Dans le « Traité établissant une constitution pour l’Europe » qui sera soumis à référendum en France dans quelques semaines, l’éducation occupe une place réduite. Elle est mentionnée dans la partie I du traité comme l’un des « domaines d’action d’appui, de coordination ou de complément » (article I-17), loin derrière les compétences exclusives et partagées de l’Union. L’article 74 de la partie II précise que « toute personne a droit à l’éducation, ainsi qu’à l’accès à la formation professionnelle et continue. » Enfin, les deux articles (282 et 283) de la partie III consacrés aux politiques « éducation, jeunesse, sport et formation professionnelle » de l’Union ne font que reprendre les principes déjà présents dans le traité de Maastricht. La portée des initiatives européennes dans le champ de l’éducation reste strictement limitée par le respect de « la responsabilité des Etats membres pour le contenu de l’enseignement et l’organisation du système éducatif ». Rien de neuf donc et pas de débat.
Pourtant, depuis 1987, l’Union européenne a lancé de nombreux programmes qui concernent l’éducation. Le plus célèbre et sans doute également le plus réussi est le programme Erasmus qui aide les étudiants européens à effectuer une partie de leur formation dans une université hors de leur pays d’origine mais qui vise également à harmoniser certaines pratiques au sein des pays de l’Union afin de faciliter la circulation des personnes et des compétences. Parmi les effets de ces initiatives, citons la généralisation du LMD (Licence – Master – Doctorat) dans l’enseignement supérieur et du système d’accréditation commun ECTS (European Credit Transfer System). Pour l’instant, ces programmes de coopération et d’harmonisation ne concernent que l’enseignement supérieur et la formation continue. Dans le domaine de l’enseignement obligatoire, primaire et secondaire, les initiatives regroupées au sein du programme Comenius, sont plus timides, plus spécialisées, par exemple dans le domaine des TICE ou des langues, avec des résultats mitigés, parfois décevants.
L’harmonisation des systèmes nationaux d’enseignement obligatoire européens n’est pas à l’ordre du jour ; pas davantage que ne l’est la mobilité des enseignants et des élèves à ces niveaux. La Commission européenne se contente d’encourager les coopérations entre les acteurs de l’éducation, en privilégiant les acteurs de terrain, enseignants et chefs d’établissement notamment. Ces coopérations visent à améliorer les connaissances réciproques mais également à encourager l’échange de « bonnes pratiques », ces deux objectifs se rejoignant dans l’idée de « fertilisation croisée » : l’observation comparative et la coopération sont censées favoriser l’introspection critique, le transfert d’expériences et de savoir-faire, sources potentielle d’évolution et d’amélioration des pratiques.
Les enseignants qui se sont trouvés impliqués dans de tels projets coopératifs en connaissent l’intérêt. Ils ont goûté le plaisir de voyager et de recevoir à leur tour des correspondants étrangers, de travailler ensemble, d’analyser les pratiques des autres par l’observation directe et de réfléchir en retour sur les leurs. Mais ils ont pu aussi s’interroger sur les finalités de tels échanges. Les effets positifs de coopérations interculturelles, nécessairement limitées dans le temps, s’estompent rapidement avec la routine qui revient. Les pratiques pédagogiques qui apparaissent comme efficaces dans leur milieu culturel d’origine ne résistent généralement pas à l’épreuve du transfert dans un autre bain culturel et une autre organisation éducative. Que peut-on attendre enfin de projets qui ne touchent qu’une infime minorité d’enseignants et de chefs d’établissements ?
Tous les pays cependant n’abordent pas ces questions et les difficultés que posent les projets coopératifs européens dans les mêmes conditions. Parmi les obstacles que les équipes françaises doivent surmonter de façon spécifique, on cite souvent celui de la langue. Nos voisins ont la réputation, méritée semble-t-il, de mieux maîtriser l’anglais, langue véhiculaire européenne, que nous. Un autre obstacle tient à l’organisation de notre système éducatif qui donne beaucoup d’autonomie aux enseignants dans le champ de l’action pédagogique et laisse très peu de marges de manoeuvre aux établissements pour mettre en oeuvre des actions qui sortent de l’ordinaire. Nous partageons cette caractéristique organisationnelle avec les pays du Sud de l’Europe. Dans les pays du Nord au contraire, les établissements disposent d’une vraie autonomie et de réelles marges de manoeuvre, par exemple pour concevoir et mettre en oeuvre un projet d’établissement et pour mobiliser des moyens qui permettront aux enseignants de participer à des projets coopératifs. Les chefs d’établissement français ne disposent généralement pas de telles possibilités. La règle est plutôt que les enseignants s’engagent de façon volontaire et quasi-bénévole, tant les moyens disponibles en heures supplémentaires ou en heures de décharge sont limités et prioritairement affectés à l’enseignement. Dans ces conditions, la participation des établissements scolaires français à des actions coopératives européennes ne peut être que limitée ; elle est souvent très inférieure à celles de nos voisins du Nord de l’Europe mais également depuis quelques années de l’Espagne ou de l’Italie.
Au-delà de l’organisation, ce qui est en jeu ici, c’est le cadre dans lequel est défini le métier d’enseignant. Le système français place la plus grande partie de la responsabilité de l’éducation sur les enseignants et en accorde peu aux établissements. Sur ce plan, les systèmes éducatifs d’Europe du Nord apparaissent plus équilibrés : ils permettent aux enseignants de participer dans des conditions normales à des actions qui concernent la vie de l’établissement dans son ensemble.
Nous nous trouvons ici face à un problème redoutable car il met en cause certains fondements de l’organisation de notre système éducatif et, sans doute aussi, de nos représentations du rôle de l’éducation dans la culture. Le projet européen ne doit pas conduire à nous faire renoncer à ce qui nous est cher et à quoi nous tenons. En revanche, il contribue à nous faire prendre conscience des obstacles qui nous empêchent d’accéder à ce que peut-être nous désirons aussi : nous rapprocher, dans le domaine de l’éducation, de nos voisins européens.
Serge Pouts-Lajus