Maître de conférences à l’université de Grenoble II, chercheur-associé à Sciences Po, et professeur invité au London Institute of Education, Nathalie Mons est spécialisée dans l’analyse comparée des politiques éducatives[1] . Ses travaux quantitatifs reposent, entre autres, sur l’usage des statistiques nationales et internationales relatives au secteur de l’éducation. Dans le débat actuel sur les « statistiques ethniques » proposées par le nouveau Commissaire à la diversité Yazid Sabeg, elle apporte une perspective internationale de chercheur sur un sujet qui suscite déjà une forte polémique.
Des statistiques qui nous parlent des liens entre éducation et immigration, cela n’existe pas déjà en France ?
Oui, il existe déjà, dans le secteur de l’éducation, des statistiques permettant de faire le lien entre les origines nationales diverses des élèves et leurs carrières scolaires. Il ne s’agit bien entendu pas de « statistiques ethniques », c’est-à-dire de statistiques qui permettraient de classer les individus selon un sentiment d’appartenance à une communauté ethnique, puisque cette façon de penser la statistique publique et donc la catégorisation des individus s’oppose totalement à la vision française d’une « nation de citoyens » qui se préoccupe peu de l’origine de ses membres et a pour souci premier leur intégration. Le modèle français n’est pas celui du communautarisme, tel qu’on peut le connaître en Belgique, au Pays-Bas ou dans les pays anglo-saxons, mais de l’intégration.
La logique communautaire n’est donc pas au cœur des réflexions des chercheurs français mais l’évaluation des effets des handicaps sociaux, économiques ou culturels, oui. Aussi, disposons –nous aujourd’hui en France, tout comme dans les études internationales PISA, PIRLS…, d’indicateurs qui nous permettent de faire le lien entre l’origine nationale des élèves et leurs résultats scolaires. Il s’agit, selon les études, d’indicateurs qui portent sur la nationalité des parents, le lieu de naissance de l’enfant ou la langue parlée à la maison qui peut être distincte des langues nationales. Cela permet, par exemple, dans les études internationales de pouvoir parler de la situation scolaire des élèves de première mais aussi de seconde génération issues de l’immigration.
Sans statistiques, la thèse de la discrimination négative qui sévit à l’encontre de ces populations ne peut être étayée. C’est comme si on refusait de concevoir des statistiques sur l’origine socio-professionnelle des élèves au motif que l’on catégorise les individus socialement. Sans ces statistiques, la sociologie de l’éducation n’aurait jamais existé, et les politiques éducatives qui en ont découlé non plus. La conception des politiques publiques se trouve toujours améliorée par la description statistique des situations.
Est-ce que ces études ne permettent pas de ficher les élèves ?
Les propositions actuelles sur les « statistiques ethniques », dont je répète que dans leur conception même elles ne paraissent pas aller dans le bon sens, arrivent sur un terrain politiquement miné : celui des prises de position du Ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire, des reconduites à la frontière…
On comprend que dans un tel contexte la remontée de statistiques par les écoles sur des sujets aussi sensibles que l’origine nationale puisse être l’objet de suspicions. Pour autant, je crois qu’il ne faut pas tout confondre, les fichiers administratifs qui portent sur l’ensemble des élèves et les fichiers scientifiques qui ne portent que sur un échantillon d’élèves. Dans le second cas, on ne cherche donc – et on ne peut pas à partir de ces outils – ficher une population. Pour faire des analyses statistiques nous n’avons pas besoin de connaître l’ « origine » de tous les élèves français mais seulement d’un échantillon, c’est-à-dire une partie représentative de la population mère qui nous permettra de réaliser des recherches fiables.
Pour rassurer les gens qui s’interrogent, à juste titre sur les liens entre ces fichiers et la politique gouvernementale actuelle, il faut être clair, en amont, sur l’usage de telles enquêtes. Ces enquêtes doivent clairement être estampillées « études scientifiques » et ne pouvoir être juridiquement utilisées que dans ce cadre, même si je le répète les risques sont limités puisqu’elles ne portent que sur un échantillon qui peut être anonymé quand il est traité. On touche là d’ailleurs à une des spécificités françaises : le quasi-monopole dans la production statistique de la puissance publique. Dans de nombreux pays, les enquêtes statistiques sont produites par des centres de recherche indépendants, ce qui en garantit la finalité exclusivement scientifique.
Quel est l’intérêt de ces statistiques ?
En éducation, ces statistiques ont déjà permis de mettre en avant les caractéristiques propres aux trajectoires scolaires des élèves issus de l’immigration. En particulier, ces élèves présentent bien des performances et des carrières scolaires qui se distinguent de celles des élèves nés en France. Pour autant, quand on contrôle statistiquement le statut socio-professionnel de leurs parents, on se rend compte que cette liaison négative entre origine étrangère et résultats scolaires s’amoindrit. Ceci tend à montrer que ces élèves réussissent moins bien parce qu’ils sont placés dans des conditions sociales et même scolaires (collèges ghettos…) peu propices aux apprentissages, leurs « sous-performances » ne sont pas exclusivement en lien avec leur origine étrangère.
Et que montrent les enquêtes internationales sur le sujet ?
Entre 1990 et 2000, selon l’OCDE, le nombre de personnes vivant en dehors de leur pays a doublé pour atteindre une population de 175 millions. Le développement de l’instabilité politique, la globalisation économique, la réunion des familles suite à l’immigration des années 1960 et 1970, la dissolution de l’ancien bloc socialiste…, tout cela explique ce mouvement général international. Evidemment, cela constitue un formidable défi pour les systèmes éducatifs des pays hôtes et cela pose des interrogations, dont certaines sont d’ailleurs plus ou moins politiquement correctes. Par exemple, dès la sortie des résultats de PISA 2000, dans certains pays à forte immigration, l’Allemagne, la France, la Suisse…, les immigrés ont été mis en cause dans des conclusions hâtives, douteuses éthiquement : les mauvais résultats de ces pays s’expliqueraient pas les performances médiocres des élèves issus de l’immigration. Les enquêtes internationales nous permettent de prendre du recul par rapport à ce type d’allégation et de montrer qu’elles sont infondées scientifiquement.
Quels sont leurs enseignements ?
Tout d’abord, nous avons montré grâce à PISA qu’il n’y avait pas de lien entre la taille de la population immigrée accueillie dans un pays et sa performance scolaire moyenne. Donc les immigrés ne « plombent « pas les résultats nationaux. J’ai même pu montrer dans une de mes recherches un résultat qui peut à première vue paraître paradoxal : plus un pays accueille une population immigrée nombreuse, plus le nombre d’élèves très performants (de niveau 5 sur l’échelle de PISA) est élevé. Ce résultat s’explique par le fait que les pays anglo-saxons neufs, comme le Canada, l’Australie ou la Nouvelle-Zélande présentent à la fois une population immigrée large et de très bons résultats à PISA en termes d’élites scolaires.
Autre enseignement des études internationales : l’intensité de la relation entre l’appartenance à une famille issue de l’immigration et les performances scolaires de l’élève varie grandement suivant les pays, ce qui montre qu’il n’y a pas une fatalité sociale mais qu’il faut réfléchir en termes de politiques publiques. Dans certains pays, ce lien entre origine nationale et performances scolaires est très fort, cela signifie que l’origine parentale conditionne fortement les résultats des élèves. C’est le cas en Belgique, Autriche, Suisse, mais aussi dans certains pays scandinaves comme la Finlande, le Danemark ou la Suède. La France se classe dans cette catégorie. A l’opposé dans certains pays, cette relation s’avère plus faible, comme au Canada, en Angleterre ou en Grèce, voire même inexistante en Australie ou en Nouvelle-Zélande.
Est-ce que cela n’est pas en lien avec la nature des politiques d’immigration, certains pays privilégiant l’entrée d’immigrés appartenant à des milieux socio-économiques privilégiés avec des niveaux d’éducation élevés ?
Bien sûr, une partie de ces résultats s’explique par des différences dans les catégories socio-professionnelles des populations immigrées dans les différents pays. Mais – et c’est ce qui est intéressant – ce facteur n’explique qu’une partie des différences que l’on constate entre les pays. C’est-à-dire que lorsque l’on contrôle l’origine socio-économique des populations immigrées, ces élèves continuent à présenter des performances inférieures à celles des « natifs ». C’est le cas en France, en Allemagne, en Autriche et en Belgique… Il est de plus intéressant de noter que l’ordre des pays ne varie pas, c’est-à-dire que les résultats académiques des élèves issus de l’immigration présentent toujours le même ordre avec des pays qui savent tirer le meilleur de ces élèves et des pays comme le nôtre dans lesquels cette population sous-performe nettement. Une partie s’explique donc par des raisons qui ne sont pas liées aux catégories socio-professionnelles des élèves issus de l’immigration.
Quels sont alors les facteurs qui jouent ?
Une partie s’explique par les conditions de scolarisation particulières de ces jeunes. Il ne s’agit pas des moyens matériels des écoles (ordinateurs, laboratoire de sciences…) qui sont à peu près identiques pour les élèves issus de l’immigration et pour les autres. De même, la qualité des ressources humaines enseignantes semble peu jouer même si dans certains pays comme l’Allemagne ou la Belgique, les écoles où se concentrent les enfants d’immigrés ont un problème de recrutement d’enseignants. C’est principalement la composition socio-économique des écoles qui semble faire la différence. Dans les pays dans lesquels les enfants immigrés sous-performent, comme l’Allemagne, la Suède, le Danemark ou les Pays-Bas, les écoles sont beaucoup plus ségrégées socialement. C’est le cas également en France. On retrouve là les écoles ghettos, on parle aux Pays-Bas des « black schools » pour repérer ces écoles dont la majorité des élèves sont issus de l’immigration. C’est donc cet entre-soi plutôt que les conditions matérielles d’enseignement qui peut expliquer une partie des sous-performances des élèves d’origine étrangère.
Peut-il y avoir également une moindre implication des parents étrangers dans l’éducation qui pourraient aussi expliquer ces résultats ?
Je ne suis pas certaine que ce soit une piste d’explication prometteuse. Avec Laurent Lima du LSE de Grenoble II, nous sommes en train d’analyser les stratégies parentales des familles immigrées. Ce qui nous marque à ce stade de l’enquête c’est leur diversité. On tend parfois à mettre toutes les populations immigrées dans un même sac et à mettre en avant la défaillance familiale et le peu d’intérêt pour l’éducation. Différentes enquêtes ont déjà montré le contraire, et c’est ce que nous observons dans notre recherche actuelle. Les parents issus de l’immigration, notamment les familles maghrébines, ont au contraire, le plus souvent des aspirations très élevées en termes d’éducation pour leurs enfants parce qu’ils voient dans les diplômes un instrument d’ascension sociale. Ces études françaises rejoignent certains enseignements de PISA 2006 qui portait sur la culture scientifique. L’enquête montre que les élèves issus de l’immigration ne présentent pas un désengagement face à l’enseignement dans cette discipline ou des aspirations en termes de métiers inférieures à celles des élèves dits « natifs », malgré leur handicap socio-culturel. C’est important, car c’est une tendance que l’on retrouve dans tous les pays. C’est un levier de taille sur lequel les politiques publiques d’éducation doivent s’appuyer.
Est-ce que sur le long terme, dans les pays de l’OCDE, la situation scolaire des enfants issus de l’immigration s’est améliorée ?
Il n’existe pas d’études longitudinales internationales de grande échelle sur le sujet. Mais si l’on se fonde sur les coupes instantanées des enquêtes internationales comme PISA, et si l’on compare la situation des enfants de la première génération (nés à l’étranger) avec celle des enfants de la seconde génération (nés dans le « pays hôte » de parents étrangers), la réponse est malheureusement négative, dans la plupart des pays pour ce qui est des résultats en fin de scolarité obligatoire. Evidemment on pourrait s’attendre au contraire, puisque les enfants d’origine étrangère nés dans le « pays hôte » sont censés bénéficier d’une même scolarisation que les enfants dont les racines nationales sont plus anciennes. Or cette amélioration logique ne se retrouve que quelques pays comme la Suède et la Suisse. Dans les autres pays – marqués le plus souvent par de fortes différences dans les résultats scolaires entre les enfants issus de l’immigration et les « natifs », il n’existe pas de différences significatives entre les résultats scolaires de la première et de la seconde génération. Cela montre clairement les limites de nos modèles d’intégration. Economiquement, socialement, culturellement, nos pays perdent là un réservoir de talents. Sans compter les menaces pour les cohésions sociales nationales que peut constituer ce manque de perspective imposé à ces jeunes.
Nathalie Mons
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