment que ça lui plaise, qu’elle ait la vocation. Ce métier de professeur est très usant à la longue, il exige beaucoup de soi-même, car on ne peut pas tricher avec ses élèves ». Jean-Luc conseille aux aspirants au métier de professeur de bien se renseigner sur les conditions d’enseignement, et de tester le métier en pratiquant quelques cours…
« Pour ceux qui souhaitent quitter l’enseignement, attention : il faut un projet. Avoir bien préparé son projet de reconversion. Cela ne se fait pas sur un coup de tête, du jour au lendemain, on ne quitte pas l’enseignement sans but, sans objectif. Il ne faut pas se lâcher avant deux ans au moins, et bien mesurer les risques que cela représente, car être professeur titulaire, c’est quand même la sécurité de l’emploi. Monter une entreprise, c’est prendre un pari, qui comporte des risques, de l’incertitude : c’est un autre stress que celui que l’on vit face à ses élèves. Prendre une disponibilité, c’est une bonne solution, quand on en a la possibilité, plutôt que de démissionner ». Jean-Luc évoque le cas d’un de ses amis, qui, après une année de disponibilité, n’a pas réussi sa mobilité professionnelle et a réintégré : « il a craqué car il n’avait pas suffisamment préparé sa disponibilité, le projet qu’il voulait mettre en œuvre ».
Que pensez-vous de la création d’une association comme AIDOPROFS ?
« Ce dispositif associatif me semble très pertinent car quand on est sur un projet de reconversion, sur une réflexion de projet qui peut nous faire partir sur autre chose, et qu’on est dans l’Education nationale, on se sent un peu seul…on n’ose pas en parler dans son établissement (lui n’en a parlé à personne), ça demeure vraiment confidentiel, car il y a des rivalités entre professeurs, la crainte de la hiérarchie, du « qu’en dira-t-on ». Jean-Luc ajoute ce que nous pensons aussi au sein d’Aidoprofs : « vouloir faire autre chose prend tout de suite une tonalité négative dans le regard des autres, comme si on ne faisait pas bien notre métier ».