Qu’est-ce que la guerre fait au cœur des hommes ? Outre les vies fauchées, les corps mutilés, quels désastres intérieurs provoque-t-elle irréversiblement ? Loin de l’analyse géostratégique ou du jugement à l’emporte-pièce, Tobias Lindholm, jeune scénariste et réalisateur danois, choisit un filmage réaliste, aux côtés d’un commandant et de son groupe de soldats, engagés pour le Danemark dans la guerre contre les talibans en Afghanistan. Très documentée, enrichie par des témoignages de protagonistes du conflit, la démarche cinématographique empathique produit un effet de réel saisissant qui restitue le quotidien, dérisoire et terrible, des combattants. Le va-et-vient régulier entre le pays natal (où la femme du chef élève seule leurs enfants) et le terrain des opérations donne la mesure des enjeux humains et moraux. Puis arrive le moment où une décision militaire aux conséquences tragiques conduit à la mise en accusation du responsable. Et le procès, remarquablement restitué, soulève bien des questions dérangeantes sur le bien-fondé de l’intervention des Occidentaux dans la région et les dommages infligés aux populations civiles. Le déroulement de la procédure de justice jusqu’au retournement final met en lumière avec acuité logique insensée de la guerre et la blessure intime que le héros de « A War » porte en lui, sans réconciliation possible avec la morale ou le droit.
Au plus près du quotidien des soldats
Encadrée par de hautes montagnes arides, au fond d’une vallée, sous l’échancrure du ciel clair, une base militaire, non loin d’un petit village afghan. Le commandant Claus (Pilou Asbaek) et son petit groupe, chargés de sécuriser la zone et de protéger les civils contre les talibans, menace invisible, nous apparaissent d’emblée, tel un détachement de l’armée danoise, comme seuls au monde dans un milieu hostile, totalement étranger. Les premiers plans nous plongent d’emblée au cœur d’une action de sécurisation, routinière et hautement risquée. Les hommes, caparaçonnés, casqués et lourdement armés, avancent à pas comptés sur le sol sec. Nous entendons le crissement de leurs lourdes chaussures, puis le bruit tonitruant d’une déflagration. L’un d’entre eux, gravement touché par l’explosion, après une tentative de sauvetage, expire dans les bras de ses camarades. En dépit de cette perte et du traumatisme qu’elle génère (l’un des soldats, en larmes, explique au chef ne plus pouvoir sortir ni participer à une prochaine opération extérieure), la vie à la base reprend dans une apparente tranquillité.
Pas d’échanges entre les militaires sur les raisons de leur présence en Afghanistan : la participation réduite du Danemark d’une durée de quelques années s’est achevée en 2014. Mais des séquences au pays natal nous montrent, en contrepoint, la solitude et la détresse de Maria (Tuva Novotny), épouse de Claus se débattant avec l’éducation d’enfants privés de leur père. De retour au front, nous appréhendons le paradoxe d’une mission aux contours incertains : se faire accepter des civils afghans sans connaître ni leur langue ni leur mode de vie, protéger les habitants de l’intrusion des talibans sans accueillir les premiers au sein du camp lorsque la crainte d’un massacre pousse une famille à le demander ? Brutalement, la tension monte au sein du groupe d’hommes avec lesquels nous sommes embarqués au cours d’une opération périlleuse dans le village où la famille en question a trouvé la mort annoncée. Pris sous le feu et la mitraille d’ennemis toujours invisibles, des soldats blessés tombent. Dans le fracas des tirs et la confusion des liaisons avec le haut commandement, le chef pour sauver ses hommes en danger de mort prend une décision lourde de conséquences tragiques.
Etrange logique de la justice
Après interrogatoire sur place, Claus accusé de n’avoir pas respecté le droit de la guerre, est rapatrié d’office au Danemark où il comparaît en tant que citoyen devant un tribunal civil pour répondre de son acte. S’engage alors un procès, dont le déroulement, sec, dans le respect absolu des règles juridiques en vigueur, fait froid dans le dos. Questionnements insistants, témoignages concordants, preuves accablantes se succèdent tandis que nous nous demandons quel tour va prendre la recherche de la vérité. Les contradictions de l’intervention militaire du Danemark en Afghanistan, jamais évoquées explicitement, nous sautent pourtant à la figure tout autant que les défaillances supposées d’un gradé en perdition. Il n’est pas question de révéler ici quel rebondissement inattendu produit le même effet qu’une bombe dans le prétoire et pulvérise la mécanique implacable de la justice. Imperturbable, le regard vide, l’air absent, le mis en cause retrouve peut-être sa dignité et la chaleur d’un foyer. Même si nous ne pouvons lire dans son cœur, la mise en scène percutante de justesse laisse entrevoir une blessure intime, le prix exorbitant à payer pour revoir ses enfants.
Implacables partis-pris
Tout en nous incitant à la réflexion, le cinéaste danois ne juge pas ses personnages. Mais sa caméra demeure u plus près des êtres humains, dans la sueur, le sang et les larmes. Les hommes chez Tobias Lindolm, pleurent en effet les camarades disparus, les copains blessés à vie. Ils savent les familles déstabilisées pour longtemps et Claus nous émeut parce qu’il incarne la conscience malheureuse d’un chef militaire pris au piège d’une guerre aux finalités incertaines. Si le dilemme moral auquel il a été confronté dans le feu de l’action paraît tranché par la justice, le tourment intérieur ne s’est pas éteint. Les derniers plans nous le montrent dans la nuit sur la terrasse paisible de sa maison, la famille endormie. Il regarde la trace du passage d’un avion dans le ciel, comme si l’Afghanistan, théâtre d’opérations funestes continuait à le hanter.
Jamais grandiloquent ni racoleur, le drame déploie ses terribles ressorts des montagnes afghanes déchirées par les armes à la salle feutrée d’un prétoire danois. Nous y voyons des soldats fondre en larmes comme des enfants. Ils gardent le regard triste de ceux qui sont devenus acteurs d’une tragédie. Une tragédie qui les dépasse et interroge leur humanité même. « A War », un spectacle rudement salutaire.
Samra Bonvoisin
« A War », film de Tobias Lindholm-sortie en salle mercredi 1er juin 2016
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