Comment se construisent les rapports de domination de sexe et de race dans le système éducatif ? Ethnologue, Joëlle Magar a observé de près, pendant plusieurs années 4 collèges et écoles en France et au Québec. Elle en ramène des observations fines qui démontent les mécanismes de « naturalisation » des rapports de domination au sein de l’école. Sa thèse illustre la nécessité d’une formation des enseignants ces questions. Quoi qu’en pense le ministère…
Construction des stéréotypes de genre
» Construits sociaux, le sexe et la race se perpétuent grâce à l’ « idée de Nature » qui invisibilise les rapports de force dont ils sont le produit. Quand le pouvoir se cristallise aux mains d’un groupe et lui permet d’imposer ses significations, ses règles et ses usages, il se constitue en rapport de domination ».
Ethnologue, Joëlle Magar a passé plusieurs années dans 4 établissements dont deux en France, un collège et une école primaire de banlieue. Elle en ramène des observations très fines des mécanismes « menus » de domination masculine et de discrimination de race à l’intérieur du système éducatif. Elle révèle des situations banales que l’on n’interroge plus, perpétuant ainsi des systèmes de domination.
L’école un espace faussement mixte
Ainsi elle montre clairement que l’espace scolaire, contrairement que l’école est plus loin de la mixité qu’elle ne le croit. Ses observations montrent tout le poids des stéréotypes chez les enseignants. Ainsi un relevé des appréciations de conseil de classe montre que les préjugés naturalistes sur les deux sexes fonctionnent bien. Aux garçons on associe le « potentiel » et le « manque de travail » quant aux filles on met en avant la fragilité ou le manque de confiance. Les élèves eux aussi adoptent des postures genrées : les filles jambes croisées ou sous la chaise quand les garçons ont les jambes écartées ou en avant par exemple.
Mais son étude montre aussi que l’espace scolaire est faussement mixte. Garçons et filles ne s’assoient les uns à coté des autres que sur le temps des cours quand l’enseignant le demande. Dans la cour, dans l’espace global du collège, filles et garçons se séparent sans que cela soit réellement perçu. J Maugar relève aussi la violence que peut prendre la domination masculine sans que les adultes la perçoivent comme telle.
Une analyse percutante de la JRE
L’analyse de micro événements montre également le poids des stéréotypes ethniques. Le registres des sanctions montre que les garçons des groupes minoritaires sont nettement plus punis que les filles ou les garçons majoritaires. Certains groupes ethniques sont spécialement visés et leur comportement compris à travers une grille d’interprétation qui accueille les préjugés.
Mais la partie la plus éclairante sur ce sujet de la discrimination raciale c’est l’analyse unique que J Magar fait de la Journée du refus de l’échec scolaire. On se rappelle de cette journée lancée par F Belghoul où dans certains quartiers populaires des parents ont retiré leur enfant de l’école. L’événement a été traumatisant pour les enseignants qui se sont sentis trahis et salis par des parents dont on ne comprend pas qu’ils aient pu croire les folles rumeurs lancée sur les écoles.
Ce que montre J Maugar c’est que cette journée résulte d’une mésentente au sens où les stéréotypes racistes ont empêché un vrai débat entre enseignants et parents et ont poussé au rapport de force. » Dans un premier temps, les mères sidérées par le contenu des messages sont allées chercher de l’information auprès des enseignant.e.s. Ces dernier.e.s, pris.e.s au dépourvu, n’ont pas été en mesure de répondre à leurs questions. Il y a bien eu un malentendu puisque les enseignant.e.s, depuis deux ans étaient impliqués dans un projet sur l’égalité entre les filles et les garçons et ont cru, pour certain.e.s, que c’est sur ce projet que portait l’inquiétude des parents. Mais il y a eu surtout mésentente dans le sens développé par Rancière194, c’est-à-dire l’émergence du litige initié par ceux qu’ils nomment les « sans-part»… Dans un premier temps ce litige s’est concrétisé par le sentiment d’une rupture, de la rupture d’un lien de confiance par toutes les parties en présence.
« Comment des gens qu’on connaît et qui nous connaissent, qu’on voit tous les jours, peuvent imaginer qu’on va apprendre aux enfants à se masturber », pensent les enseignants. » Le pire c’est qu’on a demandé des explications avant, on a cherché des infos et on n’en a pas trouvées …. Après ils ont réussi à nous mettre dans le même sac que ceux qui ont fait les rumeurs. On s’est senti mal jugées alors qu’on a agi au mieux de l’intérêt de nos enfants. Ça nous a blessées …. En tant que maman, on s’est senti trahies », répond une mère.
» Il ne s’agit donc pas de renvoyer le groupe des parents racisés, à une supposée culture dont les caractéristiques seraient intrinsèquement incompatibles avec les valeurs dont se targue l’école, mais de saisir comment dans cette manifestation d’un rapport de force sont utilisées les ressources disponibles », analyse J Maugar.
Au final, la thèse montre comment l’école, au plus près du terrain, participe à la construction des rapports de domination de sexe et de race. Cela sans le décider et, bien au contraire, avec des adultes acquis aux valeurs républicaines.
En ce sens, cette thèse de sociologie vient en appui au débat actuel sur les formations à la discrimination systémique.
François Jarraud
Joelle Magar, enquête sur la microphysique du pouvoir à l’école : actualisation, imbrication des rapports de domination et modalités d’une pédagogie émancipatrice, UQAM mai 2017.
Joëlle Magar : « Tant qu’on est dans l’invocation de la neutralité on ne peut pas voir ces rapports de force »
Joëlle Magar revient sur sa thèse et sur l’évolution des rapports de genre et de race dans l’école.
Vous dites que l’école naturalise les rapports de genre. Que voulez vous dire ?
La perception des enseignants de ce qui peut se jouer au niveau des enjeux de pouvoir entre élèves est rapportée à des explications qui s’appuient sur des explications « biologiques ». Par exemple, on dira que si les filles prennent moins souvent la parole en classe c’est parce qu’ils se projettent moins dans l’avenir et sont dans le présent.
Un professeur m’explique que si les filles supportent mieux l’ordre scolaire c’est parce qu’elles auront charge de famille et sont plus responsables alors que les garçons sont dans le plaisir immédiat.
Vous montrez aussi que l’école n’est pas l’espace mixte que l’on croit…
Les deux sexes cohabitent dans les murs mais il n’y a pas de relation d’échange ou de coopération spontanées. Dès que l’on quitte la classe l’espace est ségrégé de façon visible. C’est le cas aussi en salle de permanence. Mais les enseignants souvent ne le voient pas.
Pourquoi cette cécité ?
Parce que les enseignants vivent dans un ordre social qui sépare les hommes et les femmes et considère que ça va de soi en raison d’explications rapportées à la nature ou la culture. Quand on les sollicite ils mobilisent les mêmes arguments : des liens d’affinité ne seraient possible qu’avec le même sexe. Les jeux des uns et des autres ne pourraient pas être partagés. C’est ainsi que se construit la catégorie fille ou garçon.
Ca va jusqu’à refuser de voir la domination ?
J’ai observé au moins 30 fois une scène qualifiée de jeu mais qui relève de la domination : dans la cour un élève force des jeunes filles à s’agenouiller à hauteur de son sexe. Pour l’enseignante c’est un jeu. Et c’en est un au sens où il apprend un ordre social qui positionne les rôles sociaux. Les enseignantes ne décodent pas la scène car elles adhèrent à cette lecture. Pour réagir il faudrait des outils conceptuels pour objectiver la situation.
A la croisée des rapports de genre et de race vous analysez la journée de la JRE. Que s’est il passé ?
C’est une histoire de mésentente. La mésentente est normale en démocratie. C’est le moment où des personnes habituellement non conviées s’invite dans le débat démocratique. Au moment dela JRE il y a une parole qui n’est pas entendue. Pour l’entendre il faudrait pouvoir sortir des représentations du type Choc des civilisations.
Vous évoquez l’intersectionnalité. De quoi s’agit il ?
Je parle plutôt d’imbrication des rapports sociaux. Je montre comment les rapports de genre et de race influent l’un sur l’autre. C’ets là qu’on a vraiment besoin du regard de l’ethnologue pour analyser des moments précis.
L’école est discriminante ?
Comme tout espace social elle est traversée par les rapports sociaux. Il n’y a pas de volonté de discriminer mais c’est bien un espace de pouvoir. Or tant qu’on est dans l’invocation de la neutralité on ne peut pas voir ces rapports de force.
L’école a un potentiel émancipateur ?
Oui si elle apprend à vivre les conflits sans violence. A cette condition le conflit est un moteur de la démocratie. Pour le moment l’école ne permet pas encore cela.
Propos recueillis par François Jarraud