En faisant de sa une le dossier principal sous le titre « Enfants, trop d’écrans trop tôt ? » le journal Télérama du 29/11/2017 reprend en écho, type marronnier, ce que le journal le Monde avait déjà publié, d’ailleurs en se basant en partie sur les mêmes personnes… A l’approche des fêtes de fin d’année le titre a une visée bien précise : les parents qui offrent des cadeaux à leurs enfants, afin de les inviter à ne pas offrir des écrans. Mais le contenu de l’article va bien au-delà et interroge aussi indirectement le monde scolaire.
Constats
– Premier constat : des spécialistes de la petite enfance qui observent des enfants en difficulté de développement et dont ils attribuent l’origine à la présence d’écrans dans l’environnement quotidien.
– Deuxième constat : des chercheurs tentent de relativiser les choses en faisant observer que l’on ne peut isoler les écrans pour en faire un responsable de difficultés de développement.
– Troisième constat : la difficulté qu’il y a à mener des études réellement probantes sur la manière dont cela se passe à la maison. Difficile de dire combien de temps passe un enfant devant des écrans et de quelle manière il y est exposé.
– Quatrième constat (qui rejoint indirectement le premier) : des spécialistes de la petite enfance qui comparent le niveau de langage des enfants à deux ans et qui perçoivent des écarts extrêmement importants. Ils se refusent à désigner un coupable, ils cherchent plutôt à penser comment faire pour éviter que ces écarts à deux ans ne soient excluants.
Nous avons déjà eu l’occasion de l’écrire, il faut d’abord s’interroger sur la place des écrans (et de quels écrans ?) dans la vie de chacun de nous, adultes, avant de parler des enfants : cela fait système. De plus il faut s’intéresser « aux manières de faire » avec ces écrans, passivité, activité, partage, choix, ambiance… On peut aussi remarquer que l’attrait pour ce qui bouge, en particulier pour les tous petits (avant un an déjà), est supérieur à un environnement immobile, terne, peu attrayant et d’ailleurs cela invite à l’exploration et donc au développement.
L’école et la famille
Il faut bien sûr s’interroger sur ce que vivent les enfants avant l’entrée à l’école. Que ce soit dans les moyens de garde utilisés (crèches, assistantes maternelles etc.…) ou à la maison, les environnements de vie quotidienne des enfants sont toujours stimulants, d’une manière ou d’une autre mais stimulants pour quoi ? Et c’est là que les écarts se creusent très petits. Sans pour autant considérer que ces « retards » (faut-il conserver ce mot ?) soient irréversibles (les travaux sur la résilience l’ont montré), il faut observer qu’ils créent, par rapport à la norme scolaire des décalages précoces.
C’est là que l’école, et en particulier la maternelle, mais aussi l’ensemble de la scolarité, va avoir une place importante pour interférer avec ces antécédents et ces concurrents. Rappelons ici les discours qui justifient la scolarité des enfants pour les protéger des adultes : De Condorcet (1791) à Marcellin Champagnat (1820), et d’autres encore, l’idée est la même. Et pourtant dans ces discours plutôt que de mettre en question l’éducation familiale, on préfère trouver soit des solutions (instruire, créer un esprit de famille dans l’établissement scolaire) soit désigner des causes externes (télévision, écran). La vie familiale est ainsi une sorte de « boite noire » dont on ne veut/peut pas forcément connaître le fonctionnement et donc on préfère regarder autour, soit en désignant des causes aux difficultés de l’enfant, soit en proposant un système concurrent (l’école, l’instruction) censé réussir à rétablir au moins partiellement les inégalités (que Condorcet désigne comme naturelles pour certaines d’entre elles). Sur Twitter Aude Corbière écrit récemment : « Mais ils vont arrêter de dire que c’est la faute des parents ? C’est à l’ÉCOLE de fournir ce que la famille ne donne pas. ». On ne peut que s’interroger au vu de l’histoire de l’éducation sur le sens de ces propos et choix….
Eduquer les parents ?
Ce que peut l’école ? Offrir un espace autre. Mais quel est cet autre ? L’école de la norme et de la forme ? Instruire peut-il être indépendant d’éduquer ? Mais cette indépendance peut-elle parvenir à transformer l’enfant à ce point que l’éducation s’efface derrière l’instruction ? On perçoit bien ici une question récurrente, redevenue vive avec le numérique : les usages quotidiens sont-ils de l’ordre de l’éduquer ou de l’instruire ? Quand les professionnels de l’instruction déplorent les faibles compétences numériques de jeunes, ils réclament que l’instruire efface l’éduquer. Quand les jeunes mettent en cause les enseignants en utilisant leurs propres compétences numériques, l’éducation s’oppose à l’instruction… Mais quand on déplore les conséquences des écrans, va-t-on jusqu’au bout de l’interrogation de l’éducation ? Ne se contente donc pas simplement de désigner une cause qui permet de ne pas s’interroger ni sur l’instruction ni sur l’éducation ?
Il est grand temps de s’interroger sur ce que vivent les tous petits à la maison dans un monde numérisé. On aurait du le faire de la même manière avant que le numérique et les écrans n’envahissent les espaces quotidiens à propos de la lecture, du livre mais aussi des interactions verbales (cf Pirls). Car c’est bien avant le début de leur socialisation scolaire ou préscolaire qu’ils entrent dans cet univers. La presse qui tente de mettre à jour ces questions ne fait pas le travail complètement. Certes il s’agit d’alerter, et la cause est juste. Mais qui alerte-t-on réellement ? Dans la continuité de ces propos, l’implication souhaitée de l’école dans cette problématique n’est pas non plus clarifiée. De plus la question des apprentissages initiaux est multifactorielle. Possibilité d’imiter, d’expérimenter, d’interagir, de réfléchir, quel environnement éducatif proposons nous à nos enfants dès la naissance ? Les travaux de recherche évoquent tous l’importance de ces activités pour le développement de l’enfant. Ne faut-il pas s’attaquer aux « conditions de l’éducation parentale » ? Car il semble bien que ce sont ces conditions qui amènent les adultes à construire un environnement éducatif aux enfants puis à tenter de recourir au système scolaire pour rééquilibrer les inégalités initiales. Cet environnement est aujourd’hui marqué par la difficulté de plus en plus grande des adultes à gérer eux-mêmes les moyens numériques à leur disposition. Plutôt que de tenter des formes d’interdictions, il est temps que l’on parle aux parents, non pas des écrans, mais de leur action éducative. Mais où peut-on éduquer à l’éducation ? Actuellement ce sont les médias de toutes sortes qui sont les premiers contributeurs… en parallèle, quand ce n’est pas en substitution, aux « médiateurs » de notre société que sont les métiers de santé, du social et de l’éducation… La légitimité de l’action des uns et des autres est à réinterroger… Plutôt que de désigner les écrans comme premiers coupables redevenons vraiment les éducateurs de nos enfants afin de ne pas laisser le champ libre à n’importe qui et n’importe quoi…
Bruno Devauchelle
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Télérama Télérama n° 3542 du 29/11/2017; Le dossier : Enfants : trop d’écrans, trop tôt ? Marc Belpois Publié le 28/11/2017.