Née en 1996, la liste de diffusion d’histoire-géographie H-Français a donné naissance à une des premières communautés éducatives issues d’Internet. L’étude pionnière de Dominique Pascaud montre le rôle de la liste de diffusion dans la diffusion de l’innovation pédagogique et dans la construction d’une identité professionnelle.
H-Français est une liste professionnelle de professeurs d’Histoire géographie avec 1500 abonnés en 2004, soit un taux d’adoption de 5% par la communauté de référence, ce qui est supérieur aux standards habituels. Elle se veut un espace de mutualisation quand la petite association des Clionautes qui en assure la continuité éditoriale met davantage l’accent sur la promotion des TICE.
En 2001 nous avions mis en ligne sur la liste un questionnaire en 3 parties : des éléments de trajectoire professionnelle, des questions sur les pratiques pédagogiques et les usages de la liste, d’autres sur les attentes et les représentations professionnelles des colistiers).
Les 164 formulaires de réponses obtenus ont été complété par des entretiens, une exploration longitudinale dans les archives de la liste sur 2 périodes de 8 mois chacune en 2000/2001 et 2003/2004, enfin l’observation des contributions pédagogiques sur les sites académiques, personnels ou portails en HG en 2003.
Les colistiers au crible du questionnaire
Les formulaires de réponse permettent de tracer un portrait plutôt décalé :
– ce sont majoritairement des hommes qui ont répondu (71 %).
– ils exercent plutôt en lycée (53 %)
– les agrégés avec 31 % de l’effectif, pèsent plus que leur poids numérique sur le terrain, chiffre accru si l’on ajoute les universitaires
– les colistiers sont fortement enracinés dans le métier : l’ancienneté dans le poste est élevée (10ans), les 40/60 ans dominent
– ils sont très attentifs à la liste et la plupart d’entre eux consultent chaque jour la douzaine de messages (11.2 en 2001) qu’ils reçoivent
– ils fréquentent plus les sites portails qui mutualisent des cours en ligne ou les « sites persos » de collègues que les sites académiques ou même que le site des clionautes qui à dire vrai était en léthargie au moment de l’enquête
La liste a bénéficié de sa précocité et du vide institutionnel initial pour s’imposer seule, affichant haut et fort son indépendance. Si la méfiance à l’égard des sites académiques, perçus comme inféodés aux inspecteurs, a parfois trouvé à s’exprimer, la situation est paradoxale car nombre de colistiers sont très impliqués dans l’institution : plus d’un quart des réponses (un tiers si on ajoute les maîtres de stage) émanent de collègues bénéficiant de décharges diverses.
Les pratiques de la liste au fil des messages
Trois catégories de thèmes émergent : des informations d’ordre général (disciplinaire, professionnel, technique), des demandes ponctuelles (pédagogiques, professionnelles …), des échanges (manuels, programmes, expériences pédagogiques…mais aussi débats parfois très vifs sur le métier ou sur l’actualité).
Le fait saillant c’est la très forte polarisation dans l’émission puisque, si nous avons pu identifier sur les deux périodes presque 600 noms d’émetteurs (pour 1500 colistiers annoncés) 36 cumulent à eux seuls plus de 50 % des messages en 2000 comme en 2004 et 10 d’entre eux (7 lycée, 2 universitaires, 1 iufm, aucun collège) totalisent autour de 30 % en 2001.
Ces gros émetteurs sont très occupés : 20% des messages émanent des webmestres de sites académiques HG, 25 % d’universitaires, profs de prépas ou formateurs Iufm, 25 % de webmestres de sites thématiques liés à l’HG, seuls 17 % des messages viennent de professeurs de base sans responsabilité apparente.
Comme plus de 200 des 600 émetteurs identifiés sont animateurs d’un site perso ou auteurs de propositions pédagogiques présentées sur un site portail de mutualisation ou labellisées sur un site académique, la liste acquiert ainsi le statut de vitrine et fonctionne du coup comme une petite agora d’autant plus utile qu’elle est la seule.
La liste plafonne et les émissions ont baissé malgré un renouveau des émetteurs :
– plus de la moitié des colistiers reste inerte sur la liste et se comporte en « passagers clandestins »
– la fluidité est grande d’une année sur l’autre : la moitié des 36 gros émetteurs de 2001 n’envoient rien en 2004
– retraits et désengagements sont fréquents pour les plus impliqués
En fait la non-intervention est la règle car les enjeux sont ailleurs ce qui n’empêche ni de consulter régulièrement, ni d’envoyer ponctuellement un message.
Les attitudes face au métier : des identités professionnelles composites
Une majorité des initiateurs et des moteurs de la liste appartiennent au courant de la rénovation pédagogique et plusieurs déplorent l’écart entre leurs choix privilégiant l’activité de l ‘élève ou l’innovation et les réalités d’une liste parfois tentée par la grogne corporatiste. Il est du coup intéressant de s’attarder sur les réponses à cette partie du questionnaire.
* les évolutions les plus marquantes depuis 10 ans dans l’enseignement de l’HG :
– 35 % se félicitent de la fin du cours magistral, de l’essor de la mise en activité des élèves autour de documents
– 23 % relèvent les mutations des 2 disciplines (vers plus de complexité et de réflexion, moindre place pour la mémorisation) ainsi que l’ouverture des programmes (mémoire, minorités, environnement …)
– 22 % notent la percée des Tice
– 20 % se plaignent de la valse des programmes et de la superficialité.
Ainsi le positif l’emporte largement pour 80 % d’entre eux qui valorisent fortement la transformation de leur posture pédagogique dans la classe et pour qui l’HG apparaît comme une discipline dépoussiérée et conquérante.
* Ils devaient ensuite formuler des souhaits :
– une pédagogie plus ouverte (17%) corrélée à l’idée d’un enseignement vivant, concret, moins complexe et moins intellectualisant
– le recentrage des programmes (22%) sur peu de thèmes pour avoir vraiment le temps de les traiter
– une revalorisation du disciplinaire (10 %) sacrifié à l’occupationnel
* Les craintes pour l’avenir ont entraîné une plus grande dispersion des réponses. Quand 7% craignent les risques d’un repli sur « le conservatisme ambiant », les autres réponses ont une tonalité pessimiste puisque se trouvent dénoncés :
– la superficialité croissante (12 %)
– la dérive de l’HG vers un « verbiage sciences sociales » (9 %)
– l’écartèlement imposé entre ecjs, tpe ou idd (23 %)
– les réductions d’horaires (29 %)
La réalité semble plus nuancée que l’opposition rapide, qui apparaît parfois en filigrane dans les débats internes, entre une poignée de partisans de l’ouverture pédagogique qui feraient flèche de tout bois et un ventre mou passif, conservateur, corporatiste.
Si les mutations de l’enseignement de l’histoire géographie (le passage de disciplines vouées à la nomenclature et à la mémorisation au souci de privilégier la réflexion) ont été perçues comme importantes et positives par de nombreux professeurs, si la position relative de ces disciplines semblent s’être plutôt renforcée dans l’ordre scolaire (le bac à l’écrit a donné un statut de discipline importante), les craintes d’une dégradation inéluctable se combinent à des attitudes ouvertes, voire novatrices.
Cinq propositions en guise de conclusion
1. la liste contribue à éclairer un paysage professionnel opaque pour la majorité des acteurs
Elle offre une visibilité accrue dans un univers professionnel marqué par l’opacité alors que sur la liste les échanges sont d’une toute autre nature; l’image professionnelle se construit en pleine lumière sous les yeux de tous, les pairs certes mais aussi l’encadrement institutionnel.
2. la liste est un vecteur potentiel pour des stratégies de mobilité professionnelle
Nombre des personnes les plus impliquées ont un profil professionnel singulier sans que l’on puisse décider si leur trajectoire s’est incurvée en participant à la liste ou si leur implication les pousse à aller à la fois vers la liste et vers des responsabilités particulières dans l’Institution (formateurs IUFM, responsables de sites académiques, professeurs relais, chargés de mission d’inspection, professeurs de classes préparatoires, auteurs de manuels ou de logiciels … ).
3. la liste favorise l’expression de l’ambivalence professionnelle des acteurs
Si la liste a pris racine dans le terreau des pionniers de l’innovation pédagogique, la tonalité des échanges est moins marquée par ce parti pris initial ce qui donnerait de la consistance à l’idée d’une identité professorale subsumant les catégories de l’innovateur et du conservateur.
4. la liste favorise la professionnalisation des enseignants par la routinisation de l’innovation
D’une part une confrontation générationnelle implicite contribue à structurer la liste à partir des échanges qui s’opèrent entre « jeunes collègues » qui s’affichent comme tels et « vieux briscards » qui en ont vu d’autres. Les confrontations entre des points de vue différents si elles émoussent sans doute la pointe de l’innovation, installent des routines nouvelles qui cristallisent à l’occasion des débats techniques les plus vifs comme l’étude de cas …
D’autre part elles favorisent la professionnalisation des formateurs d’enseignants et des responsables de sites académiques qui trouvent sur la liste des informations régulières, une profusion d’exemples transposables ainsi qu’un débouché pour leurs éventuelles propositions.
5. la liste contribue à développer des processus d’apprentissage organisationnel
A travers le prisme imposé par la modération se développe une attitude professionnelle plus ouverte à l’enquête et à l’investigation. En introduisant la possibilité de regards croisés, les occasions de vérification publique ainsi que la mise en suspens des évaluations et des attributions les plus négatives, l’exigence « professionnalisme et courtoisie » limite les routines défensives rituelles.
Nous plaidons donc pour la prise en compte de la dimension organisationnelle, construite par les groupes professionnels d’appartenance, du métier de professeur.
Elle est en effet souvent oubliée dans les approches par la pédagogie, par la didactique ou par l’innovation, fut-elle technologique, alors même que le nombre de professeurs s’est accru sensiblement depuis les années 60 et que dans une même discipline les écarts se sont creusés entre leurs trajectoires, leurs pratiques et leurs représentations professionnelles.
Dominique Pascaud
Professeur d’histoire-géographie, formateur associé à l’IUFM.
Voir également la communication de D. Pascaud au 5ième Congrès international d’actualité de la recherche en éducation et en formation.
http://archive-edutice.ccsd.cnrs.fr/edutice-00000691
L’association des Clionautes
http://www.clionautes.org