Rémi Brissiaud
MC de Psychologie Cognitive – IUFM de Versailles – Laboratoire Paragraphe
Equipe : « Compréhension Raisonnement et Acquisition de Connaissances »
http://paragraphe.univ-paris8.fr/crac/
Des trois commentaires de l’Avis mis en ligne sur EducMath, c’est certainement celui de Jean-Pierre Kahane qui permet le mieux de mesurer la gravité de la situation présente parce qu’il en précise le contexte politique : alors qu’il a participé à la rédaction de l’Avis de l’Académie des sciences, il suggère avoir d’emblée été gêné par la commande ministérielle d’élaborer des « préconisations immédiates », il note qu’il était prévisible que le ministre ferait peu de cas des appels à la prudence de l’Avis et il le soupçonne d’utiliser cet Avis « pour faire part de décisions déjà prises ». Par anticipation, Jean-Pierre Kahane répond d’ailleurs à une question qui vient immédiatement à l’esprit : qu’allait-il faire dans cette galère ? Sa réponse laisse comprendre qu’il a décidé de ne pas laisser, au sein de la commission, le monopole de la parole à Jean-Pierre Demailly, président du GRIP, et aux neurosciences représentées par Stanislas Dehaene[1].
Les textes de Guy Brousseau et Catherine Houdement, eux, sont très sévères avec certaines préconisations de l’Avis. Bien sûr, ils commentent de manière détaillée les différents thèmes abordés et ils notent scrupuleusement leurs points d’accord avec le texte. Mais c’est pour mieux en souligner les oublis, les approximations, les naïvetés…, et ils laissent deviner une authentique colère (c’est manifeste dans le texte de Guy Brousseau).
Une préconisation particulièrement dangereuse
Les trois textes notent la dangerosité particulière de la préconisation d’enseigner « dès que possible » (ce qui est devenu « dès l’école maternelle » dans le discours de Gilles de Robien), la numération et les quatre opérations (qui sont devenues posées dans le discours de Robien). Guy Brousseau préfère ironiser : « Il faudrait enseigner dès l’école maternelle les quatre opérations et la numération en même temps… En recourrant au sens comme cherchent à le faire les professeurs d’aujourd’hui… en commençant par le calcul formel pour un « passage fluide » à l’intuition… et en obtenant, finalement, mais en même temps, des automatismes fiables. » Et il conclut : « C’est un défi sans précédent ».
Comme les trois commentaires ont voulu répondre à la totalité de l’Avis, ils ne pouvaient évidemment pas traiter de manière approfondie chacun des huit points abordés dans le texte des académiciens. Dans ces conditions, il leur était difficile de rappeler que comprendre une opération arithmétique (la division, par exemple), c’est comprendre pourquoi une même procédure de solution peut être appliquée à des situations qui sont très différentes dans leur signification pragmatique (recherche du résultat d’une distribution équitable vs d’un groupement ou d’une mesure, par exemple). Cette idée est présente dans le texte de Guy Brousseau mais pour souligner que, dans leur avis, les académiciens décrivent les connaissances des enfants de manière ambiguë. On peut craindre, plus fondamentalement, que cette ambiguïté ne révèle chez les académiciens une méconnaissance des enjeux de la scolarisation concernant la conceptualisation des opérations arithmétiques élémentaires.
Il était également difficile à Catherine Houdement et Guy Brousseau d’analyser de façon détaillée le danger qu’il y aurait à introduire à nouveau précocement le symbolisme arithmétique d’une opération telle que la division avec la seule signification typique du partage équitable. J’ai développé cette idée de manière très précise il y a 8 mois dans un texte intitulé : « Calcul et résolution de problèmes : il n’y a pas de paradis pédagogique perdu » ; je me permets d’y renvoyer le lecteur[2].
Ce texte disait que les connaissances en psychologie, en histoire des pratiques scolaires et en didactique de l’arithmétique élémentaire ont progressé ces cent dernières années, rendant ainsi possibles des modes d’enseignement de mieux en mieux fondés. Tout retour aux pratiques pédagogiques d’antan serait une régression sans réelle justification. Pour autant, dans ce même texte, je soutenais que les programmes de 2002 sont perfectibles. Par exemple, la recommandation d’enseigner le signe « — » comme synonyme d’un retrait et de l’associer seulement à un comptage à rebours pendant toute la durée du cycle 2 doit vraisemblablement être regardée comme une erreur pédagogique. C’est, concernant la soustraction, une erreur du même type que celle qui consiste à associer sur une longue durée le signe « ÷ » au seul partage équitable et aux procédures qui sont associées à un tel partage.
Aussi comprendra-t-on que j’apprécie particulièrement les parties suivantes des conclusions de Guy Brousseau : « L’idée de revisiter l’enseignement du calcul à l’école primaire est judicieuse, et même probablement opportune » et de Jean-Pierre Kahane : « Sur les questions d’enseignement comme de recherche, il serait imprudent de s’en remettre sans examen à ce que dit l’Académie. Mais il serait dommage de ne retirer de ce quelle dit que ce qui conforte le pouvoir en place. »
S’opposer aux décisions qui vont (très) prochainement être prises
Aller à l’essentiel, aujourd’hui, c’est évidemment se préoccuper de ce que Gilles de Robien fera de cet Avis. De toute évidence, pour lui, ce texte a pour unique fonction de cautionner la campagne qu’il désire mener en faveur des quelques slogans avancés par le GRIP. Il souhaite peaufiner son image de ministre qui a su remettre l’école dans le « bon sens ». Les mots d’ordre qu’il avance (« Retour aux 4 opérations le plus tôt possible », « Priorité aux automatismes », par exemple) sont simplistes mais le citoyen normalement informé ne peut guère percevoir qu’ils sont une réponse inadaptée à la complexité de la tâche d’enseignement. Aussi, cette campagne de type populiste est-elle efficace, malheureusement.
Même si l’on sait que le ministère changera prochainement de titulaire, l’école, pour son avenir, n’a pas intérêt à ce que ce ministre diffuse aujourd’hui ses idées simplistes, qu’il les inscrivent dans une circulaire juste avant son départ. Par ailleurs, il faut bien voir que la concomitance entre l’offensive du GRIP et le processus d’« adaptation des programmes au socle commun » est en elle-même un piège politique. Il ne faudrait pas que le public pense que le mot d’ordre « Retour aux 4 opérations le plus tôt possible » est un début de réponse à l’exigence d’appropriation par les élèves d’un « socle commun de compétences ». En fait, les collègues qui participent au processus d’adaptation des programmes risquent de voir leur contribution instrumentalisée comme l’Avis des académiciens l’est aujourd’hui.
Mesurons bien les dangers de la situation actuelle. Les commentaires mis en ligne par EducMath ou ceux qu’on peut trouver sur d’autres sites comme le Café Pédagogique[3] sont certes très utiles aux chercheurs, aux formateurs et aux praticiens, mais ils n’alertent en rien le public des risques encourus par l’enseignement des mathématiques à l’école primaire.
Concernant la lecture, les chercheurs en psychologie cognitive, en sciences de l’éducation, en linguistique et en neuroscience ont su se réunir pour dire au ministre que le retour au b-a, ba n’est pas la solution aux difficultés d’enseignement de l’écrit et, depuis, celui-ci a cessé de faire du retour à la méthode syllabique un argument de campagne. Il serait vraisemblablement déterminant aujourd’hui que les chercheurs en didactique des mathématiques se rassemblent et sollicitent leurs collègues des autres disciplines pour prendre une initiative similaire. Et si l’on veut mettre en garde le public contre le simplisme des slogans du ministre, il me semble qu’il faut se concentrer sur un petit nombre d’idées fortes. Il faut rappeler, par exemple, que le partage n’est pas la division, que le faire croire aux élèves est potentiellement source d’échec et que l’enseignement formel de la division au cycle 2 est ainsi une menace pour la réussite scolaire. Il faut dire que rendre obligatoire cet enseignement sans expérimentation préalable sérieuse tient de l’irresponsabilité.
Rémi Brissiaud
[1] J-P Kahane dit par erreur que Stanislas Dehaene développe le point de vue de la psychologie cognitive. En effet, les chercheurs en psychologie cognitive sont loin de tous partager le point de vue de S.Dehaene, lequel est avant tout un neuropsychologue.
[2] http://cafepedagogique.studio-thil.com/Pages/contribs_brissiaud2.aspx
[3] http://cafepedagogique.studio-thil.com/lesdossiers/Pages/maths06_index.aspx