Niveau Terminale (introduction générale du thème Croissance et développement)
Dans un récent article du Financial Times (traduit dans Courrier International), Richard Tomkins s’interroge : à quoi sert la croissance si elle ne nous rend pas plus heureux ?
Observant que la croissance ne fait pas le bonheur, il en déduit que les sociétés occidentales seraient entrées de plein pied dans la société post-matérialiste. Le « problème économique » serait quasiment résolu, et le problème de l’humanité aurait changé de nature : quel usage faire de sa liberté ? comment occuper nos loisirs pour faire que la vie soit agréable, sage et bonne ? Les questions que posait Keynes… en 1930.
==> Richard Tomkins :
http://www.assosite-interactive.net/decide-e-s/richard_tomkins.htm
==> L’auteur s’appuie sur l’essai de JM KEYNES, Perspectives économiques pour nos petits-enfants (1930) :
http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/classiques/keynes_john_maynard/essais_de_persuasion/keynes_essais_persuasion.doc
I. La croissance ne fait pas le bonheur : Evidence
Il est vrai qu’en moyenne les occidentaux ne deviennent pas plus heureux en devenant plus riches. Un constat qui corroborre apparement la thèse d’Inglehart sur l’avènement de la société post-matérialiste :
==> la thèse est bien résumée dans cet article : Globalization and Postmodern Values (Washington Quarterly, 2000) :
http://www.worldvaluessurvey.org/Upload/5_globaliza.pdf
Même s’ils accordent toujours une grande importance au maintien d’un haut niveau de vie matériel, les gens le tiennent désormais pour acquis et recherchent davantage une meilleure qualité de vie. La croissance du pouvoir d’achat reste valorisée, mais en cas de conflit avec la qualité de la vie (l’environnement, le temps libre…), une part croissante de nos concitoyens accorde la priorité à cette dernière :
==> Cf. ce graphique de Ronald Inglehart (celui du haut) :
http://wvs.isr.umich.edu/fig.shtml
Les enquêtes des « World Value Surveys » semblent confirmer cette analyse. Aux premiers stades du développement, l’augmentation du niveau de vie élève considérablement le niveau de bien être ressenti par les individus. Mais passé un certain seuil, le rendement subjectif du développement économique en terme de bien-être devient rapidement décroissant.
Ce phénomène se vérifie que l’on procède à des comparaisons dans le temps ou dans l’espace.
(i) comparaison dans l’espace
Par exemple, les américains ont beau être les plus riches des riches de ce monde, ils ne sont pas plus heureux que les autres occidentaux :
==> Cf. ce graphique de Ronald Inglehart (le 10ème en partant du haut) :
http://wvs.isr.umich.edu/fig.shtml
(ii) comparaison dans le temps
L’exemple le plus spectaculaire nous est fourni par le Japon, où le PNB par habitant a été multiplié par 5 en trente ans (1961-1991), sans effet sur l’indice de bonheur des japonais :
==> Cf. le graphique (Annexes, figure 2) in Bruno Frey, Alois Stutzer : what economist can learn from happiness research ?, Journal of Economic Literature, June 2002 : http://ideas.repec.org/p/zur/iewwpx/080.html
==> Pour le Royaume-Uni, cf. le graphique (Chart 9) in « Life Satisfaction: the state of knowledge and implications for government » :
http://www.number-10.gov.uk/su/ls/paper.pdf
Est-ce à dire qu’à partir d’un certain niveau de revenu, l’argent ne fait plus le bonheur ? Pas si simple…
II. Le paradoxe du bonheur
Bien au contraire, on observe qu’à tout moment et dans tous les pays, les riches sont plus heureux que les pauvres.
Ainsi aux Etats-Unis :
==> Cf. Tableau 1, d’après le General Social survey qui pose chaque année la question suivante : « Taken all together, how would you say things are these days – would you say that you are very happy, pretty happy, or not too happy ? », in Richard Layard : “Happiness : has social science a clue ?”, Lionel Robbins Memorial lectures, Feb – March 2003, London School of Economics : http://cep.lse.ac.uk/events/lectures/layard/RL040303.pdf
==> Pour un tableau plus détaillé, par déciles, cf. Tableau 1 in Bruno Frey, Alois Stutzer, op. cit. A noter que la relation revenu/bonheur vérifie la loi de l’utilité marginale décroissante. Un doublement du revenu augmente davantage le bonheur des ménages les plus pauvres que des ménages les plus riches.
Pour le Royaume-Uni :
==> cf. le graphique (chart 7) in « Life Satisfaction: the state of knowledge and implications for government » :
http://www.number-10.gov.uk/su/ls/paper.pdf
Pour les pays de l’UE
==> cf. à partir des données de l’Eurobaromètre (108 000 observations), le tableau 5 in Andrew Oswald : « Happiness and Economic Performance », Economic Journal, 1997, 107 :
http://www2.warwick.ac.uk/fac/soc/economics/staff/faculty/oswald/happecperf.pdf
Comment expliquer ce paradoxe ?
III. Analyse
En fait, le revenu ne vaut que par sa capacité à satisfaire un certain niveau d’aspiration. Or, ce dernier est relatif : il varie dans le temps et dans l’espace social.
Schopenhauer l’a bien formulé : La limite de nos désirs raisonnables se rapportant à la fortune est difficile, sinon impossible à déterminer. Car le contentement de chacun à cet égard ne repose pas sur une quantité absolue, mais relative, savoir sur le rapport entre ses souhaits et sa fortune ; aussi cette dernière, considérée en elle-même, est-elle aussi dépourvue de sens que le numérateur d’une fraction sans dénominateur [Aphorismes sur la sagesse dans la vie, Quadrige].
Plus précisément, deux mécanismes expliquent que le niveau de satisfaction moyen ne progresse pas quand le niveau de vie moyen augmente.
(i) l’adaptation (« hedonic adaptation »)
La consommation de nouveaux produits procure plaisir et confort. Mais parce que « le plaisir est le sentiment éprouvé lors du passage de l’inconfort au confort », on accède à ce dernier quand le plaisir n’est plus. Ainsi, la climatisation procure du plaisir à qui découvre qu’on peut vivre au frais par temps de canicule. Mais avec l’habitude, le confort s’installe et le plaisir disparaît. Au début, on dit « c’est beau le Progrès » ; et puis, cela finit par aller simplement de soi.
==> Hirshman a écrit de belles pages là-dessus dans « Bonheur privé, action publique ».
Dans une économie en croissance, les superfluités du jour sont le nécessaire de demain. Un exemple spectaculaire nous est fourni par Looking Backward, un roman écrit dans les années 1890s par Bellamy :
==> Cf. Bradford Delong : Slouching toward utopia (une histoire économique du 20ème siècle) :
http://econ161.berkeley.edu/TCEH/Slouch_title.html
Pour des évidences statistiques remarquables d’une indexation des aspirations matérielles sur les possessions matérielles :
==> cf. tableaux 1 à 4 in « Do Aspirations Adjust to the Level of Achievement ? » par Richard Easterlin :
www.delta.ens.fr/swb/EasterlinParis.pdf
(ii) la comparaison sociale
Les gens évaluent leur condition actuelle en faisant des comparaisons avec les autres.
On pense au mot de Marx : Qu’une maison soit grande ou petite, aussi longtemps que les maisons alentours sont de même dimension, elle satisfait à tout ce qu’on peut socialement attendre d’un lieu d’habitation. Mais qu’un palais vienne s’élever à côté d’elle, et la voici qui rapetisse aux dimensions d’une hutte.
Partant, le revenu absolu importe moins que le revenu relatif.
Pour le montrer, deux économistes ont demandé à 5 000 salariés anglais d’évaluer sur une échelle de 1 à 7 dans quelle mesure ils étaient satisfaits de leur job. Ils ont ensuite étudié la relation entre le niveau de satisfaction et la rémunération. Si l’on prend en compte le revenu absolu, la relation est moins nette que si l’on prend en compte le revenu relatif. Ce dernier est mesuré par le rapport du revenu au revenu moyen du groupe de référence – salariés des mêmes sexe, âge, qualification, et branche d’activité :
==> cf. le tableau 1 in Andrew E. Clark, Andrew J. Oswald, Satisfaction and comparison income, J. of public economics 61 (3), 1996 :
http://www2.warwick.ac.uk/fac/soc/economics/staff/faculty/oswald/jpub.pdf
Si c’est le revenu relatif qui importe, le paradoxe évoqué ci-dessus s’éclaire. Les occidentaux sont certes de plus en plus riches, mais tout s’est passé comme si chacun avait monté les barreaux d’une échelle qui s’enfonçait au fur et à mesure qu’on la gravissait.
Le paradoxe du bonheur résolu :
==> Richard Easterlin (op. cit.) a proposé une remarquable représentation graphique de ces phénomènes (reproduit in Bruno Frey, Alois Stutzer, op. cit. in Annexes – figure 3)