Le pilotage, gadget de technocrates ?
Au cours du XX° siècle, le fonctionnement du système éducatif a tendu à se spécialiser en deux pôles quasiment cloisonnés l’un par rapport à l’autre. D’un côté, l’administration de l’éducation polarisée sur les questions matérielles (« le gîte et le couvert ») et d’organisation ; de l’autre, la pédagogie et la gestion des enseignants considérées comme des domaines réservés aux corps d’inspection (et en particulier à l’inspection générale) et aux enseignants eux-mêmes.
Cette tendance reste encore fortement ancrée dans la culture du système, même si elle a d’abord été ébranlée dans les années 1960/1970 avec la croissance du nombre des enseignants (leur gestion devient administrative) puis surtout bouleversée avec la décentralisation, la déconcentration et l’autonomie mises en place dans les années 1980.
Avec celles-ci en effet, les fonctions des responsables administratifs (recteurs, inspecteurs d’académie, secrétaires généraux, chefs d’établissement) changent de nature. Leur champ traditionnel (« le gîte et le couvert ») passe progressivement aux collectivités locales, tandis que par déconcentration celui-ci s’ouvre à la fois aux questions pédagogiques, administratives et financières. Les responsables sont désormais à la croisée de l’administration et de la pédagogie. On attend d’eux, qu’ils soient les porteurs d’objectifs pédagogiques et éducatifs, mobilisant à cette fin, les moyens administratifs et financiers dont ils disposent, faisant travailler, en convergence, tous les personnels, administratifs ou pédagogues. En somme, on fait plus appel à leur charisme personnel et à leurs compétences professionnels qu’à leur statut institutionnel. Les chefs d’établissement, en particulier, se ressentent souvent comme coincés entre le marteau et l’enclume, chargés de faire passer les régulations budgétaires liées aux retraits d’emplois sans pour autant bénéficier d’une marge de manœuvre pour les projets qu’ils souhaitent mettre en œuvre.
Les méthodes traditionnelles de fonctionnement, cloisonnant vie administrative et fonctionnement pédagogique, se révèlent de plus en plus inadaptées à gérer les projets, les dynamiques locales, l’impulsion des politiques éducatives.
Quels types de pilotage ?
Elles sont sommées de laisser place, peu à peu, à de nouvelles méthodes qui mettent en jeu des compétences à piloter une unité territoriale. Ces compétences sont déterminées par le type de pilotage qu’il s’agit de développer. Afin d’en finir avec les frictions et incompréhensions qui peuvent subsister aujourd’hui dans les prérogatives des uns et des autres -chacun voulant évidemment préserver ses champs de pouvoir et d’intervention, tels que ses prédécesseurs lui ont légués en héritage…- il est sans doute nécessaire de clarifier quel type de pilotage chaque responsable aurait à développer et sur quelle unité territoriale.
Les propositions ne manquent pas et notamment le rapport établi par l’inspection générale sous la direction de Claude PAIR en 1998 : « Rénovation du service public de l’Education nationale : responsabilité et démocratie ». Les constats établis illustrent les conséquences des évolutions ici évoquées et les propositions sont en cohérence avec une volonté de maîtrise des moyens et d’objectifs de résultats. Son intitulé explique peut-être pourquoi ce rapport a été si peu utilisé : les choix politiques et démocratiques n’ayant pas été clarifiés, la régulation du fonctionnement du système éducatif français n’en est-elle pas quelque peu obérée?
On n’a toujours pas clairement choisi, dans le système éducatif français, comment les différents types de pilotages en vigueur pouvaient coexister :
– pilotage par les normes et le respect des procédures, qui renforce les hiérarchies et le contrôle de conformité ?
– pilotage par les valeurs et les finalités (le système fonctionne si ses personnels adhèrent aux valeurs de l’institution)
– pilotage par les objectifs et les résultats : on ne se centre pas sur les procédures, mais sur leur résultat (que savent les élèves ?).
Evaluer les résultats de l’Ecole ? Mais quels résultats ?
La transmission des connaissances, la préparation à la vie professionnelle, la formation du futur citoyen et la contribution à la réduction des inégalités sont les quatre objectifs assignés traditionnellement à l’Ecole. Devant des missions aussi larges, savoir si l’école « remplit sa mission » devient une gageure, surtout quand la société charge chaque année la barque de ce dont l’Ecole doit s’occuper : prévention routière ou éducation au goût n’en sont que de récents avatars…
Bien des paramètres empêchent d’avoir des informations fiables : ni la notation ni les taux de réussite au bac ne disent grand chose sur ce que savent exactement les élèves. Et quand les facteurs sont si nombreux (type de publics, type d’organisation, type de management, moyens…), difficile de faire la part des choses sur l’importance relative de chacun. Le Rapport annuel de la Cour des Comptes souligne la qualité des éléments recueillis au fil du temps par l’éducation nationale, mais insiste aussi sur les difficultés d’exploitations objectives à la fois sur les données quantitatives ou qualitatives collectées et à la fois sur le rapport de ces données avec les objectifs tels qu’ils sont exprimés quantitativement ou non.
Alejandro TIANA-FERRER (Pilotage par les résultats et amélioration de l’éducation, revue Administration et Education, N°98 de 203, souligne par ailleurs :
«… la question portant sur les résultats de l’apprentissage des élèves n’est pas identique à celle portant sur les réussites d’une école et encore moins sur les résultats d’un système éducatif dans son ensemble. Même si ces trois niveaux sont liés, il est nécessaire de les différencier de manière adéquate». Il ajoute qu’ « une seconde difficulté réside dans la définition même des résultats de l’éducation. En principe, il paraît évident que ceux-ci doivent avoir une relation avec les objectifs que chaque système éducatif établit pour ses citoyens. Mais une réponse aussi générale se révèle insuffisante pour définir avec précision quels résultats doivent être mesurés et comment doit se faire l’évaluation ».
« L’absence de distinction correcte est à l’origine de certaines erreurs commises en utilisant, par exemple, des épreuves diagnostiques prévues pour évaluer un système éducatif, pour établir des classements d’établissements ou en tirer d’autres conclusions du même ordre. » nous dit A. TIANA-FERRER. Il souligne avec raison que si les résultats des apprentissages des élèves sont étroitement liés aux réussites d’une école et aux résultats du système éducatif, l’analyse des résultats, les indicateurs à utiliser ne sont pas identiques.
Les premières publications des résultats au baccalauréat des établissements ont montré, il y a quelques années, les dérives possibles : une sélection des élèves au niveau de la seconde pour assurer les performances attendues, ou des comparaisons entre établissements qui induisent des stratégies d’évitement développées par les parents d’élèves à l’adresse de certains établissements.
Et les moyens ?
Lise DEMAILLY (2003) affirme en outre que « L’obligation de résultats ne peut pas fonctionner sans obligation de moyens ». Elle souligne que si l’obligation de résultats peut être impérative pour les politiques et les hauts cadres chargés de la mise en œuvre d’une politique éducative, elle n’est nécessairement qu’incitative à l’adresse de l’ensemble des acteurs du système éducatif. D’où la nécessité de coupler cette obligation de résultats à une obligation de moyens, dont la norme n’est pas uniquement quantitatif, mais a pour objet les moyens de l’action.
Identifiant trois dérives de l’obligation de résultats et formulant celles de l’obligation de moyens enregistrée dans les années 70-90, elle propose l’instauration d’un couplage des deux. En effet, il est pour elle nécessaire d’éviter :
– Le développement d’une concurrence entre les différentes unités d’un même niveau du système (« éducation à plusieurs vitesses, ghettos, effondrement de la qualité de l’enseignement, conditions matérielles déplorables dans certains établissements, dégradation de la socialisation dans tous les établissements par diminution de la mixité sociale. »)
– Le développement de « dérives curriculaires » des enseignements centrés uniquement sur les savoirs et sur les résultats aux examens. Elle souligne que cette tendance est induite par l’ambiguïté du terme « résultats ».
– la possible « technicisation » de l’acte pédagogique sous couvert de viser une amélioration des résultats ;
Afin de lutter contre l’irresponsabilité, la routine, le report des fautes sur un tiers (l’élève, les parents, les collègues ou l’administration), Lise DEMAILLY propose de clarifier les résultats attendus à chaque niveau, de développer les incitations et de clarifier les moyens nécessaires aux actions. La proposition est d’autant plus pertinente qu’elle clarifie les responsabilités de chacun. Pour les enseignants l’obligation de résultats alors passe par :
« – une obligation d’attention aux effets du comportement pédagogique,
– un sentiment de responsabilité individuelle par rapport à ce qui se passe immédiatement (dans l’acte éducatif) et comme processus dans la classe et l’établissement,
– une recherche de solutions ou de nouvelles manières de faire quand les effets de l’action sont non désirables,
– un sens de la part prise dans les responsabilités collectives (au niveau de l’établissement) et de l’évolution du système éducatif. »
La LOLF, nouveau cadre de pilotage ?
« Au sein des hiérarchies bureaucratiques, l’obligation de résultat est le valet de pique : on se le repasse d’étage en étage pour se défausser des ses responsabilités, de haut en bas » explique Lise Demailly lorsqu’elle tente d’évaluer les politiques mises en œuvre dans les académies. Force est de constater qu’on assiste à une crise dans la mise en œuvre du pilotage par les cadres intermédiaires (recteurs, IA, corps d’inspection) : « l’idéalisme administratif qui pense qu’il suffit de répéter jusqu’à la défaite des résistances au changement ». Elle cite en exemple le « contrat de réussite, trop lourd et impliquant que les personnels aient déjà une culture de l’évaluation et du pilotage par les résultats, qui provoque bureaucratisation, démobilisation des personnels ». Il semble que faute d’articuler tous les éléments d’un pilotage efficace (recueil d’indicateurs partagés permettant de faire réellement un état de la situation crédible pour tous les partenaires, accompagnement des personnels dans les établissements pour comprendre au quotidien les charges qui pèsent sur les professionnels chargés de mettre en œuvre concrètement la politique éducative…), on risque souvent de rester dans un modèle ancien, dans lequel l’autosatisfaction ou la course au pouvoir formel restent de mise… « La régulation par les résultats suppose que les enseignants sont au service des apprentissages des élèves, et que les organismes de tutelle sont à leur service dans cette tâche » explique Denis Meuret . Pas sûr que ce soit l’exacte perception que les enseignants aient de leurs cadres….
La crise ? Quelle crise ?
La réussite de tous, sans rire ?
Le risque d’une école libérale ?
Quelle formation, quel accompagnement pour les enseignants ?