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Le suivi des élèves relève d’une des missions fondamentales du Conseiller principal d’Education (CPE), il est clairement inscrit dans la circulaire du 28 octobre 1982. Ce suivi nécessite du temps, de l’engagement, de l’énergie, et s’il se veut efficace, il n’échappe plus à personne, qu’il doit s’appuyer sur un travail d’équipe étroit. Le CPE ne suit pas seul, il utilise les connaissances, les représentations, l’évaluation que formulent notamment les enseignants mais aussi les autres catégories. Il s’appuie aussi sur leurs compétences spécifiques, par exemple, le CPE s’associe à l’infirmière pour assurer un suivi porteur d’un élève en situation de maladie physique ou psychique. Chacun dans son domaine, en respectant les compétences de l’autre enrichit le suivi, le conforte, le vivifie. Cette richesse issue de l’addition et surtout par la synergie des énergies, des perceptions, des conceptions, des connaissances peut effrayer mais finit toujours, si l’on prend le temps de l’expliquer et de le construire avec l’élève, par rassurer. Néanmoins le suivi d’un élève ne peut être parcellisé, morcelé, il doit tenir aussi compte du rapport que l’élève entretient au savoir, à la loi, aux apprentissages, avec ses parents, avec ses amis, avec ses pairs, de son engagement collectif et personnel, de ses valeurs, des problématiques qui cadrent sa vie interne et externe. Le suivi considère l’élève non pas comme un être désincarné, mais il faut prendre en compte les temps, les lieux, les interstices où l’élève laisse percevoir ce qu’il est, ce qu’il pense, ce qu’il perçoit ou comment il conçoit et comment il engendre sa relation avec l’école, les acteurs qui l’encadrent, comment il construit avec ses pairs (pas seulement ses camarades de classe), et tous les autres, le vivre-ensemble. Le suivi d’un élève exige de l’implication mais aussi beaucoup de patience, de persévérance et d’humilité de la part des adultes. Percevoir » le mystère brouillard » d’une vie d’élève exige que l’on abandonne le dogmatisme, ses propres angoisses pour » pénétrer ceux » de l’élève et de ceux qui l’ont en responsabilité, qui le côtoient. Suivre, certes, mais qui suivre ? A quel moment suivre ? Ne soyons pas de mauvaise foi, nous ne suivons pas instinctivement. Notre suivi se déclenche ou s’enclenche lors d’un incident, d’un accident, d’une erreur. Ou encore en fonction des sollicitations des enseignants, des personnels, des élèves ou des parents. Le suivi n’est pas systématique, il ne peut être massif, et c’est à un moment donné qu’il se met en place pour répondre, bien souvent, à une situation d’urgence ou d’importance qu’il faut exploiter, calmer ou réparer. Le temps du suivi ? Le suivi des élèves nécessite du temps, celui du déclenchement, celui de l’entretien, celui de l’accompagnement, celui de l’aide, et tous ces temps ne sont pas forcément compatibles ou conciliables avec le temps et les exigences de la communauté éducative (partielle ou totale) qui attend du CPE et de l’équipe un travail exploitable au plus vite. L’absentéisme, les difficultés relationnelles, les problèmes de santé, les actes de violence, l’échec scolaire nécessitent, pour être jugulés, régulés, du temps. Lequel nous donne l’occasion d’aller au-delà des simples représentations, de nos certitudes inébranlables, de notre désir d’aller vite, de notre volonté de régler des comptes, le plaisir de sombrer dans l’auto-satisfaction. La majorité silencieuse sacrifiée Il est honnête mais vain d’affirmer que le suivi d’élèves est partiel et partial. Bien que nous souhaiterions qu’il en soit autrement, dans notre fonction de CPE, nous rencontrons essentiellement des élèves qui posent problème, qui sont en difficulté, qui défient notre autorité, nous rencontrons ceux qui se manifestent. Certains échappent totalement à notre attention, à notre regard, à notre sourire, à notre compréhension, à notre écoute, à notre sympathie. Ils sont totalement » transparents « , nous sommes indifférents vis-à-vis d’eux, nous ne les félicitons jamais pour leur délicatesse envers nous : ils ne nous dérangent pas. Ces élèves de la majorité silencieuse sont-ils plus heureux que la minorité qui fait parler d’elle par ses exploits ? Certains se sentent obligés de se manifester, de faire comme les autres pour enfin bénéficier d’un entretien, d’un regard, pour pouvoir enfin exprimer leurs souffrances tant retenues, leurs angoisses tant contenues, leur désir de se dévoiler à nous tant refréné, leur volonté de nous découvrir, de se découvrir, de se confronter, de se débarrasser de cette image qui ne leur correspond pas, de celle dans laquelle nous nous complaisons à les envelopper, à les enfermer. Pourquoi le CPE et les autres négligent la majorité silencieuse Par manque de temps, sans doute. Mais aussi par habitudes et par fonctionnement du système. Le système éducatif se soucie beaucoup des dysfonctionnements, du désordre qu’il faut réduire, plâtrer, il s’organise autour de l’ordre. Et le moindre grain de sable le perturbe ; la machine est trop lourde et trop complexe, il faut veiller jalousement sur les rouages. Et dans le système, nous partons du principe qu’un élève ordinaire est un élève qui respecte les attentes, les normes et qui agit en conformité avec elles. En fait, il s’agit d’un élève qui obéit aux lois et aux principes, et le système le gratifie de son indifférence, et peut-être de sa complicité, en le laissant vivre, en lui octroyant en cas de nécessité quelques bonifications pour l’aider à faire sa route (passer en classe supérieure, avoir son baccalauréat …). Nous n’aimons pas aller au-delà de ce qui s’impose à nous, de ce qui crée les dysfonctionnements. Et nous sommes souvent surpris d’apprendre, de comprendre que tel élève que nous croyions heureux, dont nous pensions qu’il menait une vie au long fleuve tranquille, traverse lui aussi des crises, doute, échoue, a besoin de parler, a connu dans son passé malheurs et transgressions. Nous sombrons dans une surprise aveuglante lorsque cet élève qui croyait nous adresser des signes pour que nous nous intéressions à sa vie, finit par commettre l’irréparable alors que quelques minutes d’entretien, de dialogue, de compassion lui auraient évité tant de désarroi. La majorité silencieuse passe inaperçue, faute de temps mais aussi faute d’avoir voulu, pu ou su prendre le temps de s’intéresser à elle. Toute notre énergie, nous la consacrons à répondre, à satisfaire, à faire que la vie de l’établissement ne soit pas perturbée, à réguler et à juguler dysfonctionnements, questionnements, perturbations. Nous nous sentons responsables et voire coupables si nous passons à côté d’une situation dont nous n’avions pas mesuré toutes les conséquences, d’un élève dont l’étendue des souffrances nous a échappé, d’une classe qui est en feu par absence ou manque d’implication de notre part, d’un rapport tendu (entre élèves et adultes) parce que nous n’avions pas su mobiliser les bonnes dispositions d’esprit des uns et des autres. Enfin, nous sommes dans la paranoïa du résultat, régis par le diktat de l’urgence, portés par la peur de ne pas être à la hauteur, de ne pas répondre aux attentes, à la confiance placées en nous : celle de pacifier et de permettre que l’enseignement et l’ordre social s’y déroulent et y règnent. Du coup, le temps mais aussi l’énergie, la clairvoyance, l’envie ou la motivation nous manquent pour suivre les autres élèves. Qui d’entre nous ne voudrait pas applaudir les élèves dont la scolarité ne connaît aucune entrave, féliciter un comportement citoyen, reconnaître un investissement particulier ? Qui d’entre nous n’aimerait pas prendre le temps de laisser les habitués du silence, volontaire ou subi, les intimidés, les délicats, les bien élevés à exprimer leurs doléances, à dire ce qu’ils ressentent, à se faire reconnaître ? Qui d’entre nous n’aimerait pas procéder à davantage de médiations pour régler des conflits latents, des conflits qui n’explosent mais qui minent autant, qui détruisent, qui débouchent sur des moments de non-retour ? Qui n’aimerait pas convoquer les excellents, les bons élèves, ceux qui ont changé, ceux qui ont fait preuve de » rédemption » pour leur exprimer notre gratitude et les inciter à persévérer dans cette bonne entreprise ? Qui ne voudrait pas inviter les parents des élèves qui ne posent aucun souci pour leur dire combien tout se passe à merveille et combien nous sommes satisfaits du travail qu’ils ont eux aussi accompli ? Il est plus aisé de les stigmatiser, de les convoquer, de leur asséner les erreurs, les incidents commis ou provoqués par leurs progénitures, mais lorsque le travail fait en commun porte ses fruits, qui exprime cette reconnaissance ? Cela va, ce n’est pas la peine de le dire, c’est l’adage de l’école. Et après tout, un élève qui ne pose aucun problème est un élève ordinaire, normal, il s’inscrit dans un processus éducatif et pédagogique, il répond aux attentes et pour quoi le remercier, le féliciter. C’est bien dommage ! Qu’est-ce que j’ai encore fait ? Phrase redondante mais qui exprime bien la perception des élèves de notre fonction. Ils ne conçoivent pas qu’ils soient invités à échanger, à dialoguer, à s’exprimer au bureau du CPE. Ce dernier est vécu forcément comme le lieu de règlements de situations, de remontrances, de reproches, de sanction. A la moindre invitation, ils soupirent cette phrase qui témoigne de notre incapacité à mettre en œuvre avec eux une relation dépassionnée, une relation partenariale : » qu’est-ce que j’ai encore fait « ou encore » je n’ai rien fait aujourd’hui, Monsieur ou Madame « . Du coup, ils observent, ils digèrent leur surprise, ils sont décontenancés, puis se ressaisissent, avant de se décider à prendre la parole, à sortir de leur torpeur, à croire en nous. C’est tout de même navrant et désespérant de penser que les élèves s’imaginent que le CPE ne puisse suivre que ceux qui ont fait quelque chose, ceux qui » dysfonctionnent « , ceux qui créent le désordre, ceux qui bouleversent l’ordre établi.Refonder donc le suivi ! Le suivi d’élèves doit donc se refonder, il doit veiller à ne pas privilégier une catégorie d’élèves au détriment de l’autre. Un travail d’équipe permet d’organiser le temps manquant, de pallier notre indifférence qui, en réalité, n’en est pas une. Une organisation huilée permet sans doute de rencontrer l’ensemble des élèves, ne serait-ce pour un entretien de 10 à 15 minutes, notamment dans les deux premiers mois de l’accueil. Le CPE doit s’astreindre au cours de sa semaine, ne serait-ce qu’une journée, voire une demie, à promouvoir, à reconnaître ceux qui s’impliquent, ceux qui s’engagent, ceux qui se taisent, ceux qui ont su surmonter leurs vieux démons, ceux qui réussissent. Et la réussite ne se mesure pas uniquement au prisme des résultats, du QI, des performances. Il faut donc nous organiser, surmonter les contraintes structurelles, conjoncturelles , dépasser nos préjugés, repenser notre travail, non pas uniquement en terme de fonctionnalité mais aussi en terme de conceptualité et des valeurs et de l’éthique qui la sous-tendent. La mission du CPE consiste à concourir au bien-être de tous les élèves, et pas uniquement à garantir celui de quelques-uns, de ceux qui, consciemment ou inconsciemment, dictent ou régissent notre manière de suivre. Il faut suivre les contestataires, les fragiles, les absentéistes, les malades, les inquiets, certes, mais il ne faut jamais oublier que les autres, tous ceux qui relèvent de la majorité silencieuse attendent aussi notre considération, notre intérêt. Ils ont eux aussi besoin d’être suivis, leur détresse, leur joie, leur fragilité, leur maturité, bref leur personne et leur être, ont besoin de nous. Aidons-les à croire en l’école, en notre métier. Et n’ayons pas honte de nous occuper de ceux qui se taisent, de ceux qui n’orchestrent pas notre travail, qui n’orchestrent pas leur prise en charge, de ceux qui n’osent pas dire » nous aussi on a besoin de vous « . |
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