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Le MAUSS (mouvement anti-utilitariste en sciences sociales) rassemble des sociologues, des philosophes et des économistes, critiques de la pensée libérale en sciences sociales, de l’économisme et de l’utilitarisme, dans la perspective ouverte par le sociologue et anthropologue Marcel Mauss, invitant à « repenser le lien social sous l’angle des dons qui unissent les sujets humains ». Le MAUSS publie depuis 1981 des livres (bibliothèque du MAUSS) et une revue semestrielle aux éditions la Découverte. Le numéro 28 de la revue, paru en décembre 2006, est intitulé « Penser la crise de l’école ». C’est la première fois que le mouvement s’attaque à la question de l’éducation, après beaucoup d’hésitation et une appréhension que Alain Caillé qui introduit le volume par un long article de présentation attribue à « la multiplicité, la complexité et à l’enchevêtrement des questions soulevées » qui auraient, d’après lui, « de quoi donner le tournis et faire peur ». Dans ce compte-rendu de lecture, je présenterai successivement le contenu de la revue puis quelques éléments de réflexion personnelle. Les articles de la revue Le numéro est en deux parties. La première traite de « la crise de l’école » et de la « crise de la pensée sur l’école ». Les textes qui le composent sont eux-mêmes regroupés sous trois titres. Le premier situe la crise de l’école « entre déshérence et espérance » avec des articles très divers, certains traduisant la désespérance d’élèves de ZEP (Thomté Ryam, Grégoire Pauze), d’autres l’espérance des philosophes (Edgar Morin, Gilles Gagné) avec, entre les deux, le scepticisme des sociologues (François Dubet, Marie Duru-Bellat) dénonçant l’inflation scolaire et posant la question de l’utilité des diplômes. Le deuxième groupe d’articles traite de la « crise de la pensée sur l’école » avec deux articles de sociologues proches du MAUSS, Christian Laval d’une part, Franck Poupeau et Sandrine Garcia d’autre part, qui développent leur analyse, large et même systémique, de la crise de l’école. Christian Laval distingue deux crises de l’éducation. La première, la « crise de l’égalité », est celle des effets de la scolarisation de masse ; elle cache une autre crise, la « crise de la réciprocité » qui est la crise du lien vertical unissant les générations par un don (de connaissances) qui, contrairement au don horizontal, n’est pas directement rendu (contre-don) à la génération donatrice mais indirectement à la suivante. Le troisième groupe d’articles présente quelque éléments de l’actuel « champ de bataille pédagogique ». S’y juxtaposent des positions extrêmes telles que celle de Laurent Lafforgue ou de Nayla Nafissa qui, dans des registres différents, radicalisent la critique de l’école en dénonçant les responsables de ce que Lafforgue appelle la « destruction de l’école » et Nafissa une situation où « c’est pire que s’il n’y avait rien… ». Pour compléter le tableau, si l’on peut dire, Jean-Pierre Terrail présente une défense originale de la méthode syllabique pour l’apprentissage de la lecture ; les fondateurs du mouvement « Sauver les lettres » expliquent ce qui a justifié leur initiative ; Chantal Mallet réclame la « dématernisation de l’école maternelle » et Roger Sue propose de réduire l’emprise de la forme scolaire de l’éducation par une meilleure prise en compte des multiples temps de l’éducation. La deuxième partie présente de possibles « perspectives anti-utilitaristes » de l’éducation. Elle commence par une longue et passionnante évocation de l’oeuvre de John Dewey (1859-1952), peu connu et peu lu en France, mais qui a nourri et continue de nourrir la réflexion sur l’école aux Etats-Unis : d’abord un long texte de Pierre Chanial intitulé « une foi commune : démocratie, don et éducation chez John Dewey » suivi d’un autre de Dewey lui-même, « la démocratie créatrice : la tâche qui nous attend ». Le lien que Dewey établit entre démocratie et éducation justifie sa vision de l’école comme un laboratoire de citoyenneté et la relation pédagogique comme une relation de don réciproque entre l’enseignant et l’élève. Les autres textes de cette partie explorent des domaines spécifiques de l’éducation à partir des notions de don, de contre-don et de dette : la relation pédagogique (Jean-Paul Lambert), les émeutes de l’automne 2005 (Julien Rémy), les manifestations anti-CPE (Shuo Yu), l’EPS (Pierre Imbert et Jacques Méard), les rites et symboles (Bruno Viard), l’université (Stéphane Beaud). Il faut mentionner pour finir le texte de François Flahault qui, revenant sur la distinction entre instruction et éducation, rejoint l’idée de Dewey d’une école non-sanctuarisée, lieu de pratique de la vie sociale et de la citoyenneté, ouverte sur son environnement et où le bien-être des élèves et des enseignants n’est pas un objectif accessoire mais une condition de la transmission entre générations. Analyses Dans sa présentation, Alain Caillé valide une double hypothèse, relative à la réalité et à la profondeur de la crise, qu’il considère comme consensuelle, justifiant ainsi le titre de la revue : « il semble que le consensus soit à peu près unanime : oui, il y a bel et bien crise. Les désaccords portent sur la question de savoir ce qui est en crise, sur l’analyse des causes et sur les remèdes envisagés. » ; « la seule chose certaine, c’est que nous sommes bel et bien confrontés à une crise grave de la transmission des connaissances institutionnellement légitimes. » Les articles publiés dans la première partie illustrent logiquement cette orientation mais c’est au prix de certaines impasses et d’une contradiction de fond avec ceux de la seconde partie. La vision de l’école défendue par John Dewey est celle qui s’accorde le mieux avec une orientation « maussienne » et non-utilitariste de l’éducation. C’est ce que montrent clairement plusieurs textes de la deuxième partie. Or, la pensée de Dewey a inspiré, aux Etats-Unis mais aussi en Europe, le courant de l’éducation et des pédagogies nouvelles qui non seulement n’est pas représenté dans la première partie mais y fait au contraire l’objet de critiques virulentes, par ailleurs mille fois entendues ou déjà publiées. Dans l’introduction d’Alain Caillé, ces contradictions sont visibles. Il reprend par exemple à son compte l’analyse de Marcel Gauchet sur le « retournement de la démocratie contre l’éducation » qui s’expliquerait par le « passage subreptice d’un projet de démocratie par l’école à une visée de démocratie dans l’école » qui nous paraît être en contradiction avec le souhait de Dewey de ne pas faire de l’école « une préparation à la vie » mais un « lieu de pratique démocratique ». De même, comment peut-on se montrer sensible aux arguments des partisans les plus extrémistes du recentrage de la fonction d’enseignement sur la « transmission de savoirs » et s’extasier quelques pages plus loin sur l’ « enseignant ignorant » de Joseph Jacotot. Pour le coup, c’est le lecteur qui éprouve le tournis… Pour finir, je voudrais évoquer quelques impasses, certaines importantes, d’autres moins, certaines liées à la contradiction évoquée ci-dessus, d’autres sans relation. J’en vois quatre. La première impasse concerne les TIC qui ne sont jamais évoquées que, subrepticement, comme un signe de la marchandisation de l’éducation. C’est un point de vue, disons un peu limité. Le MAUSS a pourtant publié un ouvrage sur les TIC (Andrew Feenberg – Repenser la technique – Vers une technologie démocratique) qui aurait pu donner l’idée d’une autre contribution. Faut-il voir dans cette absence une confirmation supplémentaire de la faible sensibilité des intellectuels français à la chose technologique ? La seconde impasse concerne les comparaisons internationales. Pourtant, l’évocation de Dewey fournissait l’occasion d’une comparaison de la crise de l’école française (ou de l’école à la française ?) avec celle de l’école nord-américaine qui reste très marquée par l’influence de Dewey. Pour s’en faire une idée, on peut par exemple, lire ce billet sur le blog du journaliste de Libération Pascal Riché et certains commentaires auxquels il a donné lieu. ( http://rebonds.blogs.liberation.fr/mon_oeil/2006/11/une_cole_rpubli.html) Troisième impasse, l’organisation du système éducatif. On regrette que François Dubet ait été invité à contribuer sur l’inflation scolaire plutôt que sur la crise institutionnelle à laquelle il a consacré un livre. La crise de l’école affecte tous les niveaux de l’institution, depuis l’Ecole avec un grand E à l’école avec un petit e. Or en France, l’école (petit e) est un maillon fragile de l’organisation. L’établissement d’enseignement secondaire par exemple, est une entité juridique ayant des pouvoirs d’action et de gestion en principe importants, mais en réalité très limités. Ce n’est pas le cas dans d’autres pays, en particulier au Royaume Uni ou aux Etats-Unis. La distribution de responsabilités entre l’Etat et les collectivités territoriales est, en France, complexe et imprécise, extravagante même. Ce n’est pas une raison pour l’ignorer. Pour le dire simplement, l’analyse de la crise au niveau de l’établissement (comme lieu de vie pour reprendre l’expression de Dewey) et la possibilité de formuler des propositions de changement à ce niveau nous semble négligé, d’une façon générale en France dans les analyses de la crise de l’école, en particulier dans ce numéro de la revue du MAUSS. Dernière impasse enfin, sans doute conséquente de la précédente, l’absence de propositions ou même de perspective concrète pour résoudre la crise, à l’exception peut-être de celles formulées, mais dans un but qui semble principalement polémique, par Laurent Lafforgue : annulation des réformes des 20 dernières années, suppression des IUFM, remplacement ou rééducation des cadres de l’Education nationale. Franck Poupeau et Sandrine Garcia ainsi que plusieurs autres auteurs, refusent de se laisser enfermer dans le débat entre modernisme et conservatisme ; pour eux, un compromis sur la question de l’éducation entre l’Etat et les forces économiques ne pourra être trouvé que lorsque la dérégulation aura atteint son terme et aura réduit le service public d’éducation à la « gestion des plus démunis ». Sombre perspective… Pour des propositions de réformes concrètes, il faudra attendre le débat proposé par la revue du MAUSS, avec des interventions de certains des contributeurs, qui se tiendra le samedi 31 mars, de 10h à 13h, dans la salle 216 ou 214 de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne. Serge Pouts-Lajus
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