Si vous n’avez pas encore pris connaissance du « socle commun » que le ministre de l’Education nationale veut que tout élève maîtrise en sortant de l’école obligatoire, hâtez-vous. Le tableau frise le panégyrique de l’homme moderne : maîtrisant évidemment la grammaire, l’orthographe, la règle de trois, les proportionnalités, les formules de calculs de volumes, les théorèmes principaux de la géométrie plane, les équations du premier degré, la démonstration, la structure micro et macro de l’Univers. Il sait s’émouvoir devant la beauté de la Bible ou du récit de la fondation de Rome, fondements de l’art en Europe, maîtrise l’histoire de l’Europe dont il parle une langue couramment, loue la culture d’entreprise, sait utiliser l’informatique pour s’informer avec discernement, sait prendre l’avis des autres avant d’agir en conséquence, respecte le bien d’autrui et sait que tous sont égaux devant la loi (surtout Guy Drut…). Toutes ces citations sont évidemment extraites du discours de présentation fait par l’édile (sauf la dernière). D’ailleurs, l’homme sait qu’il joue sa peau puisqu’il revendique « l’obligation de résultat » de la nouvelle gestion publique induite par la LOLF : « le ministre de l’Education nationale en sera directement comptable ! »
Au-delà du caractère risible de l’injonction, l’enseignant de base marquera un temps d’arrêt : « tout ça pour ça ? Deux ans d’empaillage et de rodomontades pour un catalogue de bonnes intentions, proféré par un ministre qui envoie les élèves en difficultés en apprentissage ? ».
Evidemment, l’intention populiste n’échappe à personne. Il s’agit de montrer la volonté de l’Etat de vaincre les dérives libertaires et soixantehuitardes qui ont « miné » l’école depuis 30 ans.
Davantage que le projet de décret, c’est le discours d’accompagnement qui donne les clés de la pensée robienne :
« Il ne saurait être question de sortir du CP sans savoir lire » exhorte Robien. « Je suis si surprise, dans l’image qu’on donne aujourd’hui publiquement aux parents, selon laquelle cette lecture courante devait être acquise à la fin du cours préparatoire. Mais ce n’est pas possible ! » oppose Anne-Marie Chartier, une des meilleures connaisseuses de l’histoire de l’Ecole en France, qui explique au contraire que « notre système a été ces dernières années dans une augmentation de la productivité à la japonaise, il faut oser le dire… » (1)
La lecture des instructions officielles de 1923 lui donne pourtant raison : à l’époque, on souhaite ne pas s’engager dans le choix d’une méthode, mais on précise que « grâce à l’entraînement intensif auquel ils auront été soumis pendant trois années, nos élèves, dès le début du cours moyen, posséderont le mécanisme de la lecture. (…) Par suite, on peut exiger de lui qu’il prouve par sa manière de lire, qu’il comprend ce qu’il lit. (…) C’est dès le début du cours moyen, à neuf ans, que l’écolier doit lire avec expression. » (2)
Toujours Robien : « Si l’on ne maîtrise pas bien les conjonctions de coordination, si l’on n’en connaît pas le sens, il y a fort à parier que l’on aura du mal à développer des raisonnements logiques les plus courants. (…) Bref, il faut apprendre les règles au cours de leçons, pratiquer des exercices et consacrer à cela des séquences particulières », et dans la même veine, « la connaissance parfaite des quatre opérations et de la règle de trois rend possible la résolution de problèmes et l’exercice du raisonnement. »
Sans revenir ici sur la pauvreté intellectuelle de ce type de raisonnement, citons à nouveau les instructions de 1923 : « L’enseignement grammatical doit être concret. (…) Il ne s’agit pas de formuler des définitions abstraites dont une connaissance plus approfondie de la langue ferait vite apparaître le caractère artificiel. Il s’agit d’amener les enfants, par la pratique du langage parlé ou écrit, à classer avec une suffisante précision les formes verbales sous les rubriques que les grammairiens ont imaginées pour mettre un peu d’ordre dans le chaos des réalités linguistiques. »
En confisquant ainsi le débat sur le socle commun, Robien est très efficace pour renvoyer chacun à la place qui est la sienne dans le débat public : les syndicats fustigent la « baisse d’exigence » (!), les lobbies réactionnaires demandent qu’on aille jusqu’au bout de la purge, les parents ne comprendront pas que ça ne prenne pas corps dans la réalité…
Et la seule question qui vaille (comment on fait pour progresser ?) sera renvoyée, sempiternellement, à la seule responsabilité des acteurs de terrain. Meirieu peut continuer à réclamer des indicateurs de réussite (mesurer les taux de passage de classe ne dit rien sur ce que savent les élèves), Thélot verra ses prédictions réalisées : « Le risque le plus grand du Grand Débat était d’en rester au niveau du Café du Commerce », disait-il il y a deux ans.
Enterrée, la réflexion engagée depuis dix ans pour outiller les enseignants à construire, à partir du résultat des évaluations CE2-6e, des démarches d’enseignement cherchant à comprendre les difficultés des élèves à partir de leurs productions. Désormais, l’enseignant subit la nouvelle injonction du « programme personnalisé », de la « remédiation » (remédication ?) individuelle quand tous les savoirs disponibles montrent que c’est bien dans le social que l’élève en difficulté peut inscrire progressivement son rapport au savoir.
Politiquement incorrect ? Pourtant, Robien aurait pu relire les instructions de 1882 :
« La seule méthode qui convienne à l’enseignement primaire est celle qui fait intervenir tour à tour le maître et les élèves, qui entretient pour ainsi dire entre eux et lui un continuel échange d’idées sous des formes variées, souples et ingénieusement graduées (…): il forme le jugement en amenant l’enfant à juger, l’esprit d’observation en faisant beaucoup observer, le raisonnement en aidant l’enfant à raisonner de lui-même et sans règles de logique ».
Dans son apologie de l’apprentissage des conjonctions de coordination comme préalable au développement de la pensée, Robien a dû faire un glissement sémantique. La locution renvoie en effet à l’idée de deux groupes distincts, d’égale valeur, réunis pour concourir à un but, à un effet précis. Copulative (qui unit) ou adversative (qui oppose), la conjonction de coordination impliquerait qu’une fois le but commun établi (la réussite de tous), la Nation mette au travail les différents groupes qui la composent pour définir comment chacun peut concourir au progrès.
Et comme dirait C. Lelièvre, les profs doivent aussi parfois être amenés à reconnaître que leurs intérêts personnels ne coïncident pas exactement avec ceux des élèves. Un véritable débat devrait permettre d’en convenir, qui réinterroge l’articulation entre le primaire et le secondaire, et tout ce qu’il y aurait à gagner à tisser une culture commune entre les différents niveaux des ordres d’enseignement, chacun étant en mesure d’enrichir l’autre de ses savoirs.
C’est bien au contraire à une relation de subordination que nous renvoie le texte du ministre : subordonner l’action à l’injonction, la pensée à l’ordre établi, le sens à la règle, le collectif à la hiérarchie, le savoir à la raideur formelle des grammaires. (3)
Si les mots ont un sens, Robien n’en n’a pas.
Patrick Picard
Sur le socle commun voir également dans ce numéro l’entretien avec François Dubet et Claude Lelièvre
http://cafepedagogique.net/lemensuel/larecherche/Pages/2006/analyses_73_accueil.aspx
Et le dossier d’information
http://cafepedagogique.net/lemensuel/lesysteme/Pages/2006/actu_73_accueil.aspx
Notes :
1 http://zep89.ouvaton.org/article.php3?id_article=74
2 http://s.huet.free.fr/paideia/textoff
3 voir à ce sujet la remarquable présentation de B. Combettes sur l’ambivalence du mot « grammaire » lors d’une récente journée de l’ONL à http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/ONL_Journee080306_index.aspx