Dominique Glasman : « L’accompagnement scolaire réinterroge forcément l’Ecole, et le sens du travail scolaire hors de l’Ecole ».
Dominique Glasman est professeur de Sociologie à l’Université de Savoie. Il a collaboré à de nombreuses enquêtes et rapports sur la question de l’aide et de l’accompagnement scolaire.
Que pensez-vous des nouvelles mesures d’accompagnement scolaire préconisées par le ministère dans les collèges ZEP (activités culturelles, sportives, aide aux devoirs) ?
Ma réaction première est favorable. Je ne peux pas dire le contraire avec ce que j’ai écrit sur la question. Il faut voir dans quelles conditions ça va être fait. Si c’est pour mettre des personnes à disposition des élèves pour travailler, j’ai tendance à dire « bravo ».. Je ne pense pas que ça va se mettre en concurrence avec ce qui existe déjà. Les chefs d’établissements, pour autant qu’ils aient les moyens de la faire, et qu’ils aient les personnels volontaires, peuvent être très ingénieux dans leurs propositions d’organisation, et sont capables de faire très bien…
L’accompagnement par des enseignants, c’est positif ?
La difficulté pour les enseignants est d’arriver à entrer dans la logique de leur collègue, de résister à la tentation de dire « moi, je n’aurais pas expliqué comme ça ». Paradoxalement, alors même qu’ils sont compétents et ont donc une manière de présenter les choses qui peut être utile à l’élève aidé, il faut aussi qu’ils comprennent la logique du collègue, pour aider l’élève à faire son devoir comme l’a demandé l’enseignant de la classe
Vous citez un élève qui vous dit : « Il y a des choses que je comprends en classe, mais plus quand je reviens à la maison »…
C’est très important. La difficulté, pour tout le monde, c’est de passer de la théorie à la pratique. On peut avoir compris le théorème, mais après, comment s’en empare-t-on ? Quand l’élève a un problème à faire, il ne sait pas par où le prendre, si la manière de poser le problème, de le résoudre, n’a pas été envisagée et préparée avec l’enseignant. Certains enseignants le font, mais sans doute que nombre d’enseignants jugent qu’il n’en n’ont pas le temps, qu’ils sont pris par le programme. Peut-être en effet qu’il faut s’interroger sur le temps qu’on peut prendre, en classe, au moment où on donne les devoirs, pour montrer comment on peut faire.
Rochex rappelle l’ambiguïté des devoirs : se mettre en règle, ou comprendre ? Ce qu’on demande à l’élève est ambigu ?
J’irais sans doute moins loin que mon ami Rochex là-dessus. C’est mieux si on est au clair de ce qu’on attend des devoirs, mais je ne pense pas qu’il soit très grave que, de temps en temps, on s’acquitte de ses devoirs un peu mécaniquement. Parce que pour un jeune, le sentiment d’être « en règle » avec l’école, ce n’est pas rien. Ce qui serait gênant, c’est si systématiquement, le devoir était fait « avec la main, mais pas avec la tête ». Là, Rochex a raison.
« Il faut apprendre à faire, montrer, pas seulement faire le « mathémagicien »…
Vous écrivez que l’école n’apprend pas assez à faire ce qu’elle demande ?
Pour apprendre à faire intelligemment et efficacement ses devoirs, sans y passer des heures, il faut leur apprendre, en classe. Les études dirigées inventées par Bayrou visaient à apprendre « comment travailler pour l’Ecole » pendant le temps scolaire. Je pense que c’est important. Nombre d’enseignants ont l’impression de ne pas avoir le temps de faire le programme, donc on accorde peu de temps à la préparation des devoirs. On arrive à la fin de l’heure et on dit « pour la prochaine fois, vous ferez l’exercice 7 et 9 ».
Du coup, l’enfant qui comprend mal la consigne, qui n’a pas vu comment faire, est perdu. C’est comme si un moniteur de ski disait « vous vous appuyez sur le ski avant, vous posez le bâton comme ça, et vous déclenchez votre virage »…On serait choqué qu’il ne montre pas, avant de demander à l’enfant de faire. Pour l’enseignant, je pense que c’est assez similaire : il faut montrer comment faire. On voit des enseignants demander de « faire un commentaire », mais de nombreux élèves ont le sentiment de « ne pas avoir appris » à faire un commentaire. L’enseignant, lui, a sans doute pourtant, à un moment, expliqué comment on devait faire. Mais il est vraisemblable que cela ait été un peu noyé dans un flot d’informations qui fait que certains élèves persistent à avoir le sentiment de ne pas savoir comment s’y prendre.
Finalement, parler de l’accompagnement scolaire, cela nous amène sur le cœur de l’Ecole, la classe ?
Oui. L’accompagnement scolaire réinterroge forcément l’école. Je me souviens d’un chef d’établissement de la banlieue grenobloise, le collège Gérard Philipe de Fontaine, qui était parti du constat que certains élèves ne faisaient pas leurs devoirs. Il avait organisé un cycle de travail avec les parents et les professeurs, au cours duquel chacun avait dit aux autres comment il vivait ce problème. Cela avait conduit les enseignants à se poser nombre de questions sur « mais au fait, pourquoi on donne des devoirs ? qu’est-ce qu’on en attend ? Qu’est ce que ça suppose que les élèves sachent faire ? Qu’est-ce que ça suppose qu’on fasse en classe pour leur apprendre ? » Ils avaient fait tout une remontée vers l’amont des devoirs. Ca avait été très fécond.
C’est déjà bien que dans l’école, une structure spécifique prenne en charge l’aide aux devoirs Mais ça sera encore plus fécond si les élèves se trouvent confrontés à un travail auquel ils ont été préparés.
Des profs de français peuvent-ils aider à faire les devoirs de maths ?
On peut voir ça sous plusieurs angles. La spécialisation ne fait pas forcément la bonne aide, au collège en tout cas : ce qui est important, c’est que les enfants voient qu’ils ont quelqu’un pour les aider, pas pour les dépanner. Reposer des questions, guider, n’importe quel prof peut faire ça. Je me souviens d’une professeur de mathématiques hors du commun, Sylviane Gasquet, qui a écrit des ouvrages remarquables, qui faisait le constat suivant : quand on résoud devant les élèves le problème qu’on leur a donné, on ne leur dit pas comment on fait… Du coup, on leur apparaît comme des « mathémagiciens ». Les questions, on les a tellement incorporées, que ça sort comme ça. Mais comment vous en arrivez là ? Quelle question vous vous êtes posée ? Pourquoi avez-vous mobilisé ce théorème ? Ce sont des habitus intellectuels, mais si on ne les décrypte pas par le menu, les élèves passent à côté.
Mais attention, un prof de français pourra difficilement aider l’élève en mathématiques, expliquer comment se passe ce cheminement, si l’élève n’a pas eu l’aide nécessaire dans le cours. L’enseignant de l’aide aux devoirs pourra peut-être alerter son collègue…
Les enseignants doivent changer leur manière de faire classe ?
Attention, en disant ça. Je sais bien que l’immense majorité des enseignants font leur travail comme ils peuvent, avec conscience professionnelle, parfois avec toute une série de pressions (hiérarchiques, ou parentales) concernant le programme, et qui leur font penser qu’ils ont fait leur travail quand ils ont fait le programme. Or, nous devrions tous, enseignants que nous sommes, nous accorder à penser plutôt qu’on a fait notre boulot quand les élèves ont appris, ont compris. Il vaut mieux avoir compris les deux tiers du programme que survolé l’ensemble. Qu’on me comprenne bien : je ne veux mettre personne à l’index, mais j’attire l’attention sur une certaine conception du travail de l’enseignant, qui s’est progressivement sédimentée avec le temps, autour d’un enseignement qui visait à préparer aux filières prestigieuses. Ce que l’Ecole doit faire, c’est apprendre aux élèves à travailler. Antoine Prost l’écrivait déjà il y a vingt cinq ans dans la Revue des Deux Mondes, en disant que le travail de l’élève n’avait à l’école ni temps ni lieu.
Je suis sûr que beaucoup d’enseignants se posent ces questions aujourd’hui. Puisque le ministère met de l’argent là-dessus, il faut peut-être saisir la balle au bond, quitte à demander d’avoir les heures suffisantes pour le faire, pourquoi pas dans leur service pour certains d’entre eux. C’est un vrai défi…
Et la suppression de l’école le samedi matin en primaire ?
Là, je suis très perplexe. On semble réguler l’école sur des logiques de classe moyenne, ceux qui partent en week-end. Quand je me penche à la fenêtre de mon laboratoire, dans le quartier populaire de la Villeneuve de Grenoble, je me demande ce qu’ils vont faire. J’entends qu’on va proposer des activités de sport dans les écoles le samedi matin. Pour autant qu’on le fasse vraiment, soit, les enfants ne seront pas condamnés à être livrés à eux-mêmes. Mais cela pose une autre question : quel sens cela peut avoir, pour des parents qui parfois ont du mal à percevoir ce qu’est la spécificité de l’école, d’envoyer des enfants à l’école pour faire autre chose que l’Ecole ? C’est toute une conception de la formation des enfants…