Documents et commentaires par Alain Musset pour le Café Pédagogique :
in « Géopolitique des Amériques » Concepteur Alain Musset |
Commentaires de l’auteur :
La Mexamérica (combinaison de Mexico et America) est une invention du journaliste nord-américain Joel Garreau, auteur en 1981 d’un livre intitulé Les neufs nations de l’Amérique du Nord (1981). Il y évoquait l’existence d’une « nation » transfrontalière regroupant les populations situées de part et d’autre du río Grande – appelé río Bravo par les Mexicains (voir infra figure 1), unies par des liens linguistiques (usage de l’espagnol), économiques (flux migratoires, mouvements de capitaux, industrie maquiladora) et culturels (religion, musique, pratiques alimentaires…). Tous les États du Nord mexicain appartiendraient à ce vaste espace qui s’étend loin à l’intérieur du territoire des États-Unis, dans les anciennes provinces perdues par le Mexique entre 1836 et 1853 (Texas, Californie, Nouveau-Mexique, Arizona…).
Figure 1 :
Le Rio Bravo. Coincé entre El Paso (USA) et Ciudad Juárez (Mexique), le fleuve est enveloppé dans un linceul de béton. Sur la rive nord-américaine, une clôture est chargée d’empêcher le passage des wetbacks – les « dos mouillés » (© Alain Musset).
Le fait est que les villes situées du côté mexicain de la frontière ont peu de rapports entre elles, alors qu’elles entretiennent des relations suivies avec leurs voisines des États-Unis. Les flux de marchandises, de capitaux et de personnes se font toujours selon un axe nord-sud et non pas est-ouest, comme le montre l’organisation des principaux axes de circulation. Plus de 50 millions de personnes sont rassemblées dans cette » nation » dont les principaux centres urbains seraient, au nord, Los Angeles, San Francisco, San Diego, Houston et Dallas, et au sud Monterrey, Ciudad Juárez, Tijuana et Chihuahua (figure 2).
Figure 2 :
la cathédrale de Chihuahua (1725-1826) est le plus grand édifice colonial du nord du Mexique (© Alain Musset).
Le débat scientifique autour des ruines préhispaniques de Paquimé (Chihuahua) reflète toute l’ambiguïté du concept de Mexamerica, parfois utilisé pour régler d’anciens différends historiques et géopolitiques (figure 3). Alors que les chercheurs Mexicains voient dans cette cité bâtie en briques d’argile crue le cœur d’une grande civilisation qui a rayonné sur le nord du Mexique actuel et le sud-ouest des États-Unis, les archéologues nord-américains préfèrent la considérer comme un bastion méridional de la culture pueblo, représentée sur leur territoire par des cités comme Aztec et surtout Mesa Verde.
Figure 3 :
Zone archéologique de Paquimé (© Alain Musset).
Depuis la fin des années 1960, les usines d’assemblage (maquiladoras) installées dans la zone frontière ont favorisé la croissance démographique des États de la frontière Nord, jusqu’alors faiblement peuplés. La maquila, en espagnol, désignait le travail réalisé par les meuniers pour les agriculteurs qui leur confiaient leur grain pour produire de la farine. Au Mexique, ce terme s’est étendu à toutes les activités industrielles réalisées pour le compte d’un tiers – en particulier dans le cadre de ces unités de production qui importent leurs éléments de base (inputs) des États-Uni, et qui réexportent les produits finis de l’autre côté de la frontière. Le système a été établi en 1965, quand le gouvernement américain a mis un terme au programme qui permettait aux ouvriers agricoles mexicains (braceros) de travailler comme saisonniers dans les grandes exploitations agricoles de Californie. La création de ces usines permettait aux entrepreneurs du Nord d’utiliser une main-d’œuvre peu qualifiée mais bon marché, non assujettie aux règles sociales en vigueur sur leur propre territoire. Pour le gouvernement nord-américain, la mesure visait aussi à limiter les flux migratoires. Aux yeux des dirigeants mexicains, il s’agissait de favoriser le développement d’un espace périphérique et marginalisé. La répartition des tâches entre les deux pays s’est concrétisée par la construction d’usines jumelles (twin plants) de part et d’autre de la limite internationale. Au nord, un établissement rassemble les fonctions d’encadrement et de gestion. Au sud, l’usine d’assemblage qui en dépend voit son rôle limité à des fonctions productives centrées sur le travail manuel (figure 4).
Figure 4 :
Recrutement de la main-d’œuvre dans les usines maquiladoras de Ciudad Juárez (© Alain Musset).
Depuis le début des années 1980, l’industrie maquiladora occupe une part essentielle dans l’économie mexicaine malgré des fluctuations dues à la conjoncture internationale et à la concurrence d’autres pays ateliers (en particulier asiatiques). On est ainsi passé de 605 usines et 130 000 employés en 1981 à 2 811 établissements employant près d’un million deux cent mille personnes en 2005. La fin de l’obligation d’installer les usines maquiladoras dans la zone frontière a permis la diffusion du modèle dans les États du sud mais sans remettre en cause l’hégémonie des villes frontalières. En effet, en 2003, les États du Nord concentraient encore l’essentiel de l’activité : 72,5 % des établissements (86 % en 1990), 76 % du personnel employé (89 % en 1990), mais surtout 87 % de la valeur de la production.
Mais la Mexamerica, réelle ou supposée, ne serait rien sans les populations de langue et de culture espagnole situées « de l’autre côté » du río Bravo. En effet, les quelque 20 millions de Mexicains qui vivent aux Etats-Unis (sans compter les clandestins) jouent un rôle économique et politique de plus important à la fois dans leur pays d’origine et sur leur terre d’accueil. Les transferts de capitaux réalisés par les travailleurs installés en Californie ou au Nouveau-Mexique font vivre des familles entières, dont les membres sont restés dans les villages du Guerrero ou du Michoacán. Chaque année plus de quinze milliards de dollars franchissent ainsi franchi la frontière pour être investis dans l’économie locale. Ces sommes alimentent des circuits de production et de consommation qui sont parfois complètement intégrés au marché international.
C’est dans le Sud-Ouest du pays que la présence hispanique est la plus forte (25 % de la population en Arizona, 32,5 % en Californie). Or, la population d’origine mexicaine représente plus de 56 % des Latinos recensés dans région Sud des USA, au moins 70 % dans le Midwest, et plus de 74 % dans la région Ouest. En Californie, cette proportion dépasse les 77 %, ce qui représente 8,5 millions de personnes. Avec un taux de croissance de 42,6 % sur dix ans (1990-2000), les Mexicains forment la communauté la plus dynamique de l’entité fédérale. On les retrouve principalement dans les villes, où ils s’entassent parfois dans de véritables ghettos et où ils finissent par représenter la majorité de la population urbaine. En Californie, c’est le cas d’Oxnard (170 000 habitants, 66,2 % de Latinos), de Pomona (150 000 habitants, 64,5 % de Latinos) ou de Santa Ana (338 000 habitants, 76,1 % de Latinos). L’East Los Angeles (124 000 habitants) est peuplé à presque 97 % d’Hispaniques, situation que l’on retrouve dans plusieurs villes jumelles de la zone frontière, comme Brownsville (140 000 habitants et 91,3 % de Latinos) ou Laredo (176 000 habitants, 94,1 % de Latinos).
Aux États-Unis, les Mexicains ont longtemps souffert d’un complexe d’infériorité, à la fois numérique, économique et culturel. Importés en masse pour travailler comme saisonniers (braceros) dans les grandes propriétés agricoles du sud-ouest, dans des conditions difficiles et pour des salaires de misère, ils ont néanmoins fini par prendre conscience de leur force et de leur identité. Dès 1949, un film d’Anthony Mann avec Ricardo Montalban dans le rôle principal (Incident de frontière) posait le problème du trafic des illégaux entre le Mexique et les États-Unis. Chaque année, les autorités nord-américaines refoulent sans ménagement entre 1,2 et 1,6 million de candidats à l’exil (temporaire ou définitif). Même s’il faut relativiser ce chiffre, puisque les mêmes individus font plusieurs tentatives avant de réussir à passer, il traduit une réalité : c’est une frontière économique forte, une fracture entre deux mondes, qui donne tout son sens à la Mexamerica (figure 5).
Figure 5 :
Entre El Paso et Ciudad Juárez, le pont de l’Amitié est le principal point de passage transfrontalier sur le Rio Bravo (© Alain Musset).
Le rôle des chicanos installés, légalement ou non, aux États-Unis reste donc très ambigu. Pauvres chez les riches nord-américains, ils sont riches aux yeux des Mexicains pauvres. Malgré l’accroissement rapide de leur poids démographique, il a fallu attendre les années 1960 pour qu’ils revendiquent ouvertement leur identité culturelle et se révoltent contre une société anglo-saxone qui les exploitait tout en les méprisant. Le 16 septembre 1965, un mouvement de grève lancé à Delano (Californie) par le leader syndical César Chávez mobilisa pendant près de cinq ans les ramasseurs de raisins, affectant la production de toute la région (ce qui lui valut l’hostilité d’une grande partie de ses compatriotes, qui ne pouvaient plus gagner leur vie en franchissant la frontière). En 1967, l’évangéliste Reyes López Tijerina s’illustra en essayant de s’emparer par la force du palais de justice de Tierra Amarilla, capitale du comté de Río Arriba (Nouveau Mexique). Incarcéré à plusieurs reprises par les autorités de l’État, il incarna la résistance des travailleurs hispanophones à l’impérialisme nord-américain. Mais la première grande victoire politique du mouvement chicano date de 1969, quand le parti de Rudolfo González (« La Croisade pour la Justice ») remporta les élections municipales de Crystal City (Colorado). Pour mieux affirmer l’identité de ses partisans, Rudolfo González plaçait son action sous le signe de la Raza (la Race) et de la mythique cité d’Aztlán, dont étaient originaires les Aztèques. Ce retour aux sources précolombiennes, imaginaires et utopiques, lui permettait d’offrir au peuple chicano une voie nouvelle entre le monde anglo-saxon et l’héritage mexicain. En 2005, l’élection à la mairie de Los Angeles d’Antonio R. Villaraigosa (né en 1953 à East Los Angeles de parents mexicains) a symbolisé le renouveau de la culture hispanique aux Etats-Unis.
Nous remercions très chaleureusement Alain Musset de nous avoir confié ses photographies et d’en avoir assuré les commentaires.
Sitographie de Alain Musset :
Cafés Géographiques :
L’Amérique sans les Etats-Unis
http://www.cafe-geo.net/article.php3?id_article=1051
France Culture :
La nature et les conséquences des évolutions politiques au Mexique.
http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/enjeux_inter/fiche.php?diffusion_id=43481
Festival International de Géographie :
Alain MUSSET : Les villes nomades du Nouveau monde : le déplacement des villes d’Amérique latine (on appréciera la sonnerie de téléphone de Alain Musset qui prouve son intérêt pour Star Wars)
http://fig-st-die.education.fr/actes/actes_2006/musset/son.htm
L’exposition virtuelle de Alain Musset : Les murs, miroirs des villes. A ne pas rater !
http://nuevomundo.revues.org/optika/3/
On peut la compléter par :
Alain Musset, « León-Sutiava (Nicaragua) », Optika, Nuevo Mundo Mundos Nuevos : http://nuevomundo.revues.org/document1294.html
Le dossier spécial :
- Compte-rendu général
- Interview de Frédéric Leriche, Maître de Conférence à l’Université Toulouse-Mirail
- Une Interview de Alain Musset, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) dans « Diplomatie » n°22, septembre-octobre 2006
- Pour aller plus loin