« Lorsque l’école fait apprendre aux élèves, par la seule répétition, des techniques qu’ils ne comprennent pas et dont ils ne maîtrisent pas l’usage, elle les rend inaptes à aborder des questions qui peuvent être traitées en utilisant les connaissances acquises et en faisant appel à l’imagination et au raisonnement ». Co-responsable du groupe de recherche Ermel, co-auteur des programmes de 2002, Roland Charnay est particulièrement bien placé pour analyser les futurs programmes du primaire. Il a trouvé dans la prestation du ministre de l’éducation nationale sur Canal + quelques arguments pour remettre en question ses choix mathématiques…
Ce moment d’une émission de Canal + aurait pu n’être qu’anecdotique et qu’un buzz médiatique supplémentaire. Or il nous place au cœur des problématiques soulevées par le projet de programmes pour l’école primaire.
Monsieur Darcos est l’invité. L’animatrice lui propose de passer au tableau et lui demande d’utiliser la règle trois pour résoudre le problème suivant : Si 4 stylos coûtent 2,42 €, quel sera le prix de 14 stylos ? Pour l’aider, elle écrit les nombres en les disposant sur le tableau. Embarras du ministre qui, beau joueur, avoue ne pas savoir répondre, ajoutant que c’est parce que maintenant tout cela se fait avec une calculatrice. La journaliste explique alors un mécanisme de la règle de trois (qui n’est d’ailleurs pas celui qui était enseigné dans les années 50).
Cet épisode est éclairant à plus d’un titre. Il a été dit que l’école devait fournir très tôt aux élèves les techniques qu’ils garderaient ensuite toute leur vie. Manifestement, cela n’a pas fonctionné avec la règle de trois, ce qui pose la question de savoir si cette technique est, à l’école primaire, aussi fondamentale et nécessaire qu’on veut bien le dire. La réponse se trouve dans l’intervention de la journaliste qui clôt cet épisode en expliquant qu’il aurait peut-être été plus simple de calculer d’abord le prix d’un stylo (4 fois moins cher que 4 stylos) puis celui de 14 stylos (14 fois plus cher qu’un stylo). Le prix d’un stylo ne s’exprimant pas ici en euros et centimes d’euros, elle aurait aussi pu expliquer qu’il est facile de calculer le prix de 12 stylos et celui de 2 stylos, puis d’ajouter ces deux prix pour avoir celui de 14 stylos ou encore considérer que le prix de 14 stylos c’est 7 fois le prix de 2 stylos… Autrement dit, en utilisant un raisonnement assez naturel, à la portée, lui, des élèves de CM1 ou de CM2, il est aisé de résoudre le problème posé. Ce qui a embrouillé notre ministre, c’est qu’on lui a demandé d’utiliser une technique apprise, mais non comprise, là où réflexion et raisonnement permettent de répondre. Muni d’une calculatrice, il ne s’en serait sans doute pas mieux sorti, dans la mesure où elle ne calcule pas directement la fameuse « règle de trois » et où il est donc nécessaire que l’utilisateur détermine la suite de calculs qui doivent être exécutés !
Un peu plus tard, dans la même émission, Monsieur Darcos défend l’apprentissage au CE1 de la technique du calcul posé d’une division par 2 ou par 5 d’un nombre inférieur à 100, avouant ne pas comprendre pourquoi « ça fait polémique ». Il s’agit donc, entre autres, de savoir diviser, avec la potence, 87 par 5. Détaillons un peu ce que l’élève doit comprendre pour parvenir au terme de ce calcul. Il faut, par exemple, avoir compris que cela revient à diviser 8 dizaines et 7 unités par 5 et qu’il est préférable de commencer par les dizaines. Pour diviser 8 dizaines par 5, il faut soit se demander ce que donne le partage équitable de 8 dizaines en 5 (1 dizaine et il reste 3 dizaines), soit se demander combien de fois 5 est contenu dans 8 dizaines (1 dizaine de fois). Il faut remarquer qu’on a alors utilisé 5 dizaines et qu’il en reste 3 à diviser. Ces 3 dizaines représentent 30 unités qui, ajoutées aux 7 unités, donnent 37 unités à diviser en 5. On est alors amené à imaginer qu’on partage 37 unités en 5 ou qu’on cherche combien de fois 5 unités sont contenues dans 37 unités. Pour obtenir la réponse rapidement, il faut être capable de situer 37 entre deux résultats de la table de multiplication par 5 (5 x 7 et 5 x 8). Etc., car ce n’est pas encore tout à fait terminé. Il existe bien entendu une autre solution pédagogique qui consiste à faire ânonner par les élèves un récitatif sans signification : « En 8 combien de fois 5 ? 1 fois 5. Ca fait 5. 8 moins 5 égale 3. J’abaisse le 7. En 37 combien de fois 5 ? Etc. ».
Volontairement, nous sommes entrés un peu dans le détail pour sortir des arguments jetés à la volée, sans justification. La compréhension de cette technique suppose donc la mobilisation conjointe de nombreuses connaissances encore mal assurées à ce moment de la scolarité. D’un autre côté, un apprentissage purement mécanique est difficile lorsque les étapes n’en sont pas justifiées. Dans tous les cas, l’échec, le dégoût et la perte de confiance guettent de nombreux élèves. Et que de temps consacré à répéter bêtement, au détriment d’un travail sur les bases du calcul mental (si important) et sur le sens de cette opération. Car, si l’apprentissage du calcul posé de la division de 87 par 5 ne présente, au CE1, que des inconvénients, la recherche de la solution à un problème comme « Thomas a 87 stylos. Il remplit des boîtes de 5 crayons. Combien de boîtes peut-il remplir ? » n’est, elle, pas dénuée d’intérêt à ce niveau de la scolarité. A condition, que à l’instar de ce qui aurait pu se passer pour le problème des stylos dans l’émission télévisée, on incite les élèves à réfléchir. Par exemple, à penser qu’on peut d’abord remplir 10 boîtes, qu’on alors utilisé 50 crayons et qu’il en reste donc 37 à ranger ; on peut donc, par exemple encore remplir trois fois de suite 2 boîtes (avec 10 crayons), puis encore 1 boîte. Et là, les élèves auront réalisé un travail mathématique, c’est-à-dire qu’ils auront cherché, réfléchi, utilisé leurs connaissances. En appui sur ce travail, il sera temps, par exemple au CE2, au moment où les instruments de la compréhension seront en place, de codifier une technique qui organise leurs calculs.
C’est affirmé dans le socle commun : « Il faut aussi comprendre des concepts et des techniques (calcul, algorithme) et les mémoriser afin d’être en mesure de les utiliser ». Pourquoi, dans ce projet de programmes, privilégie-t-on à ce point la mémorisation par rapport à la compréhension alors que les deux sont nécessaires et que la seconde est souvent une condition de la première ; l’exemple de la « règle de trois » est là pour l’illustrer.
Finalement, à travers ces deux exemples, ce sont quelques uns des enjeux fondamentaux de l’enseignement qui sont en cause. Lorsque l’école fait apprendre aux élèves, par la seule répétition, des techniques qu’ils ne comprennent pas et dont ils ne maîtrisent pas l’usage, elle les rend inaptes à aborder des questions qui peuvent être traitées en utilisant les connaissances acquises et en faisant appel à l’imagination et au raisonnement. Et avec ce projet de nouveaux programmes, c’est bien là que se trouve le nœud du débat (pour peu qu’il y ait débat !). Veut-on former des individus qui peuvent affronter des situations diverses et parfois nouvelles, en mobilisant des concepts et des techniques qu’ils maîtrisent parce qu’ils les ont compris et en faisant appel aux capacités d’initiative et de réflexion qu’on les a aidés à développer ? Ou veut-on formater des automates seulement capables de répéter et de reproduire ce qui leur a été enseigné ? Avec ce projet, on semble avoir fait le deuxième choix. S’il devait advenir qu’il soit effectivement retenu et mis en œuvre, les conséquences en seraient lourdes pour nos enfants et pour notre pays.
Roland Charnay
Professeur agrégé de mathématiques
Lien : la prestation de X. Darcos sur Canal +
http://fr.youtube.com/watch?v=DMnNn3gdAOU
Sur le Café : article de R. Charnay sur les mathématiques au primaire