Record inquiétant : la France est championne du monde de la pédophilie. Second record peut-être : le nombre d’enseignants impliqués et poursuivis dans ce genre d’affaire, parfois à tort. L’ouvrage de Claude Lelièvre et Francis Lec analyse le phénomène,le situe dans l’histoire de l’Ecole et appelle les enseignants à se saisir du droit.
FJ- Pour un enseignant votre ouvrage est tout à fait impressionnant. Presque inquiétant. En effet on y apprend que la France est devenue ces dernières années championne d’Europe des cas de pédophilie et vous citez de nombreux exemples d’enseignants traduits en justice. Comment expliquer cela ?
Claude Lelièvre : Les statistiques le prouvent, la France détient en Europe la palme d’or de la répression en matière sexuelle. Et c’est un phénomène récent qui va s’accélérant. Les condamnations pour infractions sexuelles ont doublé en quinze ans ( passant de 5200 en 1984 à 9500 en 2001), et les condamnations de viols sur mineurs de moins de 15 ans ont été multipliées par onze. En 2003, près du quart des détenus condamnés étaient en prison pour des agressions sexuelles : 23% en 2003 ( contre 4% en 1976, 8% en 1986 et 14% en 1996 ). Il est très vraisemblable que cette augmentation très rapide soit surtout la conséquence d’une autre façon de considérer les choses, et d’une plus grande sensibilité à l’état des victimes, en particulier lorsqu’il s’agit de mineurs. Ces vingt dernières années, c’est devenu une opinion commune que de considérer que l’enfant abusé est un enfant « détruit », que le dommage précoce est un dommage « vital », d’autant plus qu’il est admis que « tous les problèmes viennent de l’enfance ». Dans ces conditions, les enseignants se trouvent de fait très « exposés ». Et, comme nous le montrons dans le détail juridique ( bon à connaître…), ils risquent particulièrement gros.
FJ- Parmi les choses les plus surprenantes, il y a l’évolution de l’institution scolaire, passée de la cécité au lâchage immédiat de l’enseignant soupçonné, quels que soient ses états de service. Là aussi, cela mérite explication. Est-on en train d’imposer une inquisition morale ? S’agit-il de la participation de l’Ecole à une hystérie collective ? S’agit-il d’un simple phénomène bureaucratique ? Est-ce révélateur d’une crise de l’institution ?
Claude Lelièvre : La circulaire Royal d’août 1997, faisant suite à une déferlante médiatique sans précédent sur les affaires de pédophilie en juin de cette même année, a eu sans aucun doute le mérite de porter un coup décisif à une certaine « culture de l’étouffement » qui pouvait parfois prévaloir dans l’institution scolaire ( publique ou privée ). Elle impose en effet sans délai le « signalement » à tout enseignant lorsqu’il y a « connaissance directe des faits », sous peine de poursuites. Mais, plus généralement, la parole de l’enfant, qui avait été longtemps quelque peu discréditée, devient en quelque sorte sacralisée. Comme n’hésite pas alors à l’écrire la journaliste du « Nouvel Observateur » spécialisée dans le domaine de l’éducation, « l’adage « mieux vaut un coupable en liberté qu’un innocent en prison » est devenu » mieux vaut un innocent en prison qu’un pédophile en liberté » ». Le nombre de plaintes retenues et de mises en examen d’enseignants double dans les années qui suivent. Or nous savons, avec le recul du temps, que seul un quart des enseignants mis en cause ont été reconnus coupables quelques mois ( ou souvent quelques années ) plus tard. Dans trois cas sur quatre les accusations se sont trouvées infondées. Et cela continue. On imagine les drames humains ( et familiaux ) que cela a entraîné. Parfois avec pour terme le suicide. Dans notre livre, nous restituons un grand nombre de ces histoires dramatiques, en mettant en valeur leurs sources diversifiées ( « les nouveaux risques du métier » ) dont il convient à coup sûr de se méfier. D’autant que le « parapluie » institutionnel qui pouvait naguère fonctionner dans le sens de l’étouffement, peut désormais fonctionner dans le sens du « signalement » par précaution, pour « se mettre à l’abri ».
FJ- Finalement, qu’est-ce que ce sujet nous apprend des rapports entre l’Ecole et la loi ? Est-ce une facette d’une judiciarisation accrue de l’Ecole ou, au contraire, la révélation de son incapacité à laisser entrer la loi ?
Claude Lelièvre : Il y a, de façon générale, un phénomène de judiciarisation qui touche toutes les institutions et les professions ( y compris par exemple celles de santé ), et à laquelle l’institution scolaire n’échappe pas. Mais cela met aussi en évidence une certaine crise spécifique de l’institution-école, qui ne peut plus fonctionner comme un sanctuaire, en particulier dans le domaine sexuel. Le caractère quelque peu « sacré » et en tout cas « à part » de l’Ecole passait par un certain sacrifice sexuel, ou à tout le moins une sexualité très surveillée et très normée des enseignants. Nous racontons avec force détails ( parfois pittoresques ou surprenants ) comment l’Ecole publique laïque s’est longtemps de fait alignée ( dans sa concurrence avec le privé ) sur l’Ecole catholique voire sur le modèle des congrégations dans le domaine sexuel. Le célibat a d’abord été encouragé, puis les couples pédagogiques et l’endogamie enseignante. Tout cela est bien fini. Désormais, signe indubitable de l’effondrement de l’école-sanctuaire, les enseignants ne sont plus sommés d’avoir une vie sexuelle très réservée et exemplaire : la plupart d’entre eux vivent en couple ; et qui plus est, en couples assez souvent « libres » et parfois d’homosexuels, ce qui paraissait impensable il n’y a pas si longtemps. L’ordre institutionnel n’est plus en pouvoir de mettre de l’ordre en son ordre. Les professeurs apparaissent désormais comme des hommes et des femmes comme tout le monde, mais aussi comme des justiciables comme tout le monde. Des gens ordinaires en somme.
FJ- Evidemment, cela pose aussi la question du rapport à l’élève. Peut-on enseigner sans séduire ? Pendant longtemps, les enseignants ont pu se barricader derrière l’idée que l’élève n’avait pas de corps et des relations assez distantes ( comparées à celles qui existent dans d’autres pays ) avec les jeunes : prof enseignant et non éducateur. Cette posture de l’enseignant est mise à mal. Est-ce une bonne chose ?
Claude Lelièvre : Nous avons effectivement consacré tout un chapitre dans notre livre aux « enseignants en proie aux désirs et aux phantasmes dans la classe », mais ce n’est pas un phénomène vraiment nouveau. Il est d’ailleurs précédé d’un autre chapitre qui dit ce qu’il en est de la « maïeutique » socratique et du désir » platonique » de connaissance…Cela remonte donc loin, et cela va loin… Ce qui est sans doute nouveau, c’est la multiplication relative des « liaisons dangereuses » entre élèves mineurs et professeurs, et surtout leur banalisation dans les médias lorsqu’il s’agit de professeurs femmes. Nous en donnons de nombreux exemples précis. Il en va foncièrement autrement lorsqu’il s’agit de professeurs hommes, car la menace d’accusation de pédophilie a été réactivée par les retombées de l’affaire Dutroux et la mise en place de la circulaire Royal de 1997.
FJ- Quels conseils peut-on donner aux enseignants et à l’Ecole pour stopper les doubles dérives, celles de la pédophilie et celle des destins brisés à tort ?
Claude Lelièvre : D’abord, à l’évidence, des conseils de prudence, en particulier face aux « nouveaux risques du métier » que nous détaillons concrètement dans notre livre ( affaires pénales précises à l’appui, parfois surprenantes ), et dont il convient de prendre la mesure. Se rappeler que si le professeur doit sans aucun doute séduire, il ne saurait sans danger devenir séducteur. La relation de séduction est en effet nécessaire en bonne pédagogie ( comme nous le montrons depuis Platon et la figure de Socrate ) ; bien tempérée, elle est en effet structurante ; au-delà, l’abus narcissique et sexuel menace…Enfin, et peut-être surtout dans la situation présente, il faut lutter pour que l’écoute de la parole des enfants et les expertises soient améliorées en même temps que la présomption d’innocence soit effectivement reconnue. Francis Lec, co-auteur de l’ouvrage et avocat-conseil national des Autonomes de Solidarité laïque, fait des propositions précises qui méritent d’être connues, défendues et prises en compte. Désormais, puisqu’il y a judiciarisation, il faut qu’il y ait la meilleure justice possible ;et , puisque l’Ecole et les enseignants sont désormais saisis par le droit, il faut qu’ils s’en saisissent à leur tour, et de façon précise… D’où ce livre, d’un historien et d’un avocat.
Claude Lelièvre
« Les profs, l’école et la sexualité », est paru en avril 2005 aux éditions Odile Jacob ; 350 pages, 25 euros.
Claude Lelièvre est professeur d’histoire de l’éducation à la Faculté de Sciences humaine et sociales-Sorbonne ( Paris V )
Francis Lec est avocat, ex-bâtonnier du barreau d’Amiens, avocat conseil-national des Autonomes de Solidarité laïque.