Les récentes prises de position du ministre de l’Education nationale concernant les prétendus effets de la méthode globale sont pour le moins surprenantes (Le Parisien. Aujourd’hui en France du 08/12/2005). Encore une fois, certains responsables politiques semblent plus enclin à emboîter le pas à des thèses réactionnaires et sous-informées qu’à prendre le temps et la distance nécessaires pour prendre les décisions qui s’imposent (voir les questions au gouvernement et les réponses fournies lors de la session de l’Assemblée nationale du 23/11 dernier, à la suite de la diffusion du reportage de France 2 du 15/11). Il est également étonnant de constater qu’un ministre de la République ignore les textes qu’il a pourtant signés et qu’il est censé défendre.
En effet, concernant l’apprentissage de la lecture au cours préparatoire (du cycle 2) de l’école primaire, les programmes et instructions en vigueur – et préfacés par M. de Robien dans leur édition de 2005 – sont clairs ; il y est explicitement précisé que « Pour identifier des mots, l’apprenti lecteur doit avoir compris le principe qui gouverne le codage de la langue écrite en français : les lettres ou groupes de lettres (graphèmes) représentant le plus souvent des unités distinctives de la langue orale (phonèmes) assemblées en syllabes » (Qu’apprend-on à l’école primaire, programme du ministère de l’Education nationale, XO-editions, 2002, p. 72). Suivent 14 pages qui détaillent les conditions et modalités de cet apprentissage, et notamment le passage suivant qui met en garde les maîtres de ce cycle : » Certaines méthodes proposent de faire l’économie de l’apprentissage de la reconnaissance indirecte des mots (méthodes globales, méthodes idéo-visuelles…) […] On considère souvent aujourd’hui que ce choix comporte plus d’inconvénients que d’avantages » (Ibid., p. 78).
Comme on le voit, les principes issus de la méthode globale sont officiellement écartés, au moins depuis 2002. En fait, cette méthode, régulièrement présentée comme l’apanage des maîtres progressistes, n’a jamais été réellement pratiquée. Elle a été mise au point dans les années 1920 par un médecin pédagogue belge, Ovide Decroly, et reprise dans les années 1960 par quelques-uns de ses collaborateurs ; mais elle n’a eu, en France, qu’un succès très limité et éphémère. Les enquêtes menées à cette époque montrent que moins de 20 % des maîtres de CP l’ont utilisée, et encore sur une période très courte ; la plupart l’abandonnant en cours d’année, pour revenir à des méthodes alphabétiques plus classiques.
Et ce ne sont pas les délires et rumeurs colportés par certains pseudo-pédagogues ou orthophonistes en mal de clientèle et visiblement sous-informés (voir l’interview de l’une d’entre-elles dans la même édition du Parisien) qui peuvent changer ces faits ; pas plus que les récentes prises de position hystériques publiées sur le Forum Internet du Monde qui amalgament la méthode globale, la démocratisation de l’enseignement, la gauche marxiste, les chercheurs du CNRS, mai 68… et j’en passe.
Dans un autre registre, je ne sais pas quels sont les experts consultés par le ministre, et qui voient dans cette méthode globale la cause des dyslexies actuelles ; mais si ces experts existent, ils ne sont certainement pas très sérieux. En fait ceux qui ont une réelle audience nationale et internationale (voir entre autres les actes de la journée d’étude de l’Observatoire national de la lecture de février 2005) affirment justement que les méthodes de lecture n’ont pas de rapport direct avec les troubles dyslexiques, décrits aujourd’hui très précisément dans le cadre de travaux en psychologie cognitive et confirmés par des études de neuro-imagerie cérébrale. Ces dysfonctionnements affectent sélectivement les capacités grapho-phonologiques (le décodage des lettres et des sons) et sont malheureusement indépendants des modalités d’apprentissage.
Enfin, il faut de nouveau revenir sur cette falsification des pourcentages d’élèves en difficulté de lecture à l’entrée en sixième. Nous avons déjà dénoncé l’ignorance des mêmes protagonistes qui avancent des chiffres très fantaisistes : 30 et parfois même 40 % d’élèves entrant au collège sans savoir lire. Et pourquoi pas 50 ou 60 %… ! De fait, là encore, les enquêtes sérieuses ne manquent pas, et il faudrait sans doute s’y référer avant de lancer de tels anathèmes. Ainsi, les données fournies, très officiellement, par le ministère de l’Education nationale, à partir des évaluations passées par tous les élèves de sixième montrent, depuis plus de dix ans, que 15 % des élèves sont réellement en « grande difficulté » de lecture (14,9 % très exactement, selon l' »Etude spécifique relative aux élèves en difficulté en lecture à l’entrée en sixième », parue dans Les Dossiers n° 112, du ministère de l’Education nationale, 1999). On est loin des 30 ou 40 % avancés dans certains reportages ou articles complaisants. Certes, ces 15 % d’élèves repérés en difficulté constituent un public encore trop important, mais au moins ceux-là peuvent-ils, aujourd’hui, poursuivre ou reprendre leur apprentissage de la lecture, au collège et dans les structures spécialisées mises en place. Ce n’était pas le cas des 70 % élèves qui, dans les années 1950, sortaient de l’école primaire sans pouvoir entrer au secondaire, et surtout des 50% qui n’avaient pas réussi le Certificat d’études primaires.
On se demande alors pourquoi tant d’ignorance, tant de rumeurs et de propos sous-informés sont colportés à l’envi. Pourquoi dès lors vouloir légiférer et promulguer décrets et circulaires sur la question, si ce n’est pour occuper un espace médiatique plus ou moins vacant dans le champ de l’éducation et tenter de masquer l’absence de réponses solides aux difficultés réelles des jeunes, notamment face à leur avenir scolaire et professionnel ?
On dénoncera également les critiques à peine voilées, adressées aux enseignants du primaire, soupçonnés de défendre des méthodes qu’ils n’ont en fait jamais pratiquées. Je défie qui que ce soit, ministre ou conseiller, journaliste ou délateur, de trouver sur le marché éditorial français un manuel de lecture qui propose une approche globale de l’apprentissage de la lecture. Au contraire, il faudrait soutenir ces innombrables enseignants qui savent conduire, avec compétence et énergie, les apprentissages de la lecture et de l’écriture, en parvenant tout autant à intéresser leurs élèves par des activités attrayantes et adaptées, et à maintenir la rigueur nécessaire à la maîtrise du système alphabétique du français. Il n’y a pas de contradiction entre une pédagogie moderne, intelligente, adossée aux résultats des recherches les plus actuelles, et une pédagogie combinant pertinence et précision méthodologiques. Pour cela point n’est besoin d’agiter cet épouvantail désuet qu’est la méthode globale. A notre avis, dans le domaine de l’Education nationale, d’autres dossiers plus urgents – et plus réels – sont à traiter ; les maîtres, les élèves et leurs familles attendent certainement des réponses plus sérieuses aux difficultés qu’ils rencontrent au quotidien.
Jacques DAVID,
professeur de français à l’IUFM de Versailles,
rédacteur en chef de la revue Le français aujourd’hui et
conseiller scientifique à l’Observatoire national de la lecture.
Date de mise en ligne : 11-12-2005