Qu’est-ce qui pousse un professeur de mathématiques à s’intéresser autravail de son collègue documentaliste ?
Nous avons posé cette question à Alain Bernard (IUFM de Créteil, Centre Koyré) pour tenter de mieux comprendre comment associer le travail d’un enseignant documentaliste avec un enseignant disciplinaire : ici l’exemple de les mathématiques. Voici sa réponse :
J’ai eu trois fois l’occasion de me poser la question, la première fois comme enseignant (j’ai enseigné les mathématiques au lycée entre 1999 et 2002), la seconde fois comme formateur d’enseignants à l’IUFM de Créteil (où je travaille depuis 2003), enfin comme l’historien des sciences que je suis également (au centre Koyré, EHESS).
J’ai eu la chance d’enseigner au lycée très précisément dans la période où les fameux T.P.E. (travaux personnels encadrés) ont été introduits par Claude Allègre en première et en terminale. J’étais pour ma part un partisan enthousiaste de cette réforme à l’époque, et je partageais cet enthousiasme avec un collègue de physique-chimie avec lequel j’ai fait équipe pour expérimenter les T.P.E. dans mon lycée. Sans décrire en détail cette expérience, j’insisterai simplement sur une des principales conclusions que j’ai tirées de ce travail de deux ans avec les élèves : à ma surprise, le principal travail effectué (ou non) par les élèves dans l’élaboration de leur T.P.E. était un travail documentaire, c’est-à-dire un travail critique sur la documentation (souvent pléthorique) qu’ils réunissaient généralement en début de travail sur le sujet de départ qu’ils avaient déterminé. La réussite ou l’échec du T.P.E. pouvait être grosso modo attribuée assez correctement, chez la plupart des élèves, à leur capacité ou incapacité à faire une exploitation critique de cette documentation. Cette conclusion en cache une autre, sur laquelle je reviendrai plus loin en parlant de mon travail actuel de formateur : ce n’est pas en discutant ou en collaborant avec mon collègue documentaliste de l’époque que j’ai compris l’importance du travail qu’il faisait ou pouvait faire avec les élèves, mais en observant le travail des élèves eux-mêmes et en tâchant d’en comprendre la nature.
En tant que formateur, j’ai suivi cette année la rédaction d’un mémoire professionnel consacré à la collaboration entre son auteur, un jeune stagiaire très dynamique, et le professeur documentaliste de son lycée. Ce dernier l’a poussé à collaborer avec lui pour faire préparer une série d’exposés à ses élèves de seconde, sur des sujets touchant en principe au cours de mathématiques. L’expérience, pourtant assez classique et assez bien préparée par les deux enseignants, n’a pas tout de suite convaincu le stagiaire de l’intérêt de la procédure. En particulier, la première conclusion qu’il a tirée de l’échec relatif des exposés (dû à un travail de préparation trop indigent) était que l’expérience, quelle que soit sa portée culturelle, n’avait pas réellement de portée sur le cours de mathématique et n’était qu’une perte de temps (il n’est certes ni le premier ni le dernier à être arrivé à une telle conclusion). En élaborant avec lui l’analyse détaillée du travail qui avait quand même été fait par les élèves, notamment leur prise de note pendant la recherche documentaire qui avait précédé les exposés, j’ai pu conduire le stagiaire à se convaincre du contraire, et que l’échec de l’expérience devait être attribué à d’autres causes. Mais je souligne (à nouveau) ce point : ce n’est pas grâce aux explications fournies par le collègue documentaliste, pourtant très détaillées et explicites, sur les enjeux pédagogiques de la séance, que le stagiaire a été convaincu ; c’est parce qu’il s’est penché sur le travail documentaire des élèves et qu’il a essayé de comprendre quelle en était la nature, d’une part, et comment on aurait pu le prolonger en un véritable travail mathématique, de l’autre.
Je n’ai pas ici la place d’expliquer comment mon travail de recherche en histoire, sur les rapports entre mathématique et rhétorique dans la Grèce antique, m’a permis de réfléchir à toutes les questions sous-jacentes à ces deux expériences. Disons, grosso modo, qu’il faut à mon avis comprendre les raisons historiques qui empêchent aujourd’hui un enseignant de sciences de concevoir qu’un travail ‘documentaire’ au sens large, c’est-à-dire un travail critique sur les textes, soit profondément corrélé à l’apprentissage des sciences. J’y vois l’opposition entre un paradigme rhétorique de la pensée, selon lequel penser est affaire de production (poiêtikon pragma), notamment de production de discours, et un paradigme moderne et romantique, selon lequel penser relève d’une activité autonome dissociée pour l’essentiel de tout travail sur un ‘corpus classique’. Mais c’est une autre histoire…