Pour justifier l’obligation de la méthode syllabique et l’exclusion de toutes les autres méthodes, le ministre a sollicité la caution de recherches en sciences cognitives. Est-ce fondé ?
La circulaire ministérielle du 3 janvier fait référence à des recherches sérieuses ( 1 ) dont les résultats avaient déjà été pris en compte dans les programmes de 2002. Ces études, toutes anglo-saxonnes, soulignaient la nécessité d’enseigner systématiquement, dès le début du cours préparatoire, les correspondances entre phonèmes et graphèmes, c’est-à-dire entre les unités sonores élémentaires du langage parlé et les lettres ou groupes de lettres qui leur correspondent. Aussi les programmes enjoignaient-ils aux enseignants de ne surtout pas laisser cet apprentissage se constituer « au hasard des rencontres et des réactions des élèves » mais, au contraire, d’exercer les élèves « à la démarche de synthèse par la mémorisation des principaux assemblages syllabiques entre voyelles et consonnes dans les différentes combinaisons possibles. ». Toutefois, ils précisaient que cet apprentissage reposait aussi sur « l’analyse de mots entiers en unités plus petites référées à des connaissances déjà acquises », par exemple en incitant les élèves à utiliser le mot « papa », appris en maternelle, pour segmenter et faciliter le décodage de « Paris ». Autrement dit, les activités d’analyse et de synthèse étaient jugées complémentaires et les maîtres incités à les conduire de front.
C’est sur ce point que le ministre revient aujourd’hui en arrière : en imposant la méthode syllabique, il proscrit toute tâche de mémorisation et toute activité d’analyse de mots entiers avant l’apprentissage du déchiffrage de leurs composants élémentaires. Il nomme « semi-globales », pour les stigmatiser et les interdire, toutes les méthodes qui intègrent ces activités. Pourtant, aucune donnée scientifique ne permet d’affirmer que celles-ci sont néfastes, bien au contraire. Les travaux anglo-saxons précités indiquent seulement la supériorité des méthodes phoniques (dans lesquelles les correspondances graphophonologiques sont systéma-tiquement enseignées) sur les méthodes globales (dans lesquelles ces correspondances ne le sont pas ou le sont peu). Parmi les méthodes phoniques, personne n’a comparé celles qui sont exclusivement synthétiques (les méthodes syllabiques strictes qui se cantonnent au B-A, BA) à celles qui sont interactives, c’est-à-dire qui combinent analyse et synthèse. Pour être plus précis, les méthodes jugées aujourd’hui » semi-globales » par le ministre seraient, pour la plupart, qualifiées de phoniques dans les pays anglo-saxons car elles proposent une étude méthodique des correspondances grapho-phonologiques dès le début du cours préparatoire : dans les manuels vendus en France, 14 phonèmes, en moyenne, sont étudiés au premier trimestre. Dès lors, on s’explique mal les raisons qui poussent le ministre à condamner ces méthodes qui ont, dans les pays anglo-saxons, fait la preuve de leur efficacité.
Les recherches invoquées ne permettent donc pas de soutenir les injonctions pédagogiques ministérielles ?
Bien sûr que non. Nous ne contestons pas la validité des données scientifiques invoquées mais nous affirmons que les conséquences qui en sont tirées sont incohérentes et illégitimes. S’il est indispensable d’enseigner de manière explicite les mises en relation entre graphèmes et phonèmes ( 2 ), rien ne permet d’affirmer que les méthodes syllabiques sont les seules à le faire, encore moins qu’elles le font mieux que d’autres, leur impact n’ayant jamais été évalué. La preuve la plus évidente n’est-elle pas que le 30 novembre 2005 le directeur de l’enseignement scolaire ( 3 ) encourageait les auteurs d’un projet à « expérimenter » et évaluer la méthode syllabique dans quelques écoles (résultats annoncés pour 2008) ? Un mois plus tard, celle-ci devenait néanmoins obligatoire dans tout l’hexagone ! Quel crédit accorderait-on à un ministre de la Santé qui imposerait de la même manière un médicament unique à tous les médecins généralistes sans validation préalable ?
Le plus ennuyeux dans cette affaire est que des scientifiques, parfois de bonne foi, se sont laissé instrumenter et servent aujourd’hui de caution à ces prescriptions aventureuses. Malgré leur méconnaissance du terrain et des recherches sur les pratiques pédagogiques des enseignants, quelques uns affirment de façon péremptoire que l’école primaire n’enseigne pas, ou pas assez, ou enseigne trop tard les correspondances entre graphèmes et phonèmes. Et que « la syllabique » est la seule méthode à le faire. Double erreur. Ils confondent un processus cognitif (celui du déchiffrage) avec une méthode pédagogique (la syllabique) et ils ignorent que les méthodes à dominante phonémique, qui font du déchiffrage la cible principale de leur intervention, sont archi-majoritaires en France.
Comment peut-on expliquer que de telles erreurs soient également commises par le ministère ?
Également par une grande méconnaissance de la réalité des pratiques pédagogiques caricaturées pour mieux justifier un retour nostalgique et populiste vers le passé. Les professeurs des écoles stagiaires qui ont été invités à dialoguer avec le ministre et les membres de son cabinet le 23 janvier à Sens ont été stupéfaits de l’ampleur de cette ignorance. C’est d’autant plus inquiétant que les informations pertinentes sont à la disposition de l’administration centrale : la dernière étude de terrain consacrée au cours préparatoire a été réalisée en 2004 par l’Inspection générale, institution peu suspecte de sympathie globaliste. On y apprend que 88% des maîtres observés organisent un travail sur la conscience phonique, 100% un moment de lecture déchiffrage et 77% des dictées de syllabes !
Comme certains chercheurs, les conseillers du ministre confondent encore la méthode naturelle de Freinet (qui consacre beaucoup de temps à l’étude des correspondances grapho-phonologiques) avec la méthode idéovisuelle promue par Foucambert qui elle, en revanche, excluait tout déchiffrage. Et ils semblent ignorer que cette dernière a totalement disparu des écoles. Les recherches anglo-saxonnes procèdent hélas au même amalgame, ce qui fragilise encore leurs implications concrètes comme le reconnaissaient d’ailleurs nos collègues Sprenger-Charolles et Colé en 2003 (pp. 5 à 10).
Pourquoi jugez-vous la méthode syllabique inappropriée ?
Cette méthode repose exclusivement sur une démarche synthétique : elle va de l’étude des lettres à celle des syllabes écrites puis aux mots et aux phrases (cf. la circulaire du 3 janvier). À cette fin, elle considère la conscience phonémique comme un pré-requis, ce qui pénalise une forte minorité d’élèves comme le confirment l’Observatoire national de la lecture et l’Inspection générale : « Les méthodes de lecture syllabiques traditionnelles qui partent de l’idée que p + a = pa est le point de départ de l’apprentissage de la lecture ne peuvent être retenues en l’état. Elles omettent en effet tout le processus qui conduit l’enfant à pouvoir analyser la parole en unités élémentaires. Or, pour comprendre comment fonctionnent les associations graphèmes-phonèmes, les élèves doivent préalablement avoir pris conscience que la parole peut être segmentée en unités (mots, syllabes, phonèmes) et que les plus petites de ces unités (phonèmes) ont pour contrepartie des lettres ou des groupes de lettres (les graphèmes) » ( 4 ). Cette prise de conscience phonémique est le résultat de l’enseignement qui est dispensé en grande section de maternelle ( 5 ), absente de la réflexion ministérielle, puis au cours préparatoire à travers des activités spécifiques d’analyse phonologique et d’écriture tâtonnée.
Ignorant tout cela, le ministre prend pour modèle la méthode syllabique Léo et Léa ( 6 ) qu’il demande à tous les éditeurs scolaires d’imiter. Dans ce manuel, avatar moderne de la méthode Boscher, les textes soumis aux élèves sont exclusivement rédigés avec des mots constitués de syllabes connues. Par exemple : « Le père a pêché une loche. Faro la hume puis il jappe ; la loche ne parle pas ! Il la lèche alors Léo le chasse » (Léo et Léa, p. 31). Le vocabulaire choisi ne tient aucun compte du sens et de l’intérêt du texte pour les élèves, ni de leurs connaissances lexicales.
Dans la mesure où les méthodes syllabiques, dans leur souci de simplification extrême, confondent la lettre et le son, elles retardent l’étude des graphèmes complexes. Ainsi, dans Léo et Léa, le phonème /o/ est exclusivement associé à la lettre o jusqu’à la 41è leçon de l’année, obligeant les auteurs à fabriquer des pseudo récits tels que : « Léa sort le cheval. Faro le mord. Le cheval a mal. Il remue puis il rue. Léa lui parle fort. Faro file. » (idem, p. 23) et à différer au troisième trimestre l’introduction de mots tels que beau, auto ou château.
Pire encore, de nombreux mots, parmi les plus fréquents du français ne sont jamais proposés aux élèves car ils sont irréguliers ou trop complexes du point de vue graphophonologique. Sur ce point aussi, les méthodes syllabiques sont en contradiction flagrante avec les programmes en vigueur qui demandent aux enseignants d’introduire des mots fréquents dès le début de l’année, « pour l’essentiel des mots outils » dont « la forme orthographique est mémorisée ». Pas un seul « et », « dans » ou « un » dans les dix premières leçons de Léo et Léa ; pas une seule fois le verbe « être » conjugué au présent. Plus de la moitié des vingt mots les plus fréquents de la langue française n’est jamais lue au cours du premier trimestre.
Dans les méthodes syllabiques, plusieurs mois sont ainsi consacrés à l’étude de phrases simplement juxtaposées, loin des récits de la littérature pour la jeunesse que les élèves avaient l’habitude de travailler à l’école maternelle : tous les verbes sont au présent, on ne trouve pas de connecteurs, peu de substituts nominaux ou pronominaux, etc. L’enseignement de la compréhension, pourtant exigé par les programmes, n’y est pas assuré. De manière plus générale, l’entrée dans la culture de l’écrit (ses oeuvres, ses codes linguistiques et ses pratiques sociales) est délaissée. L’accès au livre est réservé aux bons élèves, ceux qui ont terminé leurs exercices avant les autres. Les activités d’écriture (au sens de production de textes courts avec l’aide de l’enseignant) y sont absentes au début de l’apprentissage alors que les recherches indiquent leur importance pour tous les apprentissages langagiers, y compris celui du code alphabétique.
Pour toutes ces raisons, les instituteurs et professeurs des écoles ont abandonné les méthodes syllabiques pour les remplacer progressivement par des méthodes basées sur des progressions phonémiques que l’on peut qualifier d’intégratives car elles visent tous les apprentissages évoqués ci-dessus en interaction ( 7 ) et tout au long du cycle 2. Ces enseignants sont convaincus que l’école ne doit pas déléguer aux familles des pans entiers de l’enseignement si elle ne veut pas contribuer à accroître les inégalités sociales. Se limiter au B-A, BA est de ce point de vue tout aussi inacceptable que de ne pas le prendre sérieusement en charge.
Roland Goigoux
1- Cf. la méta analyse du National Institute of Child Health and Human Development (2000) et un résumé en français dans Sprenger Charolles, S et Colé, P. (2003). Lecture et dyslexie, approche cognitive. Paris : Dunod
2- Goigoux, R. (coord.) (2004). Enseigner la lecture au cycle 2, Paris : Nathan.
3- Courrier DESCO A9 n°2005-0032
4- L’apprentissage de la lecture à l’école primaire. Rapport n°2005-123.
5- Goigoux R., Cèbe S. et Paour J.L. (2004). Phono Développer les compétences phonologiques en GS et au début du CP. Paris : Hatier.
6- Lire avec Léo et Léa, Belin, 2004.
7- http://www.bienlire.education.fr/01-actualite/document/goigoux.pdf