En matière de lecture, le moins que l’on puisse dire est que les résultats obtenus par les jeunes sont inquiétants. L’enquête internationale PISA met en évidence qu’un élève sur cinq peine à lire en fin de scolarité. 41% d’entre eux ont des difficultés de compréhension d’un texte moyennent difficile, notamment ils ont du mal à établir des liens entre les différentes parties ou à replacer celles-ci dans le cadre d’un savoir commun.
Immédiatement un bouc émissaire est trouvé ! Tout le monde sait que l’enseignement de la lecture, a été profondément réformé il y a une vingtaine d’années, avec l’introduction… de la lecture dite « globale ». Foin de cette méthode donc, source de tous nos maux… revenons à la bonne vieille méthode d’antan et tout sera réglé !…
Malheureusement, en matière d’éducation, les évidences sont trompeuses. Le niveau de la lecture était bien pire il y a plus de vingt ans, comme l’attestent les tests passés… au service militaire ! De plus, il ne faut pas éluder le constat que dans la réalité de l’enseignement, cette méthode «globale» a été fort peu appliquée. Quand on fait le tour des classes, on dénote 4 à 5 méthodes différentes utilisées en parallèle par les maîtres et les maîtresses.
Et si le problème était mal posé ?.. Et s’il fallait envisager les choses autrement ? Par exemple, pourquoi attend-t-on l’âge de 6 ou 7 ans pour apprendre à lire ? Cela avait du sens quand l’école, seul lieu d’apprentissage, débutait à cet âge. Aujourd’hui, l’enfant est surstimulé en permanence par les mots. Les jeux éducatifs, la télévision ou même par les CD-roms ou Internet lui en proposent en permanence. Très jeune, il ressent le désir d’apprendre à lire pour accéder à toutes ces informations. Pourquoi ne favorise-t-on pas plus cette envie immédiate, à cette époque privilégiée où l’enfant est avide de tout savoir ?
Certes, il y a ceux qui pensent qu’avant l’âge de 6/7 ans l’enfant ne possède pas la maturité d’esprit nécessaire. « Pour apprendre à lire, l’enfant doit avoir un âge mental d’au moins 6 ans » ( ! ) écrivent encore certains psychologues. Comment des universitaires bardés de diplômes osent-ils encore écrire cela de nos jours ? Sur quoi se basent-ils ? Cette théorie de la maturité nécessaire pour apprendre à lire ne résiste pas à l’analyse. Toutes les recherches scientifiques entreprises sur le développement et le fonctionnement du cerveau humain, aboutissent à une conclusion identique. La période optimale pour les apprentissages fondamentaux, et la lecture en fait partie, se situe entre la naissance et 4-5 ans.
C’est ce que confirme dans la pratique, nombre de maîtresses d’école maternelle en France, en Belgique et au Québec. Toutefois la réussite est encore plus fabuleuse dans les pays scandinaves. Et là, quand on regarde de près leur succès, on est tout surpris ! L’essentiel de l’apprentissage de la lecture des 3-4 ans des Pays Nordiques se passe devant leur télévision… C’est en suivant avec passion leur dessin animé qu’ils apprennent à décoder. Toute simplement parce que leurs émissions préférées ne sont pas doublées, comme dans les télévisions francophones, elles sont seulement sous-titrées. Le désir de comprendre aidant, les enfants ont vite fait de mettre en relation aventure, personnages et texte !..
Les potentialités intellectuelles du jeune enfant sont immenses. Les premières années de la vie sont cruciales pour l’acquisition des habiletés corporelles ou mentales. Pourquoi ne pas les prendre en compte ? Malheureusement, en matière d’école, l’évolution des esprits est très lente. Les conceptions pédagogiques restent tenaces ! Quand on pense école, on envisage immédiatement : programme, méthode, progression… Pour cet apprentissage, comme pour de nombreux autres, rien de tel… Le jeune enfant apprend à lire comme il apprend à parler ou à marcher : tout naturellement, par une interaction continue avec les autres.
Tout est affaire de désir, tout est affaire d’environnement qui donne envie de déchiffrer et de comprendre des mots ou des textes… Et les propositions sont multiples, des lettres en relief aux cartes à trous, en passant par les innombrables occasions de vie où l’enfant est face à de l’écrit. Il suffit de les saisir au passage ! Les multiples jeux numérisés, plus attrayants les uns que les autres, viennent encore à la rescousse. Bien sûr les parents, à la maison, ont un rôle capital à « jouer ». Plus l’enfant bénéficie de ces stimulations et plus est aiguillonné en lui le processus de compréhension. Pour les enfants de milieux défavorisés, les écoles maternelles peuvent, et doivent, assurer le relais.
Si l’on veut prévenir l’illettrisme et lutter efficacement contre l’échec scolaire, il faut véritablement innover. Pourquoi ne pas susciter l’envie de la lecture en prenant appui sur ce qu’est l’enfant, dès l’âge de 3 ans, et même avant lorsque c’est possible ! Pourquoi rejeter a priori ce qui pourrait être l’une des solutions pour le plus grand nombre – et surtout pour les enfants qui n’ont pas la chance de naître dans un milieu favorable ?
Débarrassé du pensum de l’initiation à la lecture, on peut alors vraiment poser d’autres « bonnes » questions sur l’illétrisme aujourd’hui. Que veut dire vraiment… « apprendre à lire » en ce début de XXIème siècle ?.. Dans une société en mutation, savoir lire ce n’est plus seulement… savoir déchiffrer un texte, c’est en premier comprendre le message.
Mais plus seulement, non plus !.. C’est encore être capable de traiter les multiples informations dont ont besoin les enfants pour mener à bien leurs différents projets d’apprentissage. Au quotidien, les élèves sont entourés de données multiples à décoder ; en permanence, il leur est utile de savoir rechercher et trier les informations. Rien d’immédiat, rien d’évident à pratiquer ! Sous peine d’être toujours un illétré…
Avec les bases de données, les réseaux et les moteurs de recherche, il s’agit encore d’apprendre à lire en lecture rapide et en hypertexte. Autant d’approches devenues indispensables et pourtant pas évidentes à maîtriser, surtout quand l’individu s’y met tard… Pourquoi l’école n’en proposerait-elle pas quelques initiations ?
Par ailleurs, apprendre à lire, c’est également apprendre à lire… les images, fixes et animées. La réalité n’est pas forcément ce que nous voyons ! Vu la place que tiennent les médias dans notre quotidien, n’est-on pas tout autant illettré quand on n’est pas au fait de la lecture d’images. Cela passe nécessairement par la conception et de la production d’images fixes ou animées.
Enfin, apprendre à lire, n’est-ce pas encore s’interroger en permanence sur les sources, la validité et la pertinence des informations écrites ou diffusées ? D’où viennent-elles ? Qui les donnent ? A quel moment ? Pour quels enjeux ? Les informations, leur diffusion, leur codage ne sont jamais neutres. Très tôt le jeune élève peut être sensibilisé à la place et aux fonctions des données.
Son esprit critique demande à être aiguisé en parallèle aux techniques de saisie et de décodage des textes et des images. En définitive n’est-ce pas cela le plus important sur le plan éducatif ? D’autant plus qu’on n’apprend pas à lire pour lire. D’où l’inefficacité relative des seuls cours de lecture. On apprend à lire en lien avec un contenu, un sens, un projet… Qu’attend-t-on ?..
André Giordan
André Giordan, ancien instituteur, ancien professeur de collège et de lycée est actuellement professeur à l’université de Genève et directeur du Laboratoire de didactique et épistémologie des sciences. Par ailleurs, il intervient toujours très souvent dans les ZEP. Derniers ouvrages : A. Giordan , Une autre école pour nos enfants ? Delagrave, 2002, A. Giordan, Apprendre ! Belin, nlle édition 2004 et le site LDES :
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/giordan/LDES/index.html