Par Virginie Mège
L’évolution de la langue est-elle seulement une affaire de spécialistes ou bien a-t-elle sa place à l’Ecole ? Une réflexion sur l’histoire de la langue ne peut-elle pas constituer un précieux outil pour aider les élèves en difficulté à se réconcilier avec le système scolaire, et mieux les accompagner dans une acquisition du français normé ?
ujourd’hui, la place de l’histoire de la langue semble réduite. Les Programmes et accompagnements du Français au collège ne préconisent qu’un « aperçu » et ce uniquement en cycle d’orientation. Pour le reste, il s’agit essentiellement d’enrichir le vocabulaire et d’effectuer des études étymologiques simples, axées principalement sur les racines grecques et latines. Quant aux manuels scolaires, ils ne proposent que peu d’applications, qui sont souvent des exercices sur les familles de mots.
La réflexion sur l’histoire de la langue mériterait toutefois d’être approfondie pour aider les élèves dans leur acquisition du français, langue maternelle ou étrangère, et elle pourrait facilement être intégrée en cours. Ainsi, soucieux d’une pédagogie moderne, le site CAVI de la Sorbonne nouvelle – Paris III constate lui aussi que « le français dans sa dimension historique n’est que très rarement abordé dans les classes de FLE, et ne figure dans aucun dossier de civilisation que l’on trouve dans les méthodes ». Pourtant « la réflexion historique y a sa place », d’autant qu’elle « peut être abordée en classe de FLE de façon vivante et intéressante ».
La situation semble paradoxale étant donné que l’étude de l’histoire de la langue n’est pas délaissée dans la formation des professeurs. Au concours du Capes de Lettres Modernes, ceux-ci passent entre autres une épreuve de latin, une autre de phonétique historique dans le cadre de l’Ancien Français et effectuent une étude diachronique de vocabulaire en Grammaire.
Cette présence étouffée à l’Ecole est d’autant plus étonnante qu’il n’est pas jusqu’au grand public qui ne soit sensibilisé à l’évolution du français. Le magazine Historia y avait par exemple consacré un dossier dans son n° 70 de juillet 2005, intitulé Du latin au texto. L’évolution récente semble même exercer une véritable fascination. En France, des célébrités telles que Bernard Pivot ou Alexandre Jardin ont ainsi fait de la défense des mots dits « en voie de disparition » leur cheval de bataille et l’ont largement médiatisée. La démarche n’est pas seulement francophone puisqu’en Espagne par exemple, l’Ecole des Ecrivains de Madrid a lancé une opération en avril 2007 pour parrainer des mots oubliés.
Les éditeurs ne s’y trompent pas et proposent à ce propos une avalanche de dictionnaires aux titres travaillés tels que Turlupinades et tricoteries d’Alain Duchesne et Thierry Leguay (Larousse, 2004) ou A la recherche des mots perdus de Jean-Claude Raimbault (Mango, 2006). Cet engouement pour un vocabulaire déchu se retrouve dans des initiatives individuelles comme celles du site « Le Garde-mots » qui collectionne les mots rares ou de François Rollin qui a créé un « Centre de Sauvetage des Mots en voie de Disparition ».
Le langage hors norme (verlan, argot ou langue des banlieues) passionne tout autant. Parmi les publications les plus récentes, citons par exemple le Dictionnaire du français argotique et populaire de Caradec édité en format poche chez Larousse en juin 2006 ou encore chez Denoël, depuis octobre 2007, le Nouveau dictionnaire de la langue verte – Le français argotique et familier du XXIème siècle de Pierre Merle.
Dans un article paru dans Weblettres en octobre 2003, Marie-Madeleine BERTUCCI et Jacques DAVID constatent ainsi que « l’émergence depuis le début des années 1990 d’un français dit des jeunes (…), dont la vitalité est attestée par sa pérennité, est un phénomène que n’ignore pas la communauté des chercheurs. Cet intérêt se traduit par l’émergence de nombreux travaux recensant la floraison lexicale (…) mais aussi par la publication d’articles linguistiques (…) et enfin par la parution de plusieurs ouvrages dans un cadre plutôt anthropologique, sans compter les nombreux articles de presse consacrés régulièrement au sujet, témoignant de la présence du thème dans les préoccupations du grand public. ».
De son côté, l’Ecole ne reste pas indifférente à ces évolutions du langage. Ainsi, en avril 2002, dans la salle Richelieu de la Comédie-Française, des collégiens et lycéens se sont affrontés à coups de mots « Anciens » et « Modernes ». A l’occasion de la publication de 100 mots à sauver de Bernard Pivot (Albin Michel, mars 2004) le magazine Lire est revenu sur cette expérience : « Immersion dans les textes classiques, appropriation de mots vieillis : la manifestation a été préparée tout au long de l’année. Chaque jouteur a notamment choisi deux mots qui lui plaisaient pour leur sonorité, leur sens ou leur étymologie, dans le Dictionnaire des mots perdus de Larousse. ». Lors de ces joutes verbales, le célèbre « Va, je ne te hais point. » est alors devenu « Va, je te kiffe grave. ». Ce type de projet peut paraître démagogique mais il offre l’avantage non seulement de sensibiliser les élèves à l’évolution de la langue mais aussi de leur faire apprécier la langue classique. L’un des professeurs organisateurs, Chantal Dilibine, témoigne : « les élèves ont vite compris que le langage était sensuel. Sans renier leurs mots, ils se sont approprié avec un appétit étonnant ceux que leur proposaient les textes classiques. Ils se sont aussi rendu compte que le lexique recelait une palette de nuances qui pouvait s’avérer bien utile et que la langue des Anciens pouvait parfaitement cohabiter avec celle des Modernes. ».
La prise de conscience d’une évolution de la langue permet ensuite aux élèves d’éviter des contresens en lecture. Surtout, ils réalisent qu’ils sont eux aussi acteurs de cette évolution. Le but n’est évidemment pas de confiner les élèves dans leur langage mais d’admettre son existence et de le valoriser car il participe au dynamisme de la langue. A propos des Conversations sur la langue française de Pierre Encrevé et Michel Braudeau (Gallimard, 2007), Jean Michel Zakhartchouk dans les Cahiers pédagogiques rappelle que « l’école a bien pour mission de transmettre une langue normée. Cela ne se confond pourtant pas avec l’enseignement de la littérature qui est nécessaire, mais plutôt pour montrer comment on peut subvertir les normes. D’autre part, cela ne peut empêcher le futur citoyen de parler et d’écrire comme bon lui semble ». Et J. M. Zakhartchouk cite Proust : « Les seules personnes qui défendent la langue française sont celles qui l’attaquent. ».
Prêter attention au langage des jeunes, c’est également se donner les moyens d’identifier les difficultés que vont rencontrer les élèves afin d’essayer de les résoudre pour un apprentissage plus ciblé de la langue normée. Le professeur pourra alors insister sur ce qui relève du langage « en cours d’évolution » et en quoi celui-ci diffère du langage dit « courant ». Combien d’élèves sont en effet étonnés de voir que tel mot est jugé incorrect dans une rédaction alors qu’ils l’emploient quotidiennement ? L’étude de la langue dite « des banlieues » ne constitue donc pas une fin en soi mais bien un outil. « Au plan didactique, les enjeux ne sont pas négligeables » constatent Bertucci et David dans l’article précité. « C’est en effet pour les élèves les plus en difficulté que la non perception de ces variations, et à fortiori leur non maîtrise, constituent un fort handicap. La coupure entre les variétés parlées par les élèves et le français langue d’enseignement peut mettre ces élèves en échec. ».
L’étude de l’histoire de la langue est même un outil précieux pour donner plus de corps à l’objectif de citoyenneté du collège. Pour illustrer le principe de l’intégration, quoi de plus concret en effet que celle des emprunts dans le français, langue d’accueil ? Pourtant, les élèves d’origine étrangère ignorent souvent que la langue de leurs ancêtres, qu’eux-mêmes continuent parfois de pratiquer à la maison, n’est pas si éloignée qu’ils le pensent de celle qu’on leur enseigne. Or certains de ces élèves sont en rupture avec le système scolaire. On peut donc supposer que ce travail, mené conjointement avec le professeur d’Education Civique, participera à les réconcilier avec l’Ecole et sa langue. C’était d’ailleurs dans cet esprit qu’on pouvait envisager la Semaine de la Langue Française 2007 célébrant « les mots migrateurs ».
L’importance de la présence de l’arabe dans le français est par exemple souvent méconnue ou sous-estimée. Dans une interview de septembre 2007, Georges A. Bertrand, auteur du Dictionnaire étymologique des mots français venant de l’arabe, du turc et du persan précise : « A côté du latin et du grec, l’apport de l’arabe paraît, bien sûr, assez maigre ! Mais il faut tout de même savoir qu’il est bien supérieur à celui du gaulois et à peu près équivalent à celui du germain. Il faut se demander également quelle est la part de mots venant du latin médiéval qui sont, en fait, eux-mêmes issus de l’arabe. ». Il y a même deux fois plus de mots français d’origine arabe que de mots français d’origine gauloise, affirme le Dictionnaire des mots français d’origine arabe (et turque et persane) de Salah Guemriche, paru au Seuil en mai 2007. Dans sa préface, Assia Djebar de l’Académie française insiste d’ailleurs sur la « valeur éducative exceptionnelle » de l’ouvrage.
Les élèves peuvent être invités à découvrir cette intégration des mots étrangers lorsqu’ils apprennent une L.V.E. en 6ème, 4ème et même au CE2. Ce sera aussi l’occasion d’informer les élèves que la langue continue de se moderniser. Le site de l’Académie Française dresse par exemple une liste des mots étrangers introduits dans la 9ème et dernière édition de son dictionnaire. Par cette démarche, les élèves enrichiront aussi leur culture générale. La mention « de l’Académie Française » figurant sur des couvertures à la suite d’un nom d’auteur prendra alors un nouveau sens. Un sujet de Brevet des Collèges, donné dans l’Annabrevet sujets 2008 de Hatier, présente justement un texte de Jean-Bertrand Pontalis dans lequel on trouve : « l’habit vert et le bicorne d’académicien ». Les élèves de 3ème ne comprennent évidemment pas cette expression s’ils ignorent ce qu’est l’Académie Française. On pourra aisément la leur faire découvrir lors de l’étude d’une tragédie du XVIIème siècle et de ses règles, en corrélation avec le programme d’Histoire.
De plus, les élèves apprécient de savoir quelle autorité suprême est reconnue compétente pour juger de la « norme ». On pourra aussi les sensibiliser au fait que l’évolution de la langue est toujours reconnue avec lenteur et non sans réticences, particulièrement en matière d’orthographe. Prenons pour preuve le mot « déchèterie ». Sur la page d’accueil du site Internet de la déchèterie de Paris, le mot est écrit « déchetterie ». En revanche, sur celui du Grand Lyon, il figure sous sa nouvelle orthographe « déchèterie » mais accompagné d’un encart précisant : « Déchetterie ou déchèterie ? L’Académie Française a statué sur l’orthographe du mot et a choisi la forme la plus simple et la plus conforme à l’esprit de la langue en orthographiant « déchèterie » avec un seul ‘t’. Les panneaux de jalonnement seront progressivement mis à jour. ». L’exemple peut sembler anecdotique mais il est révélateur des difficultés que la langue rencontre pour la reconnaissance de son évolution.
C’est justement en orthographe que l’étude de la formation des mots trouve l’une de ses exploitations les plus efficaces. En expliquant aux élèves les origines de la norme qu’on leur enseigne, on peut supposer qu’on les aidera à surmonter plus facilement leurs difficultés. Certaines explications pourront servir d’outils mnémotechniques ; d’autre part, seule l’histoire de la langue justifie certaines particularités orthographiques. Cette étude s’inscrit donc parfaitement dans l’apprentissage de la langue dès l’école primaire.
Concernant la production orale ou écrite, l’intérêt d’une réflexion historique se retrouve dans l’application des structures syntaxiques. Par exemple, la correction d’un « Il trouve pas », avec l’absence du « ne » dans la négation, peut s’accompagner d’une étude sur l’évolution du français, de l’usage suffisant du « ne » à l’ajout progressif de « pas » de « un pas », « point » de « un point », « goutte » de « une goutte » voire « bouton » de « un bouton », admis en ancien français.
Les occasions d’aborder une réflexion historique avec les élèves sont donc multiples. Au collège, le contexte semble particulièrement favorable en 6ème lors de l’étude des textes fondateurs, en 5ème avec la littérature médiévale, en 4ème dans le cadre du discours explicatif et en 3ème pour l’autobiographie. Toutefois toute séance de français, quels que soient le niveau et l’âge des élèves peut recevoir cette réflexion. L’histoire de la langue est si étroitement liée à l’étude de la langue qu’en vérité, l’une ne peut se faire sans l’autre.
Les sites à consulter
Un site incontournable : celui de l’Académie française avec notamment une liste des derniers mots introduits dans la 9ème édition de son dictionnaire (nouveaux et étrangers), ceux supprimés ainsi que les orthographes recommandées depuis le J.O. du 06/12/1990).
http://www.academie-francaise.fr/
Pour connaître l’histoire de la langue il existe de nombreux sites de qualité, notamment :
Histoire de la langue française, informations détaillées (label de Agence intergouvernementale de la Francophonie).
http://www.tlfq.ulaval.ca/axl/francophonie/histlngfrn.htm
Site intéressant avec des explications claires, des cartes et extraits de textes (Contenu : historique / français de nos jours / étymologie :simple et bien fait).
http://thaloe.free.fr/francais/francais.html
Site lexilogos « Mots et Merveilles d’ici et d’ailleurs » : histoire de la langue, ancien français, français moyen, français classique, XIXe siècle.
http://www.lexilogos.com/francais_dictionnaire_ancien.htm
Petites synthèses.
http://www.etudes-litteraires.com/langue-francaise/grandes-dates.php
http://www.academie-francaise.fr/langue/index.html
Site de prof dans Weblettres.
http://bbouillon.free.fr/univ/hl/hl.htm
Grandes dates de la langue française.
http://www.culture.gouv.fr/culture/dglf/ressources/dates.htm
Sites intéressants répertoriés sur le site Bac L.
http://www.bac-l.com/BACL/cadre_hist.htm
Brève histoire du français.
http://www.culture.gouv.fr/culture/dglf/animations/plume-5.htm
Quelques sites des amoureux des mots rares ou disparus :
Site « Le Garde-mots » qui oeuvre pour la préservation des mots rares et collectionne les néologismes.
http://blog.legardemots.fr/tag/Nature
« Petit dictionnaire des mots rares et anciens de la Langue Française »
http://golfes-dombre.nuxit.net/mots-rares/g.html
L’antidico cherche à établir une liste de mots absents des autres dictionnaires : familiers, néologismes…
http://membres.lycos.fr/antidico/
A propos du langage hors norme (verlan, argot, langage des banlieues) :
« Une approche prosodique de la morphologie du Verlan » de Marc Plénat.
http://w3.univ-tlse2.fr/erss/textes/pagespersos/plenat/Plenat95.pdf
« Etude des régularités morpho-syntaxiques du Verlan contemporain » d’Elisabeth Paul.
http://membres.lycos.fr/ablancs/Verlan/titreVerlan.html
Petit lexique du Verlan.
http://perso.wanadoo.fr/verlan/lexique.htm
Tout l’argot des banlieues dans le Dictionnaire de la zone, par Cobra le Cynique.
http://www.dictionnairedelazone.fr/
Un site à noter : le Dicolan.com, La maison du Dictionnaire, qui répertorie un très grand nombre de dictionnaires.
http://www.dicoland.com/fr/langue-francaise-c166
Réflexions et projets :
Joutes verbales organisées en avril 2002, rapportées dans un dossier Lire paru en 2004 sur Lire.fr lors de la parution du livre de Pivot « 100 mots à sauver ».
http://www.lire.fr/enquete.asp/idC=46369/idR=200
Place de la réflexion historique dans l’apprentissage du français, sur le site CAVI (de l’Université Paris III – Sorbonne nouvelle) avec 4 exemples d’évolution : phonétique, morphologique, orthographique et sémantique.
http://www.cavi.univ-paris3.fr/fle/CIVILISATION/civchris.html
Réflexion sur le langage d’aujourd’hui 28/10/03 : Article de Marie-Madeleine BERTUCCI et Jacques DAVID.
http://www.weblettres.net/ar/articles/2_66_180_presentation143.pdf
Article paru dans les Cahiers pédagogiques, de Jean Michel Zakhartchouk à propos de « Conversations sur la langue française » de Pierre Encrevé et Michel Braudeau.
http://www.cahiers-pedagogiques.com/article.php3?id_article=3318
Opération de parrainage de mots espagnols oubliés, sur l’initiative de l’Ecole des Ecrivains de Madrid. http://www.arabiano.com/actualite-2519.htm
Site DLF (Défense de la Langue Française) « ni purisme ni laxisme »
http://www.langue-francaise.org/
A propos de l’importance du grec dans le vocabulaire médical français : « Des noms qui viennent de loin – Les strates du vocabulaire anatomique »de Distel, Mendès, Karatchentzeff.
http://www.langue-francaise.org/Articles_Dossiers/etymologie.pdf
Gymnatique linguistique, jeux de langues sur le latin et le grec dans le vocabulaire français.
http://www.ac-versailles.fr/pedagogi/anti/gymlg0.htm
Sur les emprunts, notamment arabes :
Interview du 07/09/07 de l’auteur du « Dictionnaire étymologique des mots français venant de l’arabe, du turc et du persan », Georges A. Bertrand, sur le site Oumma.
http://www.oumma.com/Dictionnaire-etymologique-des-mots,2502
Article à propos du « Dictionnaire des mots français d’origine arabe (et turque et persane) » de Salah Guemriche (avec une préface d’Assia Djebar), paru au Seuil en mai 2007, sur le site de la Librairie Payot.
http://www.payot.ch/fr/nosLivres/nosRayons?payotAction=1&ean13=9782020932691
Le site Dilap.com, pour une didactique de l’arabe, étudie le parler « beur » dans le français familier.
On rappelle quels mots arabes ont été intégrés en français courant.
http://www.dilap.com/contributions/banlieue-beur/francais-arabe.htm
Pour une adoption des mots étrangers quand elle est opportune, interview de Maurice Druon de l’Académie Française, juillet 2007 – La Gazette de la presse francophone n° 132.
A noter enfin:
Conférence EXPOLANGUES le mercredi 6 février de 18 h à 18 h 45 : « L’apprentissage du français, moteur d’une intégration réussie » : Table ronde et débat organisé par CLE International – Expolangues 2008 du 6 au 9 février – Paris expo hall – 1.