Café Pédagogique – Vous avez traversé quarante années de l’éducation en tant qu’acteur impliqué. Comment, à partir de ce parcours, analysez vous le débat qui s’engage au niveau national ?
André de Peretti – Bien ça a été une époque tout à fait extraordinaire qui a vu l’émergence de méthodes de formation inspirées par la sociologie et par des écoles de formation.
Tout d’abord, je constate qu’il y a eu énormément de choses de faites dans le système éducatif, que les problèmes de croissance de ce système pour atteindre non seulement la totalité d’une génération pour le premier degré mais aussi pour le second degré, ce travail d’élargissement, d’adaptation, d’enrichissement qui était très difficile, a été réalisé d’une manière intéressante en France, même si une mode française de la critique peut laisser croire à un échec.
Nos querelles sur l’école, nos débats étaient déjà connus à la fin du 17è siècle. C’étaient les débats entre les Anciens et les Modernes. Mais il y en a eu bien d’autres, je trouve cela très bien. Néanmoins, pour continuer à enrichir notre système, à l’adapter, à l’affiner, il faut pouvoir poursuivre les échanges. Les enseignants, les chefs d’établissement les corps d’inspection, l’ensemble des personnels y participent soutenus par les associations de parents même s’il y a des débats et des conflits qui sont naturels et nécessaires.
Ceci posé, notre système pouvait supporter dans les années 70 – 80 que 200 000 jeunes au moins sortent de notre ensemble éducatif sans formation sans titre.
En 1973, la crise qui est arrivée était annonciatrice de la grande complexité du monde moderne, cette crise de richesse fantastique pour les nations, soulignait que l’on ne peut plus avoir de jeune main d’œuvre qui puisse s’orienter dans la vie sans qu’il y ait un minimum de connaissance, de formation, de savoir, de compréhension et par conséquent on ne peut plus se payer le luxe de laisser ces jeunes sans formation. Le fait qu’à l’heure actuelle, depuis cinq ou six ans, il y ait encore 70000 jeunes qui sortent du système par la société n’est plus acceptable aussi bien du coté des parents que du coté des jeunes. C’est pour ça que l’école est critiquée.
Il est nécessaire que l’on rediscute ensemble pour comprendre et il est intéressant, pour comprendre, d’associer le plus de gens possible. L’institution doit s’occuper de traiter ce qui doit sortir des 15000 contributions du débat national. La garantie de confiance, je la tiens du président Monsieur Claude Thélot, ancien camarade d’école qui a une qualité et une ouverture d’esprit qui lui ont permis d’accepter une telle mission.
Café Pédagogique – Est-ce que le fait d’engager un grand débat, qui est pour vous révélateur d’une crise de croissance, peut être générateur d’une forme nouvelle de réflexion ou pensez-vous que cette forme de réflexion ne risque pas d’amener un simple débat ordinaire, tout le monde peut-il parler de l’école ?
André de Peretti – Ce qu’on peut craindre – je ne serai pas dans la culture française si je ne faisais pas de critique – ce qu’on peut craindre c’est que au travers de cet énorme tourbillon d’idées multiples qui va résulter de ces 15000 lieux de confrontation, cette agitation, l’embrouillamini qui risque de résulter de la difficulté de traitement, malgré les bonnes volontés et quelques soient les bonnes idées des ministres, cela risque de n’amener à rien et que la consultation ne soit qu’un miroir aux alouettes, pour amuser l’ensemble des parties prenantes. En même temps ce que je craindrai c’est qu’il y ait une remise en cause de la loi du 10 Juillet 1989. Revenir en arrière serait une erreur. A chaque instant on peut améliorer affiner, prolonger étendre ce qui a été à un moment construit. Faire comme si ça n’existait pas ne serait pas faire preuve de sérieux historique et institutionnel.
Café pédagogique – Est-ce que pour vous l’éclatement du collège serait une chose ni sérieuse ni historiquement possible ?
André de Peretti – C’est un problème extrêmement difficile. Premier principe : nous n’avons pas une organisation suffisamment différenciée ni dans notre système éducatif, ni dans chacun de nos établissements, ni dans chacune de nos classes. Comment assurer une diversité de bonne qualité qui permette aux différents itinéraires qui vont être proposés de ne pas séparer les uns des autres ceux qui vont se trouver sur les circuits de l’éducation.
Je m’élève contre le mythe identitaire, qui consiste à imaginer que l’enseignement se réduit à conférer à chaque élève un stock identique de connaissances qui auraient été acquises dans des conditions qui sont réputées identiques, attendu que chaque enseignant serait identique, que chaque établissement serait identique face à des élèves qui deviendraient identiques. Ce mythe pervertit la conception de l’égalité. L’égalité suppose la différence, l’identité exclut la différence. On ne peut se situer sur un terrain où tout le monde doit apprendre la même chose en même temps, c’est mythique, c’est un mythe dramatiquement actuel.
Il y a aussi des gens qui veulent construire modeler identifier habiller conceptuellement et matériellement de façon identique en séparant radicalement d’autres qui seraient différents eux-mêmes séparés d’autres différents… La diversité des parcours conduirait à faire des gens qui seraient étrangers les uns aux autres.
Il faut donc une organisation de la vie scolaire comme une vie de relation pour acquérir des connaissances les uns avec les autres, les uns par les autres ce qui suppose une organisation des rencontres, des modes de transmissions des connaissances et des choix de connaissances.
J’ai vu avec plaisir que sur les 22 propositions du Débat, la première concerne les valeurs de l’école laïque. Cela suppose d’admettre les différences et en même temps de ne pas faire de mythe de la différence. Il y a des batailles intéressantes, pathétiques et créatrices d’un univers, dans lequel il y a une militance nécessaire. Pour moi, c’est la valeur de fierté qui est première, porteuse des valeurs de respect, de confiance, de solidarité qui sont explicitées par la notion de liberté. Il faut développer l’indispensable démarche d’originalité et d’autonomisation qui ne soit pas rejet des autres mais qui soit recherche de complémentarité, recherche d’adaptation créative pour soi et pour les autres. Quelle puisse se développer davantage grâce à l’école !
Café Pédagogique – Est-ce que les attaques auxquelles l’école est soumise ne viennent pas du fait que c’est le dernier lieu où leur mise à l’épreuve est possible ?
André de Peretti – La difficulté de l’école ne peut pas être séparée de la difficulté de la société civile de la cité toute entière qui vit une hétérogénéisation, une complexification. Les gens disposent de moyens tels qu’il est indispensable d’établir des barrières, de prendre des précautions. Jacques Ardoino dit que chaque personne a un » potentiel de catastrophe » qui augmente en ce moment. On peut penser que des gens qui avaient des moyens modestes de nuisance ont acquis avec les évolutions actuelles une puissance telle qu’ils peuvent faire craindre le pire à 250 millions d’habitants.
Nous sommes en France terriblement négatifs. L’idée de la critique en France n’est pas de faire apparaître les choses importantes sous un angle différent, mais de » débiner » en réalité. Si, universitairement parlant on ne détruit pas ce qui est fait ou établi, on n’est pas bien considéré. Tel professeur qui s’intéressait à ses élèves et qui les faisaient progresser en utilisant des modes d’évaluations différents et avait d’excellents résultats, était mal vu par ses collègues et était considéré comme un mauvais professeur.
Le principe de notre évaluation, de notre système est construit sur le fait qu’il y ait des échecs. Non que l’évaluation soit contre les échecs, mais qu’ici elle est construite pour qu’il y ait des échecs et parce qu’il y aura des échecs. C’est la conséquence du système identitaire qui veut qu’une caste l’emporte puisqu’il implique une hiérarchisation nécessaire.
L’inflation de propos contre l’école n’est pas nouvelle (les livres sortis récemment le montrent). Elle est surtout une constante. On repère depuis le 17è et le 18è que l’on doit stigmatiser l’enseignement. C’est une dérive française que de stigmatiser l’école. Le rêve français, c’est que tous les jeunes entrent à Polytechnique. Normale supérieure et l’X seraient les modèles de constitution de notre société. Ce mépris du talent manuel est grave alors que ce talent est indispensable. Diderot et D’Alembert s’indignaient aussi du dédain des métiers manuels. Or le patrimoine architectural et artistique démontre l’importance de cette culture manuelle en comparaison de cette culture de l’abstraction pure.
Chacun a une valeur, chacun apporte quelque chose. Chacun doit se trouver des médiations culturelles en éducation et dans toute la vie. On ne peut plus s’en tenir à ce qu’on apprend entre 2 et 20 ans. Comment aider les jeunes à naviguer dans cette société, sinon en leur faisant confiance, en leur proposant un minimum de connaissances. Par rapport à l’instruction que j’ai reçue au collège, sur les 5 ou 6 disciplines fondamentales pour 20% d’une classe d’âge, on en a rajouté 6 ou 7 autres nouvelles pour 100% d’une classe d’âge. En 6è, en histoire, on a rajouté aussi de nombreux contenus nouveaux.
Quand il y a des classes qui viennent de 25 nationalités différentes et de 5 ou 6 univers culturels on peut s’interroger. Je me réjouis que le système se soit adapté à cette réalité, cette variété, encore faut-il qu’il soit capable de continuer à s’adapter. C’est ce que fait le premier degré en adoptant les compétences, et par là on fait évoluer les certifications. Il vaut mieux insister sur les compétences indispensables que de multiplier les contenus. C’est difficile de dire quelles sont les connaissances de base. Mais là encore il y a des possibilités.
Dans l’ensemble le système a réussi a mener 61, 62% d’une classe d’âge au Bac, qui n’est pas si facile qu’on veut bien souvent le dire. Si notre système éducatif ne s’était pas adapté il n’aurait pas réussi cela, même si par ailleurs il reste du travail à faire il faut aussi lui faire confiance.
Café Pédagogique – L’école a-t-elle réussi à intégrer le développement de la télévision et des médias, des technologies de l’information et de la communication ?
André de Peretti – La » digestion » de la réalité audiovisuelle a été très difficile pour l’estomac français du coté des enseignants. L’audiovisuel crée quelque chose qui est susceptible de plusieurs interprétations. Une image peut se voir de différentes façons. Le souci de rigueur abstraite à la française a pu gêner les enseignants. Il n’y a pas eu probablement suffisamment de formation. A l’ENS de Saint Cloud on formait 20 personnes par ans qui devaient diffuser. Il y avait des discordances entre principes et réalités institutionnelles ce qui a a mené ces personnes à abandonner.
Ce qui est le mieux passé c’est l’informatique. La rigueur de l’ordinateur et ses possibilités permettaient que la souplesse ne soit pas susceptible d’interprétation. La programmation, les didacticiels étaient rassurants. Son utilisation n’est pas encore assez développée. Ce qu’ont décidé certains départements en octroyant à chacun un ordinateur est une bonne piste. On ne voit pas un seul lieu public où il n’y ait plus un accès à ces outils. Cela fait partie à tous les niveaux de la vie quotidienne. C’est une société réticulée qui émerge.
Café Pédagogique – Que diriez vous à un enseignant qui refuse ces technologies ?
André de Peretti – Je lui dirais que l’homo sapiens ne doit pas être séparé au niveau anthropologique de la technique. On ne peut pas imaginer que l’on puisse vivre en dehors de cette évolution technique. On ne peut pas faire comme si cela n’existait pas. Sans être abusé par tout, ne pas tirer de tout élément technique ce qu’on peut en tirer de positif est une erreur. C’est nécessaire d’y participer. Un des rêves d’Illitch était constitué de quatre réseaux dont celui de la connaissance qui permettaient d’être interconnectés avec des formes souples au reste de l’humanité. La technique n’est pas bonne ou mauvaise en soi. Elle permet des progrès importants que l’on ne peut ignorer.
Café Pédagogique – Que dites vous de la violence dont on parle beaucoup ?
André de Peretti – Notre société est en crise de croissance, comme celles qu’on a connues précédemment. Il y a des problèmes de violence, mais il y a une marche en avant, les choses atroces sont en état de basculer vers du positif, autrement dit, le développement de la violence a amené l’homme à inverser la logique des choses. Par exemple, l’informatique, si elle permet une observation de tous et un pouvoir occulte du terrorisme d’état, peut faire espérer aussi des réactions. La violence doit aussi être vue comme de l’énergie à orienter.
Café Pédagogique – Après tant d’années au service de l’éducation quel serait votre regret ?
C’est qu’énormément de choses qui ont été inventées par les acteurs de terrains soient très souvent oubliées. Que la richesse actuelle de l’outillage méthodologique et de la culture professionnelle disponible ne soit pas mieux connue. Un autre regret est que les IUFM n’aient pas engagé un travail de professionnalisation réelle, de formation professionnelle. Il faudrait alors modifier la place de l’examen par rapport à la formation professionnelle. Accroître une culture des méthodes et des moyens et non pas une culture du rabachage.
Penser que les personnes admises à l’IUFM préparent pendant un an un concours sans véritable aspect professionnel est incongru. Il faut que les IUFM donnent vraiment deux ans de formation professionnelle authentique. La conception du Training (l’entraînement) dans les pays anglo-saxons s’oppose à celle de la Bildung (la forme de l’image) dans notre pays.
Comment peut-on enseigner sans être fier de son métier, sans avoir de la fierté pour ses élèves ? Comment faire en sorte que les élèves aient de la fierté et de la confiance dans l’apprentissage au sein d’un sentiment d’étayage réciproque ?
Qu’est-ce que ça veut dire ces enseignants qui ne se connaissent pas dans un établissement ? Si les adultes montrent une solidarité adulte basée sur une confiance réciproque alors ils portent l’enseignement. Lorsque les enseignants sont regroupés seulement à certains moments artificiels, ce n’est pas efficace. Que penser pour le collège que des élèves puissent si souvent changer de classe, de discipline et d’enseignants alors qu’on prétend faire une unité culturelle, et qu’on veut que les connaissances soient connectées ? C’est irréalisable. Il faudrait probablement consentir à ce que les enseignants soient présents plus longtemps dans l’établissement. C’est difficilement concevable. Quel drame, quelle irrévérence.
Des pages à consulter sur André de Peretti :
http://francois.muller.free.fr/diversifier/peretti.htm
http://www.geocities.com/afcacp/oeuvre_de_peretti.htm
Monsieur de Peretti a publié de nombreux ouvrages dont on trouvera facilement les références sur Internet.
Un ouvrage a été écrit en son hommage :
Changements dans le monde de l’éducation. Hommage à André de Peretti, de A. Husti, Nathan repères pédagogiques 1996
Remerciements au Cepec International (dont il est le président d’honneur) pour avoir permis la réalisation de cette interview.