1- L’innovation peut-elle et doit-elle être institutionnalisée ? (suite au CNIRS et les hésitations quant à son existence au cours de l’été 2002)
Tout d’abord, il y a différents niveaux d’innovation. Un ministre peut être un innovateur tout comme un enseignant de base. Et lorsque nous parlons d’un ministre innovateur, nous nous trouvons au cœur même de l’institution car il est bien placé pour déclarer son innovation de façon obligatoire. Et c’est à partir de ce moment là que l’innovation disparaît.
En effet, une innovation est toujours singulière et liée aux acteurs qui la mettent en place, selon leurs convictions, selon les valeurs qu’ils défendent pour l’école. Aucune innovation n’est reproductible stricto sensu et aucune innovation ne peut se faire sous la férule. Il faut que les innovateurs croient en ce qu’ils défendent, qu’ils aient l’intime conviction que ce qu’ils font est préférable à ce qui est fait ailleurs ou avant. Ils sont, dans une certaine mesure, des créateurs, ils sollicitent de la créativité, ce que chacun possède et peut mettre en œuvre.
Autrement dit, les innovateurs ne sont pas des êtres exceptionnels, au-dessus de la mêlée. Il est par ailleurs difficile d’être innovateur toute sa vie professionnelle ; il y a toujours des moments de routine même quand on croit poursuivre une innovation depuis 20 ans !
Pour faire simple, disons qu’il existe, dans le système éducatif français, deux sortes d’innovations : la première est celle qui correspond à des actions sociales qui vont dans le même sens que les orientations officielles. Par exemple, mieux faire apprendre à lire aux élèves avec des méthodes plus performantes. Le ministère et la communauté sociale ne peuvent que saluer une telle initiative voire l’encourager. La seconde sorte d’innovation est plus transgressive car elle remet en cause les valeurs et les objectifs prônés par l’institution. Par exemple, mieux faire apprendre à lire aux élèves mais à partir de textes subversifs dont les contenus conduisent à réfléchir sur et questionner les structures sociales et politiques du pays (cela fait penser à ce que faisait Paulo Freire pour apprendre à lire aux paysans). C’est tout le conflit entre ceux qui veulent innover pour faire mieux sans changer les assises de l’école républicaine et ceux qui, par des actions sous-tendues par des valeurs contestataires, veulent changer le rôle et la fonction de l’école et par conséquent, le type de société actuel.
On comprendra que le premier type d’innovations sera tout de suite appuyé par les instances officielles voire rendu obligatoire par un décret (même si aucune évaluation n’a été menée), tandis que le second type sera entravé par la hiérarchie, désapprouvé par les inspecteurs, etc. Mais les choses ne sont pas aussi simples car quand on étudie les textes officiels, on se rend compte que les décrets ministériels sont plus en avance que les actions menées concrètement par une grande partie des enseignants. Ces derniers font perdurer des activités professionnelles largement dépassées.
Par exemple, les parcours pédagogiques diversifiés en collège ont été sujets à beaucoup de discussions et encore plus lorsqu’il s’est agi de prélever des heures sur les enseignements de base ! Les textes officiels étaient clairs ; les enseignants se sont divisés entre les pro et les anti PPD !
Or ces PPD étaient, à l’origine, des actions innovantes retenues par le ministère car elles allaient dans le sens voulu par le ministère et elles étaient rejetées par beaucoup d’enseignants. Et comme on sait, un enseignant qui refuse de changer sa pratique est peu sanctionné !
Les PPD sont l’exemple type d’innovations institutionnalisées par le ministère mais pas par toute la base.
La société civile est sujette à beaucoup de transformations, l’école en subit les contre coups, les découvertes scientifiques et technologiques viennent aussi buter à la porte des écoles. Mais comment maintenir une école qui ne soit pas une passoire à tout ce qui se passe alentour tout en ne refusant pas une nécessaire modernisation ? Difficile équilibre !
A l’école, contrairement à ce qu’on croit, il existe de nombreuses innovations « ordinaires » comme dirait Norbert Alter ou des innovations incrémentales, petites mais pertinentes. Comment dans ce foisonnement repérer celles qui seraient utiles aux responsables pour impulser un changement ? Peut-être même exporter l’esprit d’innovation plus que des contenus ! Le CNIRS a cette fonction, en amont, de solliciter les énergies, de favoriser un bouillonnement expérimental contrôlé dans le sens où il est explicité, mais qui peut s’autoriser à dire ce qui se passe, sans craindre la sanction immédiate ou être voué aux gémonies. Le CNIRS a ouvert son site Internet aux enseignants. Si je vous disais qu’un professeur des écoles s’est autorisé directement à envoyer un message descriptif de son innovation sans passer par la hiérarchie et, une fois repéré par son inspecteur, remis en place pour avoir osé s’exprimer sans passer par la hiérarchie !
L’institution et l’innovation sont deux entités qui ont besoin de s’épauler pour exister mais qui semblent se craindre voire lutter. L’innovation ne peut vivre sur une durée acceptable sans être plus ou moins reconnue par l’institution (un inspecteur, le chef d’établissement, le recteur, etc.) et l’institution ne peut continuer à fonctionner que si elle se renouvelle et donc s’adosse à certaines innovations.
Mais comment distinguer les « bonnes » innovations des « mauvaises » ? C’est tout une question de valeurs et de finalités de l’école, ce sur quoi tous les acteurs de l’école ne sont pas en parfaite harmonie !
Nous avons commis un petit livre qui explique ce lien du « je t’aime, moi non plus entre institution et innovation » à l’occasion de l’étude de trois dispositifs ministériels déclarés comme soutenant les innovateurs et leurs innovations. Ce livre est publié à l’Institut National de Recherche Pédagogique de Paris, 29 rue d’Ulm, 75230 Paris Cedex 05 et a pour titre : « Politiques de changement et pratiques de changement ».
De toute façon, une innovation est comme toute action sociale, éphémère : ou elle se marginalise ou elle s’enkyste (c’est ces innovations qui perdurent dans un collège, menées par quelques collègues, du moment que cela ne dérange pas les autres !) ou elle s’institutionnalise, c’est à dire qu’elle devient l’évidence pour la communauté enseignante. Un exemple d’innovation institutionnalisée est celle de la structure classe. Il n’y a pas eu toujours cette structure de classe, sorte de regroupement des jeunes par âge, avec des découpages disciplinaires. Cela date du 19ème siècle et donc c’est relativement récent et, pourtant, évident à tel point que nous avons du mal à penser autrement l’école et quand des innovateurs suggèrent des formes de regroupements d’élèves différentes, c’est l’indignation générale !
Ainsi, depuis une quarantaine d’années, les ministères tentent de mettre en place des structures un peu prospectives capables de repérer des innovations permettant d’illustrer concrètement les nouvelles tendances des finalités officielles éducatives. Le CNIRS en est une, le bureau Innovalo de la DESCO, aussi, selon des prérogatives et un ancrage institutionnel différents. En effet, depuis que l’on sait que l’on ne transforme pas la société (et encore moins l’école !) par décret, l’innovation est devenue un instrument de pilotage des systèmes éducatifs : inciter les enseignants à bouger dans le sens recherché tout en gardant leur personnalité et leurs spécificités locales.
2- L’introduction des TIC dans le système éducatif peut-elle favoriser l’innovation pédagogique ?
Les technologies de l’information et de la communication pénètrent difficilement le tissu scolaire. Cependant, l’osmose progressive se fait, sans que l’on sache bien à quoi cela correspond. On s’est aperçu que les professeurs de technologies, puis de mathématiques, puis de physique, puis de SVT étaient ceux qui faisaient entrer l’ordinateur et Internet dans leur classe. L’abord est scientifique et surtout masculin.
Les TIC sont un objet, proche de l’innovation technique, qui peut avoir des incidences sur le comportement des gens voire changer leurs habitudes. Le problème n’est pas dans l’objet introduit mais dans ce que l’on en fait. Si les TIC sont utilisées pour se substituer à la projection d’images ou pour illustrer un cours très académique, rien de nouveau dans le monde pédagogique, au contraire cela renforcerait une pédagogie un peu obsolète.
L’innovation est plus dans la manière de conduire une pédagogie, d’aider un apprentissage que dans la sophistication des instruments employés. Il vaut mieux une relation éducative intense, chaleureuse, remplie de désir d’éducabilité pour l’élève, qu’une pédagogie froide dont la médiation se fait par des instruments compliqués, par Internet, etc.
Cependant, les TIC semblent représenter une révolution dans la mesure où les types de communications sociales changent terriblement. Les portables, les images satellites et numériques, les chaînes télévisuelles nombreuses venant de toutes les parties du monde, tout cela perturbe l’école qui est conduite à s’interroger sur la manière de gérer ces nouvelles données si elle ne veut pas rester un îlot de fermeture.
Les TIC sont alors intégrées dans une forme différente de penser le temps, l’espace et le lien social. C’est peut-être là que se joue le rôle des TIC. Les ancêtres de l’utilisation des TIC par la correspondance scolaire ont en fait utilisé la pédagogie de Freinet mais avec des moyens de communication adaptés aux progrès scientifiques.
Je serais tentée de dire que les TIC peuvent être la pire comme la meilleure chose pour la pédagogie. Tout dépend de l’utilisateur et les pas très timides réalisés en formation des enseignants, qu’elle soit initiale ou continue, laissent entrevoir une diffusion très timorée. La télévision n’a pas pénétré l’école malgré quelques velléitaires parce que cet objet n’a pas trouvé sa place dans les apprentissages scolaires. Pour les TIC, attendons de voir : ils peuvent être à la source d’innovations pédagogiques très avancées comme un repli pour professeurs paresseux
En d’autres termes je répondrais positivement à cette question en émettant quelques réserves sur les modalités d’introduction. L’innovation pédagogique ne peut s’identifier à un ou des objets aussi complexes et subtils soient-ils car c’est avant tout un processus où l’élève est le centre de son propre apprentissage étayé par une situation favorisante et c’est dans cette situation bien réfléchie que les TIC peuvent trouver pleinement leur place.
3- Quel est selon vous, l’avenir des TIC dans le système éducatif (école primaire et collège) en regard des autres priorités de l’école (violence, apprentissage, citoyenneté) ?
Les TIC ont pénétré à une grande vitesse les manifestations sociales quotidiennes : les achats, les échanges, les rendez-vous, les nouvelles, les envois d’images, les créations de mondes artificiels, les elearning, etc. Donc l’école est plus ou moins affectée par cela.
Les TIC sont un moyen au service des apprentissages et on ne peut situer la violence ou la citoyenneté au même niveau. Les TIC peuvent aider à lutter contre la violence en proposant de travailler sur des études de cas avec des scénarios virtuels, etc.
Les TIC seront un support pour les apprentissages de toute nature. Ils seront peut-être les révélateurs d’une autre galaxie que celle de Gutenberg ou de Mac Luhan.
Je suis responsable d’un groupe de recherche qui travaille sur l’écriture auprès des adultes comme outil de professionnalisation. Ces chercheurs sont des universitaires dont l’objet de recherche est l’écriture. Ils ont timidement commencé à analyser les effets d’utilisation du traitement de texte. Puis, par hasard, je suis tombée, grâce au Café Pédagogique sur un texte de Dan Sperber intitulé « Une lecture sans écriture » et de préciser qu’avec l’informatique, plus personne n’utilisera l’écriture manuscrite et donc ne fera le geste corporel de l’écriture. Il va même plus loin puisqu’il dit que les ordinateurs deviendront de plus en plus performants et enregistreront notre voix pour écrire les textes. Autrement dit, nous donnerons des ordres à l’ordinateur pour modifier nos textes, reprendre des formules, mais nous n’écrirons plus, nous ne ferons que lire.
Les réactions des chercheurs ont été pour certaines violentes, de rejet pur et simple de cette conjecture : l’univers offert était trop brutal, sans transition. Si les TIC ne veulent pas vivre des péripéties douloureuses, mieux vaut étudier les représentations actuelles des enseignants et leur degré de perméabilité à une remise en question des bases sur lesquelles ils assoient leur enseignement. L’école est associée à l’écriture, l’écrit scolaire permet la notation, la preuve de l’apprentissage, les examens, les tests. Remettre en cause tout cela et un monde s’effondre pour certains : la réaction de rejet ne se fait pas attendre.
L’avenir des TIC est d’un autre ordre que des priorités éducatives, il s’inscrit dans une manière de vivre et de penser modelée par une intégration dans les apprentissages scolaires. Les didacticiels, par exemple, semblent se répandre mais l’image est toujours en décalage par rapport aux possibilités, et l’omniprésence de celle de l’enseignement programmé plombe l’intérêt actuel des enseignants autres que scientifiques pour les TIC.
4- En tant que chercheur en sciences de l’éducation et acteur du système éducatif, comment analysez-vous le « phénomène » du café pédagogique ?
Je ne connais pas assez le Café Pédagogique pour pouvoir juger s’il s’agit vraiment d’une innovation. En tout cas c’est un « phénomène » que je salue car il semble contenir quelques orientations sympathiques.
Je l’ai connu du bouche à oreilles. Au cours de rencontres avec des enseignants, certains m’ont dit avec un ton de snobisme « Comment tu ne connais pas le Café Pédagogique? C’est formidable ! » Alors je n’ai eu de cesse de le consulter et de m’y inscrire. Je ne suis pas déçue car on y trouve beaucoup de choses informatives intéressantes : je me prenais à dire qu’un Institut National de Recherche Pédagogique aurait pu jouer ce rôle. Mais j’ai tout de suite pensé que la parole était plus libre car, savez-vous que pour inscrire une parole d’innovateur sur le site INRP, il faut une succession d’autorisations qui plombe le texte et prend un temps tel que l’innovation en est très éventée si ce n’est l’épuisement des auteurs ! Et ce ralentissement est légalement totalement justifié : le site INRP est un site du Ministère et il engage la responsabilité du ministère. Or, le ministère, ce sont plusieurs instances lourdes.
Je me prenais à rêver d’un site où nous pourrions librement donner des informations aux enseignants sans craindre la foudre administrative nous accusant de notre irresponsabilité. Où nous pourrions permettre à des enseignants de faire part de leurs initiatives, d’échanger avec d’autres. Mais je suis restée un peu sur ma faim dans la mesure où le Café Pédagogique est trop orienté vers les TIC ; il y accorde une trop grande importance et les animateurs semblent être des prosélytes des TIC. Sans doute faudrait-il élargir à d’autres domaines, en particulier dans les analyses des parutions livresques. Bref, étendre le Café veut dire avoir plus de moyens et cela n’est pas évident pour une collectivité sans but lucratif.
Pour moi, le Café Pédagogique semble s’apparenter à une innovation. Pourquoi ?
– Parce que c’est du nouveau. Jamais n’avait été créé un site d’information pour les enseignants de toutes les disciplines et de tous les niveaux ;
– Parce qu’il poursuit des objectifs portés par les innovateurs eux-mêmes : favoriser le développement de l’utilisation des TIC à l’école, une sorte de conviction ;
– Parce qu’il est un processus inscrit dans le temps pour accompagner les enseignants dans leurs interrogations ;
– Parce qu’il remet en cause la structure institutionnelle qui veut que l’on s’adresse toujours aux enseignants dans une structure bien établie, que ce soit un syndicat ou des instances ministérielles, à partir de textes législatifs. Là, c’est une initiative qui ne s’embarrasse pas de la structure hiérarchique pyramidale de l’école : tout le monde peut consulter voire réagir, même si le webmaster est indispensable.
En conclusion, une affaire à suivre. Une étude sur l’apparition du Café Pédagogique, sur son installation, sur ses consultants, ses animateurs, son processus d’évolution, constituerait un magnifique terrain d’analyse pour un chercheur en innovation… Un journal de bord serait un instrument précieux. Seul l’avenir nous dira la portée exacte de cette initiative….
Françoise CROS, Université de Paris V/INRP
Entretien : Bruno Devauchelle