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Entretien avec Dan Sperber Passer le baccalauréat représente aujourd’hui pour beaucoup de jeunes une étape importante de leur parcours scolaire, tout comme recevoir régulièrement le bulletin scolaire. Mais pour beaucoup d’entre eux le parcours de vie va largement relativiser l’importance de cet examen et des ces notes et appréciations. Le développement des usages des TIC aussi bien dans le système scolaire qu’en dehors semble indiquer que l’accès aux ressources d’information et de formation va s’ouvrir de plus en plus directement aux utilisateurs. Ainsi quel pourrait être le devenir d’un examen ou d’un devoir dans un contexte où il aurait comme mérite principal (et peut-être le seul) de couper le jeune de toutes les sources directes d’information pendant une durée précise pour lui permettre de s’affronter » nu » à sa solitude d’apprenant devant la feuille de papier ? Mis dans cette situation, qui semble si artificielle à ceux qui sont constamment reliés au monde environnant par les diverses technologies de l’information et de la communication, les jeunes comprendront-ils encore le sens de cette modalité d’évaluation qui pour beaucoup relève davantage d’un rite de passage que de la vérification d’une véritable compétence ou de la maîtrise d’un socle de connaissances ? L’exemple de l’écart entre l’épreuve de mathématique et informatique de la classe de L et l’enseignement qui y est proposé semble très illustratif de ce décalage grandissant entre un système certificatif, le mode de construction des connaissances et le réinvestissement des acquis de la scolarité dans un parcours de vie. D’une part l’épreuve aura lieu sur table et n’utilisera pas les ordinateurs, d’autre part les jeunes auront obligatoirement utilisé ces outils pendant leur scolarité. En d’autres termes que construit-on au cours d’une scolarité qui mérite d’être l’objet d’un contrôle certificatif en cours et à la fin de celle-ci ? Mais aussi ne construisons nous pas dans nos enseignements de nombreuses autres connaissances et compétences qui mériteraient d’être contrôlées dans un examen ou tout au moins d’être réellement évaluées ? Que penser des enseignants qui aident ainsi ces élèves soit bénévolement, soit avec rémunération ? Un ancien ministre de l’éducation avait fustigé ces attitudes qui selon lui faisaient le lit du consumérisme scolaire (pour ce qui est payant) et de l’inégalité des chances (pour ce qui est de l’accès aux ressources TIC, la fameuse fracture numérique). Avoir recours à une aide externe aurait été le signe d’une insuffisance du système interne. C’est ainsi qu’un des arguments pour le déploiement des TIC dans l’école s’est construit et continue de se construire. Mais ces enseignants semblent aussi donner le signe d’un renouveau : renouveau de la relation enseignant apprenant, renouveau d’un rapport au savoir, renouveau de l’espace et du temps de l’apprentissage et de la relation pédagogique. Ces enseignants n’ont peut-être pas situé cette pratique dans un tel contexte, mais l’observation de ces pratiques semble l’indiquer. D’un coté des pratiques de vie, d’un autre coté des outils au service du contrôle des connaissances. Or les TIC introduisent dans la vie quotidienne des jeunes et des adultes de nouvelles dimensions qu’il me semble nécessaire d’explorer même si elles sont en pleine évolution. Non prises en compte dans une épreuve (et pourquoi le seraient-elles ?) elles constituent cependant des références dans la relation au monde qui nous entoure. On peut penser que celui qui arrive en fin de scolarité est capable de prendre en compte ces dimensions si elles sont si importantes à la vie sociale même si elles ne font pas l’objet d’une évaluation formelle. Au cours des derniers mois, une observation attentive des pratiques a permis de dégager trois dimensions qui s’imposent peu à peu dès que l’on essaie d’analyser la valeur éducative des usages des TIC 1 – La relation entre le lecteur et l’auteur Les TIC introduisent désormais un souplesse extraordinaire dans la relation que l’auteur peut entretenir avec le lecteur. De la distance totale – l’auteur met son texte en ligne sur Internet sans s’occuper de son lectorat – jusqu’à l’inversion des rôles – l’auteur fait tout pour que le lecteur devienne lui aussi auteur de contenus. Pour accompagner ce mouvement il semble nécessaire que les jeunes développent la capacité à produire des documents de diverses natures, du texte simple au document multimédia. Sans aller jusqu’à l’expertise que demande la conception de certains produits, il existe un ensemble de codes d’écriture qui déterminent celle-ci. Les spécialistes de l’éducation aux médias le savent bien pour les médias traditionnels. Ici la possibilité est rendue au spectateur de devenir lui aussi auteur, c’est à dire une autre façon d’utiliser l’information . La capacité à être acteur » avec » l’information englobe l’ensemble de ces compétences qui permettent une expression dans ce nouveau contexte. Certains jeunes l’ont saisi avec les fanzines et les journaux de classe d’autres s’en sont emparés avec leur site web personnel. En apprenant à lire et à écrire avec les outils à leur disposition les jeunes s’approprient ce qui est déjà pour certains la marque d’un pouvoir, pour d’autre la marque d’une libération. Au delà c’est aussi toute la mesure de la valeur de l’expression, de la valeur de la parole mise en public sous quelque forme que ce soit. 2 – La relation entre l’individuel et le collectif L’unité et l’unicité de la personne alimentent aisément l’image d’isolement que peut procurer l’usage de l’ordinateur. L’individualisme est souvent présenté comme une évidence que renforcerait certaines pratiques informatiques des jeunes. Dès la mise en réseau sur Internet, les jeunes utilisateurs mettent à mal cette image par des pratiques d’échange, parfois risquées. Pris entre l’isolement de son parcours de vie et la concurrence à laquelle une société comme la notre incite souvent, les outils peuvent prendre des sens divers. La capacité à intégrer des réseaux de mutualisation devient rapidement une ressource essentielle pour dépasser les premières évidences de l’isolement. En effet l’exercice solitaire et formel de l’examen pourrait encourager la solitude, la concurrence, voire même la tricherie, et d’aucuns n’y échappent pas. La possibilité de travail collectif permet de renouveler ce rapport au monde. Passer de l’individuel au collectif est une possibilité, pas une obligation. 3 – La relation entre mon territoire et le sens de la vie Le développement des communautés d’intérêts peut aussi renforcer le développement d’une culture du territoire. Certaines de ces communautés peuvent aussi être à la base de sentiments identitaires très forts. Dans la mesure où les TIC offrent aussi bien la possibilité de s’ouvrir au monde que de construire un territoire au sein de petites communautés, il devient essentiel de permettre une réflexion sur cette question. Comment un jeune peut-il percevoir la proximité humaine au travers d’outils qui ne sont pas a priori humanisants ? Donner la possibilité d’échanger avec les autres au travers du monde entier, c’est aussi donner la possibilité de rechercher des semblables. Si l’usage des TIC ne proposait que des communautés de semblables, on verrait alors disparaître le débat, la confrontation. Certaines évolutions récentes sur le réseau ont montré que l’on avait davantage tendance à rechercher sa corporation que d’accepter les échanges. Certes dans un monde perçu comme de plus en plus menaçant pour l’individu (mondialisation qui informe les salariés de leur licenciement par mail) les TIC pourraient être mises au service de la constitution de territoires exclusifs et excluants. Permettre au jeune de mesurer le rapport entre le territoire dans lequel il évolue et l’ensemble du monde dans lequel il se construit, c’est permettre une autre appropriation du monde. Les TIC peuvent aussi participer de cette construction dans la mesure où lire écrire et échanger peuvent ne plus s’arrêter aux frontières du territoire dans lequel on vit. Encore faut-il que l’école elle même ne soit pas un territoire excluant. Articuler les » rituels scolaires » et la construction d’un monde n’est pas aliéner l’école au monde environnant, c’est au contraire tenter en permanence de mettre en correspondance une histoire et le contexte de son développement. Les TIC s’insèrent actuellement dans l’école pour nous questionner sur notre capacité à relier la dimension historique de notre culture et le devenir de notre société. La responsabilité des adultes est entière et les choix qui sont faits rendront possible ou non un usage maîtrisé des technologies de l’information et de la communication. Au risque de continuer à faire des contrôles de connaissances qui auront de moins en moins de sens au lieu de réfléchir véritablement à une évaluation qui prenne en compte les nouveaux modes d’intégration du monde que nous proposent les TIC. Bruno Devauchelle Cepec
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