Propos recueillis par Lucie Gillet
Charlotte Légaut nous présente son travail, non pas ici d’auteur/illustratrice mais en tant qu’intervenante dans des classes (en maternelle et élémentaire). Petite déambulation où elle évoque avec nous le charme de ces moments précieux où sont offertes aux enfants des rencontres, dont on ne sait jamais à l’avance, ce que précisément les enfants vont construire comme apprentissages, mais dont il se révèle qu’elles leur font appréhender un peu mieux quelques parcelles de la connaissance du vaste univers.
CP : Comment sont conçues tes interventions en classe? Faut-il préparer en amont un projet bien établi en tant qu’enseignant-e?
C.L. : Ce qui est nécessaire, c’est la complicité avec l’enseignant, il/elle doit être partie prenante du projet pour l’accompagner. C’est dommage si l’enseignant ne s’implique pas, parfois il ne sait pas trop quelle place prendre, parfois il reste attentiste. La plupart du temps, je construis le projet avec lui, on le prépare ensemble, j’écoute ses attentes. En écho j’essaie d’être force de propositions, j’apporte des idées sur la forme que prendra la production finale qui pourra être montrée, partagée…
CP : Et une fois en classe, ça se passe comment?
C.L : En fait je suis très attachée à une mise en pratique. C’ est lié à ma façon de travailler, avec mes livres j’explore souvent une dimension de la connaissance de soi et j’aime à la retrouver en mettant les enfants en situation de production. En fait la question qui demeure, c’est toujours » qui es-tu? qui je suis? «
Ce travail sur soi peut se dérouler parce que mes interventions recoupent une autre temporalité que celle du vécu en classe, de même j’ai un autre regard que celui de l’enseignant qui vit sa relation avec l’enfant à l’année. Je suis une parenthèse avec un regard neutre. L’idéal ce sont les interventions sur une semaine, c’est un vrai chamboulement du temps, on perturbe les repères habituels, d’autres choses se passent. Je ne suis pas dans le champ » pédagogique » alors ma façon de parler, de formuler, de m’adresser aux élèves est différente de celle de leur enseignant. C’est inhabituel pour eux, déstabilisant, en fait par des chemins détournés, en répétant les choses plusieurs fois mais avec diverses entrées, je pose différemment souvent la même question » Qui es-tu? «
CP : Peux-tu nous parler de quelques projets que tu as mené sur du long terme, comment se sont passées leurs mises en oeuvre ?
C.L. : Par exemple, j’ai mené un projet sur la colère, en partant de l’album Ca va pas. J’ai proposé des ateliers de parole, d’expression corporelle, arts plastiques et d’écriture. J’aime diversifier les entrées, c’est encore une façon de permettre à l’enfant d’investir la démarche selon ce qui sera le plus proche de sa sensibilité. Pour exprimer la colère, chaque enfant disposait d’une grande bâche plastique qu’il pouvait appréhender, manipuler, agir. En fin de la séance, la bâche était enfermée dans un grand sac poubelle. En fait cela a permis aux enfants de comprendre que l’on est pas obligé de se laisser dépasser par ses sentiments, qu’ils peuvent être circoncis dans le temps. On a des émotions multiples mais qui ne nous collent pas tout le temps à la peau. De temps en temps il faut les laisser s’exprimer, et quand ça va mieux, hop! on referme la boîte ou le livre…
CP : Suite à une intervention, à la venue d’un auteur/illustrateur dans une classe, est-ce important de produire quelque chose?
C.L : J’y suis assez attachée oui. C’est une façon de reconnaître la valeur du travail des enfants et un moyen de le partager, de le diffuser. Je me souviens d’un travail mené sur l’autoportrait. Chaque jour, l’enfant se dessinait au stylo bille. Il y avait eu des propositions partant des objets personnels qu’ils avaient choisi d’apporter, des ateliers de paroles où les enfants étaient amenés à s’identifier à un élément de la nature, à un animal et invités à approcher une dimension plus poétique de la langue. En arts plastiques, les enfants se sont peints par deux, face à face, puis seul devant un miroir.
Des espaces se sont créés où ils se sont autorisés à parler de choses douloureuses, souvent non formulées par ailleurs. Attention, ce n’est pas de la thérapie, je n’ai pas ce rôle, mais comme ça touche à la personne humaine, il y a forcément de la subjectivité qui émerge. Je n’oblige à rien, je formule des propositions dans lesquelles les enfants sont libres d’entrer ou non, un refus est une forme de réponse.
A la fin de mon intervention, une exposition a été réalisée : dans une cagette, un portrait, l’objet personnel, un court texte de présentation. On a lu les textes et jouer des saynètes devant les parents. Ces derniers ont souvent « reconnu » leurs enfants au travers de ces portraits.
Une maquette de livre recensant les productions des enfants a été élaborée, chaque enfant a récupéré un livre individuel.
CP : Dans le domaine de la littérature, on pense souvent » album » comme production finale, mais ce peut être autre chose visiblement?
C.L : Ce peut être une expo, un livre oui certainement, un spectacle vivant, mais aussi un jeu, un CD-ROM.
Ainsi, l’an dernier sur le thème » Frontières » j’ai accompagné une classe dans la réalisation d’un jeu de 7 familles. Sur 7 jours, les enfants ont réalisé 7 voyages avec leur enseignante, ils se sont posé 5 questions : » Comment je suis allé dans cet endroit? « , » Qui j’ai rencontré sur ce parcours? « , « Qu’est ce que j’ai vu? « , » Qu’est ce que j’ai entendu? « , » Qu’est ce qui n’arrivera jamais « .
Un autre projet a consisté à la réalisation d’un abécédaire initialement sous forme de diaporama. Avec leurs enseignantes, les élèves avaient fait plusieurs ballades dans leur quartier (en chantier) pour isoler des éléments du paysages, faire des prises de vues, capter des sons. Je suis intervenue en classe pour des ateliers de création ( Kaplas, Lego, jeux d’ombres chinoises, réalisation d’un alphabet coporel), des ateliers d’arts plastiques, des ateliers de paroles où ont émergé des petites phrases. J’essaie de donner des moyens aux enfants d’accéder à un langage qui dépasse la dimension usuelle de la langue. C’est une façon de considérer les mots comme une matière, – poétique, ludique, métaphorique…-, porteuse de sens. On a donc travaillé sur les images avec des mots. La production finale consistait à mettre en écho une image du quartier avec une interprétation des enfants sur un format de diaporama. Le but était que chaque enfant obtienne le CD-ROM. Au final, grâce à un heureux concours de circonstances, on a pu éditer tout le contenu de cet abécédaire sous forme de livre, quelque part j’ai là aussi apporté ma touche de professionnelle du livre.
CP : Justement, en terme professionnel, quel équilibre trouves-tu entre ces interventions, et la création d’albums?
C.L. : Je commence à être très sollicitée cependant le but n’est pas du tout de me professionnaliser dans les interventions en classe. Cela interroge certainement quelque part ma pratique, je peux être amenée à m’autoriser des choses que j’aurais expérimentées avec des enfants. Mais je fais attention à me préserver du temps de création pour mes recherche personnelles. Mon travail nourrit pleinement mes propositions d’ateliers. J’essaie de me garder d’avoir une formule clé en main à proposer aux enseignants. J’aime inventer. Pour cela, je dois moi aussi me remettre en question, oser de nouvelles choses, découvrir et explorer d’autres espaces inconnus.