Vous imaginez porter à l’écran un drame de la passion amoureuse dont les héros seraient des jeunes gens d’aujourd’hui s’exprimant en vers ? Comédien précoce, amateur et auteur de poésie, Grégoire Leprince-Ringuet aspire depuis longtemps à la réalisation. Avec « La Forêt de Quinconces », en Sélection officielle au dernier festival de Cannes, le rêve devient réalité de bien belle manière. A 28 ans, l’acteur, également scénariste et interprète principal, nous livre une première œuvre inclassable, portée par un souffle fiévreux et une audace formelle à la mesure de son propos. Le jeune cinéaste prend en effet très au sérieux les enjeux du sentiment amoureux et son absolutisme. Paul, dans le sillage tourmenté de ses deux amantes, Ondine et Camille, à rebours des relations virtuelles, vit l’amour intensément et nous engage jusqu’à l’envoutement dans un univers insolite aux lisières de l’onirisme et du fantastique. Pourquoi résister à ce délicieux vertige ?
Rimes en forêt, figures en rupture
A l’orée d’une impressionnante forêt aux arbres rectilignes, non loin de grands ensembles, un étrange manège se déroule sous nos yeux. Un garçon court après une fille en short, et débardeur, cheveux au vent, pour lui arracher un baiser qu’elle lui refuse. Comme un jeu auquel se livreraient deux jeunes personnes au commencement d’une histoire d’amour. Puis elle le dépasse dans sa marche, il la rattrape par le bras, elle trébuche, se relève la peau des genoux écorchée .A peine a-t-il le temps d’offrir son aide qu’elle lui intime l’ordre de ne pas la toucher et se lance dans une grande tirade : il est à ses yeux un amoureux trop pressant, dont l’exigence l’épuise. Au terme d’une course poursuite, nous venons d’assister à la rupture en une langue à la scansion racinienne entre Paul (Grégoire Leprince-Ringuet) et Ondine (Amandine Truffy). Paul met du temps à prendre conscience de la réalité de l’événement et, pour conjurer le ‘grand malheur’ décide de s’éprendre d’une autre fille, comme nous le confie en off sa voix chaude et profonde. Quelques plans plus tard, à la vitesse de son désir, nous le retrouvons dans une rame du métro parisien debout face à une belle brune vêtue de rouge. Un regard et la décision silencieuse de la suivre. Au fond d’une petite rue, nous pénétrons dans une salle de spectacle aux couleurs chaudes au milieu d’exercices de danse en groupe auxquels la jeune fille se mêle, et que rejoint avec fougue Paul, en une sorte de transe collective, portée par la musique entraînante, propice aux rapprochements physique et au coup de foudre.
Sortilèges, envoutement
A l’écart dans une pièce à côté du théâtre de la chorégraphie torride, la parole reprend ses droits : Paul et Camille (Pauline Caupenne) échangent des propos enflammés tout en rimes et en résonances, puis elle paraît se ressaisir. Pourtant, tout en disant qu’il vaut mieux attendre, se revoir le lendemain, se souhaiter le bonsoir, ils se retrouvent à la porte de l’appartement du garçon pour une nuit d’amour, comme s’ils étaient mus par une force qui les dépasse. Camille va plus loin et, pendant le sommeil matinal de son nouvel amant, elle décide de l’envouter au sens propre du terme en utilisant le pendentif qu’elle porte, doté de ce pouvoir magique. Elle jette un sort pour qu’il soit tout à elle.
Sans connaître son nouveau ‘statut’, Paul sous le charme de Camille reste cependant hanté par le souvenir de son amour passé et par la présence, réelle ou imaginaire, d’Ondine dans sa vie. La fiction oscille ainsi par saccades entre quelques lieux de Paris (petites rues, appartements au parquet de bois, escaliers, stations aériennes du métro, toits), théâtres des passions, et la forêt de quinconces, réceptacle des songes et des rêveries de Paul. Notre ‘héros romantique’ au cœur blessé paraît ainsi sans cesse tiraillé entre deux femmes, deux conceptions du désir et de l’amour, comme dépossédé de lui-même. Il faut dire que, dans le monde de Paul, les frontières entre la réalité et le fantastique s’estompent. Comme dans les contes pour enfants, un sortilège peut être rompu à condition de respecter les rites de désenvoutement et de ne pas craindre le maniement sanglant du poignard ! Et il peut arriver aussi de croiser un clochard mythologique, ‘devin’ à ses heures, capable de mettre le héros face à ses choix, de l’obliger à prendre son destin en main.
Partis-pris audacieux, liberté poétique
La belle langue, lyrique et emportée, ici parlée par les jeunes amoureux a de quoi nous surprendre. Nous sommes cependant bien vite conquis par ce langage élaboré sans préciosité qui nomme le désir et la passion dans leur amplitude et leur radicalité. Parfois le retour à un parler et à des situations prosaïques renforcent le caractère exceptionnel de l’expérience vécue par les protagonistes, comme s’ils étaient seuls au monde avec leur passion. Peu de références biographiques ou familiales. Pas d’indications sur leurs études ou leur statut professionnel. Nous pénétrons dans leur imaginaire, dans l’univers mental de Paul en particulier. Et le jeune cinéaste, par ce mouvement de balancier entre l’urbain et la forêt, le jour et la nuit, le prosaïsme et l’onirisme, parvient à figurer avec élégance et profondeur, la quête exigeante d’un jeune homme de notre temps, amoureux de l’amour, épris d’absolu. Grégoire Leprince-Ringuet ne craint pas de faire plonger son héros (qu’il incarne lui-même) dans les eaux sombres d’un lac profond éclairé par la lune, tandis que sa voix grave en off nous récite une ode à l’astre de la nuit. Détaché des contingences consuméristes et des relations ‘numériques’, le protagoniste de « La Forêt de Quinconces », à travers la parole scandée et son incantation, à travers le corps dansé et son incarnation, prend le risque de l’engagement passionnel, de son trouble, de son égarement. Et Grégoire Leprince-Ringuet gagne ses galons de cinéaste.
Samra Bonvoisin
« La Forêt de Quinconces »-sortie en salle mercredi 22 juin 2016
Sélection officielle, festival de Cannes 2016