C’est un des ouvrages phares de la rentrée et certainement un des plus utiles. Simplement parce que « Pédagogie : le devoir de résister », nous apporte deux choses qui manquent cruellement à l’éducation aujourd’hui : de l’espoir porté par du courage.
D’abord le courage de résister. Ecoutons P. Meirieu. « Nous avons le devoir de résister : résister à notre échelle et partout où c’est possible, à tout ce qui humilie, assujettit et sépare. Pour transmettre ce qui grandit, libère et réunit ». L’ouvrage montre l’inculture et l’incohérence des arguments des anti-pédagogues si fortement soutenus par la majorité actuelle. « En réalité la critique de la pédagogie… est un retour à la pensée magique : l’apprentissage s’effectuerait par décret, parce que les adultes le décident et que les enfants sous leur emprise légitime, n’auraient qu’à se soumettre à leurs injonctions (P. 22)… Ainsi les conservateurs écartent-ils ce qui est le problème n°1 de l’Ecole : comment enseigner à ceux qui ne veulent pas apprendre ? Une posture qui renvoie directement à un projet politique et social.
Car la grande force de l’ouvrage de P. Meirieu c’est justement de lier le projet pédagogique à une vision sociale et politique, celle de l’émancipation. La pédagogie c’est justement ce qui permet de lier la transmission à l’apprentissage de la liberté. C’est parce qu’elle est porteuse de liberté, fondatrice de démocratie, qu’elle doit être défendue. Une vision qui mérite d’être explicitée à travers un entretien avec P. Meirieu.
Le titre même de l’ouvrage en donne le ton. C’est sans doute votre livre le plus combatif. Nous ne sommes plus dans la proposition (comme dans l’ouvrage de septembre 2006). Vous parlez « d’urgence pédagogique » et de résistance. Qu’est ce qui justifie cette mobilisation à vos yeux ?
Dans Ecole : demandez le programme, paru l’an dernier, je tentais de présenter – avec la participation des internautes du Café pédagogique, des perspectives pour notre système scolaire. Je croyais, un peu naïvement sans doute, que les campagnes électorales de 2007 permettraient d’aborder sérieusement les problèmes éducatifs… Il n’en a rien été. On a traité la question – certes décisive – de la carte scolaire, mais sans réfléchir, en profondeur, sur ce qui, en amont, pouvait être déterminant : pourquoi certains parents veulent-ils fuir leur secteur ? Que recherchent-ils ? Comment faire pour stabiliser des équipes et assurer la mixité sociale dans les établissements sensibles ? En matière pédagogique, nous avons eu une inflation de lieux communs sur le nécessaire retour au « bon sens » et à l’autorité. Bref, avec des gradations et sur différents registres, on nous a décliné toujours le même discours : la liberté entre les établissements et l’autorité dans les établissements. Pourtant, de vraies propositions ont existé, ici ou là, mais elles ne sont pas passées dans le débat public…
Aujourd’hui, je crains vraiment qu’on s’enferre dans le déni du pédagogique. Je crains que s’impose un mélange de technocratie et de libéralisme qui occulte les questions de fond : pourquoi ce désintérêt de nombreux élèves pour le travail scolaire ? Pourquoi cette difficulté à les faire travailler de manière attentive et concentrée ? Pourquoi cette perte de sens de notre institution éducative ? Et plus globalement : mais que fabriquons-nous avec notre jeunesse ? Or, cette question, qui fut et reste la question centrale des pédagogues, me paraît relever d’une véritable urgence. Si nous ne nous saisissons pas de ces problèmes et si nous ne parvenons pas à montrer qu’on peut les traiter par l’éducation, ils seront traités par la sélection, la contention, la mise en place d’automatismes, la réduction des élèves à des chiens de Pavlov.
C’est au nom de principes permanents que vous défendez la pédagogie. Et d’abord au nom de valeurs éthiques. Vous écrivez « il me semble important de mettre clairement en débat nos valeurs et d’afficher tout aussi clairement que les inventions pédagogiques ne peuvent être déduites d’affirmations scientifiques ». Ce qui fonde la pédagogie ce n’est pas son efficacité ? C’est la promotion d’un idéal politique ?
Ce qui fonde la pédagogie, c’est l’éducation de la liberté. L’objectif, ce n’est pas d’abord l’employabilité des élèves (même si, évidemment, c’est quelque chose dont nous devons avoir le souci), c’est d’abord la possibilité donnée à un être de se poser comme sujet. De se mettre en jeu dans ses activités, de ne pas être manipulé, réduit à un simple consommateur qu’il faut séduire et dont il faut flatter en permanence les pulsions les plus archaïques. Cet objectif, qui fut toujours l’obsession des pédagogues, devient aujourd’hui d’une terrible actualité. Et je prononce le mot « terrible » dans son sens propre : notre monde est, en effet, en passe d’être complètement piloté par la machinerie médiatico-commerciale… qui, précisément, à tout intérêt à ne pas avoir en face d’elle des sujets libres, mais des enfants scotchés aux écrans et manipulables par la publicité.
Mais comment concilier la transmission des connaissances et l’émancipation des enfants ? N’y a t il pas contradiction ?
Il y a une tension féconde. En pédagogie, en effet, tout est affaire de tension : entre la prise en compte des intérêts des enfants et l’imposition de ce qui est « dans leur intérêt ». Entre la nécessaire imposition des règles et la tout aussi nécessaire formation des élèves à légiférer progressivement eux-mêmes. Entre la transmission de savoirs, sans lesquels la liberté des élèves serait une liberté du vide, et l’émancipation dans l’acte même de cette transmission, sans laquelle l’éducation se réduirait à l’inculcation. Transmettre en émancipant, c’est possible. Ferdinand Buisson et Henri Marion l’expliquaient déjà : la démarche expérimentale, la recherche documentaire sont de bons moyens pour cela. Le pédagogue est celui qui refuse de se laisser enfermer dans les apories traditionnelles, les lieux communs du « ou bien… ou bien… » : ou bien les savoirs, ou bien l’émancipation. Il avance sur deux pieds, le moins mal possible…
Pensez-vous qu’il faille, en France, une charte éthique des enseignants, comme il y en a dans d’autres pays ou, en France, pour d’autres professions publiques ? D’ailleurs pourquoi n’y en a-t-il pas ?
Je crois qu’il n’y en a pas parce que, pendant longtemps, les choses allaient de soi. Mais je crois qu’il serait intéressant de réfléchir aujourd’hui à cette question. Face à l’éclatement des références, il pourrait y avoir un texte qui stabilise des principes fondateurs. J’y verrais un immense avantage : fournir une base pérenne qui reste valable indépendamment des changements de majorités et de ministres. Le passé tout récent nous a montré à quel point, sur des questions pédagogiques essentielles, les foucades d’un ministre peuvent déstabiliser le système. Ce n’est pas normal. Les valeurs de l’école de la République transcendent les alternances… Mais vous voyez bien, tout de suite, la difficulté à établir une telle charte : il faudrait une démarche de travail d’une rigueur exemplaire.
Vous réglez des comptes avec les traditionalistes en expliquant qu’ils ne sont pas anti-pédagogues mais anti-démocrates. Mais vous critiquez aussi la sociologie de l’éducation. Là on a plus de mal à vous suivre. N’a t elle pas considérablement fait avancer la connaissance et aussi la réflexion sur l’Ecole ? N’est-elle pas une alliée dans le combat pour la démocratisation de l’école ?
Je ne critique pas la sociologie de l’éducation, dont les travaux sont très importants et les apports décisifs. Je regrette une certaine hégémonie de la sociologie. Comme le disait déjà le philosophe Eric Weil, les actions humaines ne relèvent de la sociologie qu’a posteriori et les constats de la sociologie ne restent valables que pour autant que les comportements des hommes ne changent pas.
Aujourd’hui, nous avons, en France, la chance d’avoir quelques sociologues qui prennent en compte ce phénomène et nous fournissent de précieuses informations sur les effets différenciés des comportements éducatifs. Mais, néanmoins, l’approche sociologique ne peut, à elle seule, permettre d’entrer dans l’intelligibilité de l’acte éducatif. Je regrette, pour ma part, que la psychologie – longtemps dominante en éducation – voit sa place si réduite, y compris sur des questions aussi essentielles que l’attention ou la mémoire. Je regrette la marginalisation des approches cliniques. Je regrette que plus personne, ou presque, ne travaille sur les questions éducatives en partant de la littérature ou du cinéma. Je regrette que la formation philosophique des maîtres soit parfois réduite à des généralités, utiles, mais insuffisantes, sur Kant et Condorcet… Je regrette tout ce qui réduit l’éducation à une juxtaposition de données en oubliant la question du sujet et celle du désir. Je reste convaincu que, comme le disait Sartre, on n’atteint pas plus ce qui fait l’intentionnalité d’un sujet en entassant des informations de toutes sortes qu’on n’atteint l’unité en ajoutant des 9 à la droite de 0,99. En tant que pédagogue, ma préoccupation fondamentale est celle du sujet et, dans ce dernier livre, je consacre une partie – centrale à mes yeux – à ce que je crois plus que jamais indispensable : « instituer l’élève sujet ».
Par contre, vous ne dites rien de l’influence croissante des neurosciences dans le débat pédagogique. Pourtant on a vu, dans le débat sur le calcul, tel chercheur évoquer la théorie de la connaissance mathématique innée et, du coup, tel ministre imposer les quatre opérations dès la maternelle. On a entendu de respectables savants gloser sur la grammaire comme constitutive du cerveau. N’assiste on pas à des dérapages fâcheux sur ce terrain ?
J’évoque l’utilisation qui est faite des sciences cognitives, soit pour typologiser et enfermer les enfants dans des catégories, soit pour les réduire à une machine computationnelle. C’est plus qu’un dérapage, c’est une perspective effrayante… Cela dit, les sciences cognitives peuvent éclairer et permettre de comprendre certains phénomènes, mais elles sont, me semble-t-il, assignées à la modestie. Modestie nécessaire autant pour des raisons épistémologiques et scientifiques – l’écart entre la machinerie cérébrale et la pensée – que pour des raisons politiques : l’usage que pourraient en faire d’habiles manipulateurs…
Est-on vraiment dan une situation qui impose de « résister » ? A quoi ?
Je crois que la situation impose de résister simultanément à deux choses : d’une part à la déferlante des images sidérantes et à la mondialisation du caprice. Il faut résister au zapping généralisé, à la montée de l’insignifiance médiatique, à l’idéologie du maillon faible, au triomphe de la publicité, à l’immédiateté et au tout-tout de suite. Le libéralisme se caractérise aujourd’hui par ce que Bernard Stiegler nomme justement « le capitalisme pulsionnel » et qui est complètement à l’inverse de cette émergence du sujet pour laquelle nous travaillons en éducation. Y résister est indispensable : il faut le faire dans nos classes, sensibiliser les familles à ces problèmes et militer aussi, en tant que citoyens, pour que des questions comme celle de la télévision soient l’objet d’un véritable débat public… Qui proteste quand on supprime les génériques de fin dans les dessins animés afin de mieux scotcher les enfants devant les pubs ? Qui a proposé qu’en France, comme dans quelques pays un peu plus lucides que nous, on interdise la publicité un quart d’heure avant et un quart d’heure après les émissions pour les enfants ? Qui pose ces questions ? Presque personne !
Mais il faut aussi, simultanément, résister aux sirènes de l’autoritarisme de la contention. Face aux comportements d’élèves de plus en plus « excités », « difficiles à tenir », comme on dit, la tentation est grande de se rabattre sur la camisole chimique, la répression brutale ou le renoncement à éduquer. Il faut résister à cela et remettre la pédagogie au centre de nos réflexions et de nos pratiques. Henri Maldiney, un philosophe, clinicien et homme de Lettres lyonnais, définissait l’éducation comme « l’inversion de la dispersion ». Jamais une telle définition n’est apparue autant d’actualité. Mais, pour y parvenir, il ne suffit pas de rester dans l’exhortation. Il faut penser la classe autrement. La penser, justement, pour l’émergence du sujet et la construction de l’intentionnalité. Je m’efforce, dans ce livre, de donner des outils pour cela. Je renvoie aussi aux « pédagogues historiques », souvent injustement oubliés et décriés, qui ont, dans ce domaine largement défriché le terrain. Il serait temps d’aller les revisiter…
Philippe Meirieu
Entretien : François Jarraud
Le dernier livre de P.Meirieu :
Philippe Meirieu, Pédagogie : Le devoir de résister, ESF, Paris, 2007, 128 pages.
A lire : le compte-rendu de P. Frackowiak
http://www.meirieu.com/LIVRES/noteplddr.htm
Site de Philippe Meirieu :
Site de CAP CANAL, une « télévision pour l’éducation » dont Philippe Meirieu est le responsable pédagogique :