Peut-on philosopher avant la terminale ? Il semble bien que oui si on en juge par la multiplication des expériences de « discussion à visée philosophique » à l’école et au collège ou par l’introduction du débat à l’école ou au lycée (en ECJS). Nous avons demandé à François Galichet de nous éclairer sur les enjeux de ces nouveaux desseins pour la philosophie.
La pratique du débat philosophique dans les classes élémentaires connaît un développement très important en France depuis quelques années. Ce développement est d’autant plus remarquable que la conception française de l’enseignement philosophique obéit à une doctrine très stricte, qui n’a pratiquement pas évolué depuis sa fondation par Victor Cousin au milieu du 19ème siècle et les instructions d’Anatole de Monzie en 1925, qui lui donnent sa forme définitive. Cette doctrine stipule que l’accès à la pensée philosophique exige un certain degré de maturité intellectuelle et psychique, ainsi que l’acquisition d’un ensemble de connaissances encyclopédiques. L’enseignement philosophique représente alors en quelque sorte le couronnement des études secondaires, en même temps qu’une sorte d’étape initiatique qui fait passer l’élève de l’adolescence, âge de toutes des révoltes et de tous les bouillonnements irrationnels, au stade du jeune adulte capable de choix lucides et raisonnés. Dans cette doctrine, on le voit, l’exercice de la réflexion philosophique chez l’enfant est non seulement absurde – car il n’a ni la maturité, ni les connaissances nécessaires – mais dangereux, car il introduit et agite des idées qui ne seraient pas de son âge, et pourraient le conduire aux comportements les plus extrêmes.
La doctrine traditionnelle de l’enseignement philosophique
Cette doctrine est encore soigneusement préservée et verrouillée par les gardiens institutionnels de la corporation des professeurs de philosophie : inspecteurs généraux et régionaux, associations d’enseignants, universitaires de la discipline. Malgré des contestations de plus en plus vives en leur sein 1, on peut dire que les professeurs de lycée y adhèrent et concourent à maintenir la situation bloquée, comme le récent rejet d’une réforme pourtant timide l’a bien montré.
Cela n’a rien d’étonnant : les enseignants de philosophie sont recrutés et formés sur des critères exclusivement universitaires. Or beaucoup d’étudiants choisissent la philosophie pour des raisons essentiellement personnelles, parce qu’ils sont tourmentés par des interrogations, des questionnements qu’ils souhaitent approfondir. Par suite, le choix de la carrière enseignante, qui est à peu près la seule voie qui s’offre à eux s’ils veulent continuer à pratiquer la philosophie à plein temps, répond moins à un désir pédagogique de faire partager une passion intellectuelle qu’à la nécessité prosaïque de gagner sa vie. Dans ces conditions, l’enseignement à un seul niveau – la terminale – et dans des classes qui ne posent pas trop de problèmes – les lycées d’enseignement général et technologique – leur permet de limiter au minimum incompressible leur réflexion didactique, et de réduire leur démarche d’enseignement à des formes (le cours magistral, la dissertation) qui sont aussi proches que possible des formes universitaires qui sont les seules qu’ils aient jamais connues.
Dans les autres disciplines ( français, mathématiques, sciences, langues , etc.), leur très large étalement sur de nombreux niveaux ( de la sixième à la terminale) et dans plusieurs filières à finalités très différentes ( enseignements généraux, technologiques et professionnels ) oblige les futurs enseignants à un effort d’adaptation, de transposition et de diversification des objectifs , des méthodes, des techniques, qui interdit de faire l’économie de la pédagogie. L’enseignement philosophique français, limité à le seule terminale ( cas désormais unique en Europe) permet à ses protagonistes de prétendre encore pouvoir se passer d’une réflexion pédagogique et didactique , au motif que la philosophie serait sa propre pédagogie.
Dans ces conditions, il n’y a rien d’étonnant à ce que l’idée d’une pratique de la philosophie dès le plus jeune âge – c’est-à-dire dès la maternelle – soit venue en France sous l’impulsion de l’étranger.
Les pratiques nouvelles de « philosophie pour enfants »
Ce mouvement a été initié aux Etats-Unis par Matthew Lipman, créateur d’un programme de « Philosophie pour enfants » ( Philosophy for children). Ce programme repose sur une série de romans, correspondant chacun à un niveau d’âge. Ils servent de point de départ à des débats et des discussions permettant de constituer la classe en « communauté de recherche » ( community of inquiry).
L’idée a été reprise dans divers pays du continent américain , notamment au Brésil ( où plus d’un millier de classes pratiquent la méthode Lipman) et Canada ( où de nombreuses recherches didactiques ont été menées autour de ce thème2). En Belgique, dans le cadre du cours de morale institué au primaire comme au secondaire, elle a été mise en pratique essentiellement sous la forme de dilemmes moraux visant à une confrontation des représentations sur des questions éthiques.
En France, les activités philosophiques en classe se sont multipliées dans l’enseignement primaire depuis une dizaine d’années, au point que certains ont pu parler de « l’émergence d’un nouveau genre scolaire »3. Plusieurs colloques ( Paris 2001, Rennes 2002, Balaruc 2003, Caen 2004, Poitiers 2005) ont eu lieu, témoignant d’une reconnaissance officielle de ce type de pratique par le Ministère. Depuis la rentrée 2002, une demi-heure hebdomadaire de débat est inscrite à l’emploi du temps de toutes les classes primaires, ce qui lui donne un cadre institutionnel où elle peut se développer .
Entre l’école primaire et le lycée, où la philosophie, même si elle n’est officiellement présente comme discipline qu’en Terminale, peut être enseignée dès la classe de seconde par le biais de l’ECJS et des TPE, entre autres, le collège constituait jusqu’ici un « trou noir », un hiatus d’autant plus choquant que la pré adolescence, entre 11 et 16 ans, est un âge où l’on se pose beaucoup de questions « philosophiques ». Ce hiatus commence à être comblé : des initiatives se font jour pour organiser des discussions à visée philosophique, d’abord en SEGPA, puis maintenant dans les classes dites « normales »,notamment par le biais d’IDD ( Itinéraires de découverte) consacrés entièrement à ce type d’approche. Les échos de ces expériences montrent un intérêt passionné de la part des élèves, à tel point que des professeurs de français ou d’autres disciplines sont prêts à s’y engager leur tour.
On peut donc dire que cet essor témoigne d’un besoin réel, voire d’une nécessité dans le monde contemporain où l’incertitude sur les valeurs fondamentales va de pair avec un ensemble d’urgences – démocratiques, sociales, écologiques – qui exigent une réflexion de chaque citoyen sur les finalités de la vie sociale. C’est pourquoi certains ont pu parler d’un « droit à la philosophie » qui s’inscrirait dans le cadre des droits à la liberté d’opinion, d’expression et de pensée reconnue à l’enfant ( articles 12,13 et 14 de la CDE).
Les professeurs de philosophie devant un choix crucial
Les enseignants actuels de philosophie, formés à l’Université à une conception de la philosophie universitaire sont, dans leur majorité, on l’a vu, tentés de restreindre l’enseignement de la philosophie à la seule classe de Terminale.
Or avec l’émergence des nouvelles pratiques du philosopher, vont bientôt arriver au lycée des élèves pour qui la philosophie ne sera plus une activité inconnue, vaguement initiatique, et objet d’une curiosité intense avant, trop souvent, de susciter une déception profonde.
Ces élèves, qui auront pratiqué la philosophie durant des années, essentiellement sous la forme de discussions argumentées précédées et suivies par la production de textes libres et la lecture de textes en rapport avec les sujets débattus, débarqueront en Terminale avec l’idée de continuer à pratiquer la philosophie ainsi.
Les professeurs de philosophie seront donc devant un choix. Ou bien ils continueront de s’arc’bouter sur des positions intenables, et ils s’exposeront à une disqualification suicidaire de l’enseignement philosophique au Lycée, donnant des arguments à tous ceux qui rêvent d’en faire un enseignement purement optionnel. Ou bien ils s’ouvriront à ces nouvelles pratiques et même y participeront : c’est ainsi que plusieurs enseignants de philosophie ont accepté, dans le cadre d’une opération menée en Seine-Saint-Denis par la Fondation 93, d’aller dans des classes de SEGPA animer des discussions sur des thèmes philosophiques.
Ils y seront encouragés par certains philosophes universitaires qui ne considèrent pas ces nouvelles pratiques comme une trahison de la philosophie ni comme un enseignement au rabais qui usurperait la qualification de philosophique.
Ainsi François Dagognet, professeur émérite à l’Université de Paris 1, écrit-il à la fin de sa préface à l’ouvrage d’Anne Lalanne, Faire de la philosophie à l’école élémentaire : dans ce type d’atelier, « l’élève apprend à penser ». Alors que « l’enseignement traditionnel [de la philosophie] va droit dans le mur » et « risque de susciter l’ennui », avec les nouvelles pratiques l’élève « va jusqu’à échanger avec ses semblables. Il se sensibilise aux mots essentiels. Il s’interroge ». C’est pourquoi le livre qui en fait la relation « déstabilise les dogmatiques ».
Yves Michaud, professeur de philosophie à la Sorbonne, fondateur de l’Université de tous les savoirs, a écrit un ouvrage La philo 100% ado , où il décrit le travail philosophique effectué avec des collégiens.
Jean-Luc Nancy affirme clairement : « Ce que nous appelons encore« enseignement de la philosophie » doit connaître une mutation à laquelle aucune réforme des programmes de la seule terminale ne peut suffire. La première et minimale condition en est, de toute évidence, le développement d’une culture philosophique ou pré-philosophique ( ce que Hegel entendait par philosophische Bildung ) bien avant la terminale (…). Il faut qu’aujourd’hui le jeune élève puisse découvrir l’exercice de la pensée réfléchie et critique bien avant d’être formellement exposé à l’épreuve des textes, opérations et outils proprement philosophiques ». Jean-Luc Nancy fut lui-même un pionnier en la matière, puisqu’il mena une expérience de « Philosophie en cinquième » dès les années 1970.
S’il s’enferme dans le ghetto de la terminale ( et a fortiori de la terminale générale et technologique, en refusant même l’extension aux lycées professionnels, qui sont actuellement privés de philosophie), l’enseignement philosophique est condamné à mourir. Sa seule chance de survie est de rejoindre le mouvement qui considère, avec Montaigne, que « la philosophie, on a grand tort de la peindre inaccessible aux enfants (…). Puisque la philosophie est celle qui nous instruit à vivre, et que l’enfance y a sa leçon comme les autres âges, pourquoi ne la lui communique-t-on pas ? ». « La philosophie a des discours pour la naissance des hommes comme pour la décrépitude ». « Ni le plus jeune âge ne se refuse à la philosophie, ni le plus vieil ne s’en lasse ».
François GALICHET
Professeur émérite de philosophie
IUFM d’Alsace et Université de Strasbourg 2.
Bibliographie indicative :
Michel Tozzi coord., L’éveil de la pensée réflexive à l’école primaire, Hachette Education, 2001
J.Chatain, J-C Pettier, Textes et débats à visée philosophique au cycle 3, au collège , SCEREN-CRDP de Créteil, 2003.
Yves Michaud, La philo 100% ado, Bayard Jeunesse, 2003
A.Lalanne, Faire de la philosophie à l’école primaire, ESF, 2002
François Galichet, Pratiquer la philosophie à l’école, Nathan, 2004.
http://www.pratiques-philosophiques.net/ ( espace d’informations et de publications sur les nouvelles pratiques d’enseignement philosophiques)
Notes
1 Contestations qui s’expriment en particulier par le biais de l’ACIREPH, qui milite pour une extension de l’enseignement philosophique à des filières ( lycées professionnels) et des niveaux ( seconde et première ) où il n’est pas encore introduit.
2 Cf M.F Daniel, La philosophie et les enfants, Montréal, Editions Logiques, 1992, et P.Laurendeau, Des enfants qui philosophent, Montréal, Editions Logiques, 1996.
3 Cf Les activités à visée philosophique en classe : l’émergence d’un genre ? M. Tozzi dir., SCEREN CRDP de Bretagne, 2003.