Dossier spécial
Pierre Salat, qui fut professeur au lycée puis à l’Université Blaise-Pascal (Clermont-Ferrand), est passionné d’art dramatique, mais il est aussi conteur. Il n’a pas oublié les poètes latins, et vient de publier la suite de son Verborum ratio. L’ouvrage s’intitule Poetarum opificina, et utilise les statistiques pour étudier le lexique de la poésie latine. Après Térence, Lucrèce, Catulle et Virgile, Pierre Salat s’attaque à Horace, Tibulle, Properce, Ovide, Sénèque (les tragédies), Lucain, Valerius Flaccus et Juvénal. La conclusion, sur les « mots sensibles », montre que la sensibilité peut s’allier à l’esprit scientifique. Laissons l’auteur présenter lui-même son parcours :
« Aux débuts de l’informatique scolaire, deux de mes collègues et moi-même avions conçu une douzaine de logiciels pour l’apprentissage du latin. Cela allait de l’apprentissage des déclinaisons et conjugaisons jusqu’à un logiciel de scansion semi-automatique des hexamètres, en passant par un calendrier romain. Mais ces logiciels étaient écrits pour les ordinateurs de l’époque, à mémoire très limitée. Je suis encore très fier d’avoir conçu un logiciel de constructions de phrases latines (simples) baptisé Sententia, et qui a été diffusé dans les collèges français à de très nombreux exemplaires. Je crois que s’il était transcrit pour un ordinateur actuel, il rendrait encore bien des services. »
François Gadeyne. – Comment faut-il lire votre ouvrage ?
Pierre Salat. – Ce livre n’est pas fait pour être lu d’une traite, mais pour être consulté. Ceux qui répugnent aux méthodes statistiques peuvent ne lire que les conclusions de chaque chapitre et -bien entendu-, la substance du chapitre sur « les mots sensibles » qui est une conclusion et un élargissement de l’ensemble.
FG. – Pouvez-vous résumer en quelques mots la méthode que vous avez suivie pour étudier le lexique de la poésie latine ?
PS. – Cette méthode consiste à comparer, pour chaque mot étudié, la fréquence de ce mot chez tel ou tel auteur, dans telle ou telle oeuvre à sa fréquence dans une BASE censée présenter des fréquences moyennes et
1) à en tirer des écarts, positifs ou négatifs ;
2) à interpréter ces écarts grâce à une formule statistique adéquate ;
3) à classer ces écarts pour ne retenir que les plus élevés, donc les plus significatifs, soit comme mots clés (écarts positifs) soit comme mots évités (écarts négatifs).
FG – Cette méthode a-t-elle évolué, depuis votre Verborum ratio (1991) ?
PS. – Cette méthode a évolué pendant la rédaction de VERBORVM RATIO qui m’a pris bien des années (25 ans), assez peu dans le temps (10 ans environ) qui a été consacré à POETARVM OPIFICINA.
FG – Avez-vous eu recours à des outils informatiques ?
PS. – Oui évidemment. Mais j’ai commencé à une époque où l’informatique était encore dans son enfance et les appareils réservés aux scientifiques, donc peu accessibles aux littéraires : un ordinateur domestique d’aujourd’hui a des performances très supérieures à un ensemble d’alors qui occupait toute une grande pièce.
J’ai donc commencé mes calculs avec des tables de logarithmes, puis avec des calculettes de plus en plus perfectionnées, enfin avec des ordinateurs scolaires aux possibilités très limitées.
FG – Que nous dit la fréquence d’un mot en poésie sur une éventuelle « valeur poétique » de ce mot ? Ratio serait-il plus poétique qu’amor ?
PS. – La fréquence d’un mot en poésie ne dit rien par elle même. Elle ne donne de renseignements que par comparaison avec sa fréquence en prose. Par exemple amor a, par rapport à la prose, un écart de +18,44 qui en fait le 4e mot clé de la poésie ; ratio a un écart de -16,94 qui le range au 49e rang des mots évités en poésie. Quant à une éventuelle « valeur poétique », avec des connotations sentimentales, elle reste du domaine de l’interprétation personnelle, c’est-à-dire de la sensibilité, pas des chiffres !
FG – Les enseignements que vous tirez de votre étude sont-ils uniquement de l’ordre de la poétique ?
PS. – J’espère bien que non ; encore faudrait-il définir ce que l’on entend par « la poétique ».
FG – Quelle spécificité le corpus latin présente-t-il pour l’analyse lexicale ? Un travail comparable a-t-il été réalisé pour la littérature grecque ?
PS. – Aucune, sauf d’être un corpus fermé, c’est-à-dire auquel on peut fixer des limites chronologiques. On a écrit en latin au moyen âge et même longtemps après, mais ce n’est plus le même latin. Mon corpus va des origines (textes latins littéraires les plus anciens) jusqu’à l’apparition d’une littérature chrétienne.
Pour la littérature grecque, c’est différent : on continue à PARLER grec encore aujourd’hui. Mais je ne connais pas de travaux analogues aux miens portant sur la littérature grecque classique.
FG – Peut-on imaginer des applications pédagogiques de votre travail ?
PS. – Peu d’applications s’il s’agit d’un apprentissage du latin à un niveau élémentaire. Cependant une étude statistique du vocabulaire permet de dégager des listes des mots les plus fréquents, sans distinguer prose et poésie, donc les plus utiles à apprendre. Cela a déjà été fait mais pas par moi et dans des conditions, à mon sens, pas tout à fait satisfaisantes. Mais cela nous entraînerait trop loin. Je signale seulement que j’ai écrit sur ce sujet un article critique intitulé « Les vocabulaires de base du latin » (bulletin du Groupe d’Études de L’Université de Clermont).
Nota : l’article cité par Pierre Salat faisait suite à la parution du Vocabulaire de base du latin de G. Cauquil et J.-Y. Guillaumin (Besançon, ARELAB, 1984), et établissait les limites de l’usage pédagogique d’une table fréquentielle élaborée à partir de données uniquement quantitatives.