Bernard Rey, Université Libre de BruxellesLa mise en place du socle commun, les livrets de compétences
Le livret de compétences, qu’est-ce que ça change pour l’activité de l’enseignant et l’évaluation des élèves ?
Ce mouvement général, dans les pays développés, visant à introduire les référentiels de compétences (Belgique, Québec, cantons suisses…), pose un gros problème : le mot compétence est traité à toutes les sauces, et recouvre selon les contextes des choses extrêmement différentes, du point de vue des stratégies d’enseignement à mettre en œuvre, comme du point de vue des évaluations. Ces «écarts de sens» sont visibles dans le socle, comme dans le livret de compétences.
Prenons quelques définitions :
Compétences
On présuppose parfois, dans le socle commun, que les compétences générales pourraient être indépendantes des contenus (savoir résoudre des problèmes, définir une démarche adaptée, prendre des décisions, observer…), et indépendantes du type de situation (problèmes mécaniques ? fiscaux ? conjugaux ?). « Je suis très inquiet devant des formulations de ce genre, qui laissent à penser que savoir résoudre un problème dans un contexte donné donnerait une compétence à résoudre un autre type de problème, dans un autre contexte. Sur cette question, les résultats des expériences menées par la pyschologie cognitive sont négatifs. Le « poids du contexte » est essentiel, et tous les enseignants le savent : le «transfert» se fait, ou pas, selon les élèves, le contexte. Le résultat d’un travail ne dit rien sur les compétences cognitives mises en œuvre par le sujet. C’est dommage, mais c’est comme ça… »
Autre chose sont les compétences spécifiques, qui s’exercent face à un objet identifié (savoir lire un texte, savoir effectuer une soustraction), encore que le niveau d’exigence peut être très variable selon le degré de complexité. Mais à l’intérieur de ces compétences spécifiques, il faut identifier certaines actions, qui peuvent être automatisées à l’école (techniques opératoires, tracés, identifier le verbe, souligner un pronom…). Ces « compétences » peuvent-elles encore être appelées ainsi, quand elles ne font appel à aucune autonomie intellectuelle ? « Je préfère alors simplement de procédures de base. Or, l’ambition de l’école ne peut se borner à cela ». Quand on parle de compétences dans la vie courante, on parle de possibilité de déterminer « ce qu’il y a lieu de faire » lorsqu’il est confronté à une tâche inédite ou complexe, qui n’est pas que la réplique de ce à quoi il a été entraîné.
A l’Ecole, on sait très bien mettre en place des situations d’apprentissage de procédure de type behavioriste. En revanche, apprendre aux élèves à utiliser la bonne procédure, c’est autre chose… Certains élèves mettent en échec l’enseignant, interprètent la situation d’une autre manière que celle qui serait efficiente pour la résoudre. « Certaines interprétations sont valorisées par l’école, d’autre moins valorisées, et ce sont souvent celles qu’utilisent les élèves de milieux populaires. Et nous ne savons pas très bien comment faire pour que l’enseignant aide les élèves à interpréter correctement les situations nouvelles. «
Des pistes ?
Cependant, on peut identifier des pistes pour l’action de l’enseignant :
– connaître les procédures de base est essentiel. L’enseignant oublie parfois les automatisations nécessaires, au nom de la vulgarisation des théories socio-constructivistes. Ca ne signifie pas qu’il faille commencer par ça, mais qu’il faut prendre le temps de les construire dans des situations signifiantes, qui intègrent le sens de la notion à acquérir, et l’activité intellectuelle qui doit être mise en œuvre pour cela.
– Les élèves qui ont l’habitude de gérer des situations nouvelles sont aidés à gérer de nouvelles situations.
– Les situations-problèmes permettent aux élèves de mieux capter les procédures à utiliser, au-delà d’une réponse pavlovienne. Mais je dois avouer que ce troisième point est « à peine sensible » dans nos recherches.
Quel vocabulaire est utilisé dans le Socle commun ?
Les compétences évoquées dans les textes sont réellement des compétences, mais on en parle de manière très globale (« maîtriser la langue française » !). C’est intéressant du point de vue de la proclamation des intentions de l’école, mais pas du travail de l’enseignant. Il faut descendre plus bas pour y voir clair.
Pour les connaissances, on trouve mélangés ensemble des « énoncés » (connaître des rèles de grammaire) et des procédures de base. Evidemment, les deux doivent être automatisées, mais les psychologues cognitivistes nous apprennent qu’entre une connaissance déclarative (connaître les mots de l’énoncé) et la connaissance procédurale (faire, produire un texte), il y a l’obstacle de la mémoire de travail, qui a un contenu très limité, et qu’il faut libérer pour éviter la surcharge cognitive.
La rubrique « capacité à mettre en œuvre des connaissances » recouvre autant des procédures de base (calculs) que des compétences (savoir quand et comment utiliser tel savoir en situation) (cf « adapter le propos à l’effet recherché »)
Quant aux « attitudes », c’est l’indication du positionnement en terme d’envie, de valeurs. Evidemment ces attitudes jouent un rôle décisif : interpréter une tâche scolaire avec l’idée « se débrouiller dans la vie » ou «utiliser ce que j’ai appris à l’école », ça n’est pas la même chose.
Quels incidences sur l’évaluation ?
Evidemment, l’évaluation dépend de quelles compétences on parle. Les « compétences générales » sont impossibles à évaluer précisément. Je suis obligé, pour évaluer, de contextualiser à une situation, un contenu ou une discipline. Il n’est donc pas acceptable de se voir imposer des formulations indépendantes des contenus : mettre une croix ou une date dans la colonne correspondante est honnêtement impossible. « Entre « fonctionnaire de l’Etat » et « éthique et responsable, il vous faudra peut-être choisir ! »
Par contre, évaluer des procédures de base, tout le monde sait faire, et la tentation peut être d’en faire trop, sous la pression du « trop d’évaluation », du « faisable ». Mais il est important malgré tout de chercher à évaluer les vraies compétences, qui sont de plus en plus exigées par les enseignants aux élèves au fur et à mesure de l’évolution du cursus scolaire, l’élève devant de plus en plus faire des choix plutôt que de répondre par des procédures et de la docilité.
Une possibilité de travail, pour l’enseignant, est de bien mesurer le nombre de procédures de base que la situation va exiger. On peut au moins réclamer que la compétence évaluée ne contienne que des procédures de base qu’ils sont censés connaître, sinon il y a rupture du contrat didactique lorsqu’on évalue une situation sans en avoir enseigné certains paramètres.
« Nous avons imaginé, à Bruxelles, des évaluations qui prennent en compte cette difficulté. On fabrique des épreuves en trois phases :
– situation inédite et complexe (plusieurs procédures) dans lesquelles les élèves font « ce qu’ils peuvent ») ;
– même situation mais décomposée en sous-tâches précisées, qui exigent malgré tout de choisir la procédure de base qui convient
– exercices décontextualisés pour vérifier l’acquisition des procédures de base.
Cette démarche permet de construire un instrument d’évaluation diagnostique efficace. L’ennui est que c’est long, et que ça pose difficulté pour l’enseignant dans la classe. L’intérêt, c’est que cela leur apprend beaucoup sur les difficultés des élèves. »
Mais quelles sont les intentions des initiateurs politiques de cette prescription publique ?
« Un risque inhérent est de remplacer les compétences scolaires par des compétences immédiatement utilisables en dehors de l’Ecole. La formulation actuelle dans le Socle en France me paraît mince (même si elle ramène parfois les mathématiques à leur utilisation dans la vie quotidienne), contrairement au référentiel québéquois, qui fait sans arrêt la correspondance avec la vie courante, au risque d’évacuer la puissance interprétative du monde que fabrique le rapport à la connaissance disciplinaire). »
Les politiques qui fabriquent des référentiels de compétences acompagnent souvent leurs textes d’intentions qu’on peut décortiquer :
– Faire plus de lien entre l’Ecole et la société en introduisant des compétences extra-scolaires (c’est explicite au Québec, confronté au décrochage massif des élèves du secondaire aspirés par le monde du travail). Or, les savoirs scolaires, c’est l’intelligibilité du monde, pas l’inverse. La « motivation » par la référence à l’extra-scolaire n’est que peu mobilisatrice pour l’activité intellectuelle.
– Résister à une certaine « inflation des savoirs » qui amène l’école à être saturée dans la tentative de transmettre le patrimoine des connaissances humaines. Certains peuvent être tentés de chercher à transmettre d’hypothétiques « capacités intellectuelles » pour apprendre à apprendre… C’est une idée noble, mais elle débouche presque inévitablement sur l’idée fantasmatique de « compétence générale », de pouvoir acquérir des instruments intellectuels détachés des objets de savoir. Les outils issus de la pensée de Feuerstein et de la Garanderie sur le PEI ou l’éducabilité cognitive doivent être discutés…
– La volonté de mieux évaluer, d’une manière plus objective, en partant de l’idée simple : « qu’est-ce qu’on veut qu’ils sachent tous faire à l’issue d’un cycle d’apprentissage ». La volonté de fixer à l’échelle nationale un «minimum commun », qui touche à un très ancien problème lié à la démocratisation de l’école. On introduit l’idée que l’obligation de résultat est à prendre en compte, le Socle étant la mise en forme de l’objectif.
– Intention proclamative : quand les responsables ont le sentiment que l’école ne réussit pas à constituer du lien social (fantasme de politique !), on cherche un moyen de le reformuler publiquement des valeurs, des objectifs. Je pense que c’est un des objectifs du Socle en France. Dans certains pays, moins unifiés, ce peut être aussi un moyen de faire sens commun, de réguler, dans des systèmes balkanisés comme la Belgique.
– Dans certains milieux, on peut avoir l’idée qu’en introduisant la notion de compétence, on peut pousser les enseignants qui ne le font pas déjà à décortiquer les activités qu’ils donnent à faire aux élèves, les aider à se mettre au clair sur ce qu’est une activité d’enseignement…
– « Je ne partage pas l’analyse de ceux qui n’y voient que l’émergence du discours ou d’une idéologie néo-libérale ». La notion de compétence dans l’univers du travail est effectivement dérégulatrice, par rapport aux recrutements par diplôme. Mais dans le champ de l’éducation, notamment primaire, le terme est plutôt régulateur que dé-régulateur.
« Ne laissons pas la notion de compétence aux employeurs. La compétence vient du monde judiciaire, c’est ce sur quoi on est en droit de juger… La savoir, c’est une compétence. »