Les débats récents sur le budget de la recherche comme la question récurrente du statut des intermittents du spectacle posent, à leur manière, une question fondamentale pour notre société et notre éducation : la question du temps. Car, au-delà des revendications, légitimes par ailleurs, concernant la création artistique ou la place de notre pays dans la recherche scientifique internationale, ce qui se joue là c’est la possibilité de « prendre du temps », au sens propre du verbe « prendre », pour suspendre un peu les impératifs de la production économique et de l’urgence médiatique. Ce qui se joue là, c’est l’acceptation par notre société que certains de ses membres se dérobent un moment à la visibilité générale pour s’adonner à une réflexion, s’engager dans des tâtonnements aux effets imprévisibles, réfléchir librement sans la contrainte de l’efficacité immédiate, explorer, inventer et créer, quitte à se faire oublier… et sans jamais avoir la certitude de revenir ensuite en pleine lumière.
Une régression collective
Certes, nous savons tous que c’est ainsi que les grandes découvertes et les plus belles créations ont émergé tout au long de notre histoire : Christophe Colomb a dû disparaître plusieurs mois avant de pouvoir revenir des Amériques et Van Gogh a survécu difficilement plusieurs années sans la moindre visibilité mondaine. Freud et Pasteur se sont isolés longuement dans leur « laboratoire » respectif sans être constamment soumis à la rédaction de rapports d’étape mentionnant leurs publications en langue anglaise ou leurs contrats avec « le monde de l’entreprise » ! Or, tout se passe comme si notre modernité était en train de régresser en amont du fameux stade que Piaget a nommé « permanence de l’objet », et qui est atteint en principe par l’enfant d’environ 8 mois ! Pour nous, au fond, les choses ne continuent pas d’exister quand nous ne les voyons plus ! Et nous sommes contraints à l’exhibition à jet continu si nous voulons obtenir de nos pairs la moindre reconnaissance, et même, parfois, tout simplement, les moyens de notre subsistance.
Triste évolution à laquelle nous participons : nous sommes tous, en effet, plus ou moins « addicts » au spectacle du monde ou, plutôt, au monde qui se donne en spectacle. Et les chaînes d’information en continu, qui repassent en boucle les mêmes images en guettant le moindre événement, nous fascinent et nous hypnotisent : elles nous « montrent » en permanence « ce qui se passe » et nous exonèrent ainsi de « penser » ; elles nous « scotchent » à des images ou à leur attente insoutenable ; elles nous rendent ainsi incapables d’accéder au symbolique et de nous adonner sereinement au jeu des idées.
Mais nous sommes aussi victimes, bien évidemment, de cette régression collective : soumis à l’obligation d’apparaître en permanence et de se montrer pour exister, inquiets que la moindre absence, la moindre distance avec nos proches, les rares moments où nous ne répondons pas à notre téléphone portable et à nos courriels, ne nous fassent oublier, disparaître du monde, ou soient interprétés comme une trahison. L’angoisse est là, à nous tenailler : l’angoisse de notre disparition dans la grande gesticulation des « relations humaines » qu’il faut aujourd’hui « gérer » avec une attention toute managériale.
Ainsi l’accélération et l’ostentation nous menacent-elles toutes et tous plus ou moins. Et nos enfants aussi, bien évidemment. Fragiles parce que dépendants, devant assumer de difficiles ruptures – entre l’affectivité fusionnelle du cocon familial et l’objectalité du monde, entre la filiation et l’émancipation –, nos élèves sont particulièrement sensibles à tout ce qui leur permet de se griser pour éviter d’exister. Alors que, précisément, ils sont dans une phase de maturation qui doit leur permettre l’exploration désintéressée, la réflexion libre, la découverte contingente, le détour imprévu, la rencontre étonnante… ils sont encouragés, eux aussi, à gérer l’urgence et à répondre toujours « présent » à tout et à tous, au risque de n’être jamais « présents » à rien ni à personne.
L’École pour « prendre son temps »
L’École – skholè en grec ancien, qui signifie « arrêt », « trêve », suspension du temps contraint par les activités économiques, possibilité d’accéder au « loisir de penser » – a, je crois, une responsabilité essentielle face à cette course infernale où la réponse obligée « en temps réel » abolit toute temporalité et interdit toute réflexivité.
Bien sûr, tout le monde dira qu’il est d’accord sur ce principe et certains « anti-pédagogues » en feront même, la main sur le cœur, l’occasion des plus solennelles déclarations d’intention. Mais il suffit de regarder de près le quotidien de notre institution pour observer que nous avons encore, sur ce point, une réelle « marge de progrès », comme on dit.
Ne donnons-nous pas, en effet, trop souvent, la prime à la vitesse de réaction quand nous posons une question ? Au lieu de laisser toute la classe réfléchir quelques minutes, de permettre à chacune et chacun d’élaborer mentalement une réponse ou de constater qu’il n’y parvient pas, nous donnons la parole au premier qui lève la main et le félicitons pour sa réactivité avant de passer à autre chose, sans la moindre garantie que toutes et tous aient pu s’approprier, reformuler, formaliser une réponse satisfaisante. En réalité – et moi le premier ! – nous craignons trop le silence. Nous y voyons du vide, alors que le vide est là, bien souvent, quand « ça parle tout le temps » mais que, d’une manière ou d’un autre, les élèves décrochent petit à petit…
À nous donc d’apprendre à « prendre du temps », quitte à le voler sur nos programmations, dans la course quotidienne infernale que nous impose, bien souvent, l’institution. Prendre du temps, c’est sortir de l’illusion que ce qui est vu est assimilé. C’est ne plus croire que tous les segments d’un enseignement se valent et que les différents apprentissages s’articulent entre eux selon une chronologie implacable qui dicte sa loi à l’intelligence des élèves. Prendre du temps, c’est donner au moins autant d’importance au « comprendre » qu’à l’« expliquer ».
La pédagogie s’est, depuis longtemps, efforcée d’outiller les praticiens pour cela. On sait que, de Pestalozzi à Korczak et à Oury, les pédagogues ont élaboré de multiples dispositifs sur un principe simple : « Non, ne réponds pas tout de suite… Ne fais pas tout de suite… Ne décide pas tout de suite… Prends le temps de réfléchir, de te documenter, d’en parler avec d’autres, d’entendre leurs points de vue, de te nourrir des œuvres de culture. Je ne te contrains pas à abandonner immédiatement tes représentations, tes croyances, tes sentiments, tes réponses, fussent-elles stéréotypées. D’ailleurs, si je le faisais, tu ne ferais probablement que me les dissimuler, avant de les reprendre dès la sortie de la classe. Non, je te demande simplement de surseoir, de différer un peu, pour donner sa chance à la pensée. » Il ne s’agit, au fond, de rien d’autre que ce que les chercheurs en neurosciences décrivent aujourd’hui comme l’activation du cortex frontal. Mais on n’active pas le cortex frontal de manière magique, par la simple exhortation. On ne peut guère encore – et pour longtemps, espérons-le ! – l’activer par une décharge électrique, au risque de se prendre pour le docteur Frankenstein. On ne peut lui permettre de s’activer que par des situations pédagogiques que nous avons, en permanence, à inventer et à instituer.
Ces situations supposent des rituels précis, et pas seulement pour les élèves de maternelle ! Regardons, dans ce domaine, ce qui se passe dans la justice ou même simplement dans un certain nombre de jeux qui font appel à la réflexion : les rituels n’y sont pas vécus comme infantilisants, mais, tout au contraire, comme des moyens pour donner du temps à la pensée et aux satisfactions qu’elle procure. L’absence de ces rituels, au contraire, en particulier dans l’enseignement secondaire et à l’université, transforme la classe en une sorte de bocal au sein l’esprit de chaque sujet s’agite en un mouvement brouwnien permanent, jusqu’à l’explosion parfois.
Pour une véritable « écologie de l’attention »
Car une classe, un amphithéâtre, un gymnase, un laboratoire de sciences, ce sont d’abord des « institutions de l’attention ». Ce sont des structures spatio-temporelles conçues pour que les participants puissent adopter une structure mentale favorable à l’appropriation des savoirs à transmettre. Or, nous sommes, sur ce point, bien trop idéalistes. Nous croyons que parce que nous-mêmes (et, peut-être, quelques « bons » élèves) avons intériorisé cette structure et sommes devenus « indépendants du champ » comme disent les psychologues, nous n’avons plus à rentrer dans ces « basses considérations matérielles ». Quelle erreur ! Un peu comme si des comédiens décidaient que, parce qu’ils sont, eux, capables de jouer leur pièce n’importe où et n’importe comment, ils n’ont plus à se soucier de l’architecture de la salle, des éclairages et du décor !
Car le travail de l’enseignant est bien de construire l’attention collective afin de permettre le développement de la pensée. Cette « attention collective » peut advenir quand l’aménagement de l’espace et du lieu la suscite et, même, l’organise en fonction de ce que l’on veut obtenir : une disposition en îlots ne porte pas le même message qu’une disposition en rectangle ou une disposition frontale ; des murs recouverts de vieux posters n’ont pas le même sens que des murs où sont affichés des poèmes, des citations ou des équations ; une classe où des dictionnaires sont à disposition, où les bureaux sont organisés en fonction de la tâche à accomplir, ne dicte pas les mêmes comportements que des espaces indifférenciés… On rougit, bien sûr, de rappeler de telles évidences, mais le niveau d’abandon des locaux scolaires dans le secondaire et le supérieur est tel qu’on se demande s’il ne faut pas y insister encore.
Et puis, bien sûr, l’« écologie de l’attention » suppose qu’on travaille sur des objets capables de « focaliser » les regards et dont la résistance invite à un investissement de l’intelligence. Je ne saurais trop souligner ici mon plein accord avec Matthew Crawford et son « Éloge du carburateur » (1) : le travail des mains n’est pas, en effet, un obstacle à la réflexion ou – comme on le croit trop souvent – une manière de « dégrader la pensée », tout au contraire ! Un artisan coutelier, Jérémy Collot (2), m’écrivait récemment : « C’est un des enseignements du travail manuel : il faut être incroyablement persévérant pour faire des couteaux. La semaine dernière j’ai dû poncer pendant 10 heures presque de suite… Et bien je crois que cette patience des mains contamine l’esprit. » Et c’est très bien ainsi. C’est là une étape indispensable au développement de la pensée. Je fais même l’hypothèse – peut-être fausse, mais que je crois heuristique – que beaucoup d’enfants et d’adolescents sont, à l’école, dans une agitation et une excitation permanente parce que, justement, ils ont perdu le contact avec les objets du monde, leur résistance et la patience qu’ils imposent. Ils ont perdu le temps de faire et de réfléchir… car les deux vont ensemble, tant la main contamine l’esprit. À nous de leur rendre du temps, ou, plutôt, de leur en donner pour qu’ils le prennent.
« Leur en donner », oui… mais comment ? En n’hésitant pas à raconter les savoirs et leur histoire pour qu’ils fixent leur attention, apprennent à vivre le temps du récit et accèdent à la continuité discursive plutôt que de papillonner en permanence. En travaillant sur des situations-problèmes ou des « problèmes ouverts » qui suscitent la curiosité et comportent un obstacle, assez difficile pour requérir un effort de pensée, mais surmontable car situé dans la « zone proximale de développement » des élèves. En prenant régulièrement le temps de la métacognition : « Qu’as-tu fait ? Qu’as-tu appris ? Qu’as-tu compris ? Peux-tu le reformuler ? Es-tu capable de l’écrire ? ». En retrouvant le plaisir, manuel ou au clavier, du brouillon et de la rature, de l’amélioration tatillonne d’un travail plutôt que de le bâcler quitte à avoir une mauvaise note… Bref, en volant du temps à la « course à la sélection » que constitue souvent l’école pour laisser émerger des sujets en recherche. Plutôt que de sombrer dans l’activisme programmatique pour ne former, au bout du compte, que des sujets en errance.
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Et puis, puisque les vacances arrivent malgré tout, ne devrions-nous pas, avec nos élèves, tenter d’en faire un temps véritablement gagné : leur donner quelques pistes d’activités qui leur permettent de ne pas sombrer dans l’activisme ? Ne laissons pas au marché douteux des « devoirs de vacances » et à la publicité racoleuse le monopole des propositions dans ce domaine : les vacances peuvent être une fabuleuse occasion d’explorations et de découvertes, le loisir peut y redevenir une skholè, loin de l’ennui glauque ou de la surexcitation permanente. Après tout, et avant d’en prendre moi-même, je me demande si une des missions de l’école ne serait pas d’apprendre aussi aux élèves… à bien utiliser leurs vacances !
Philippe Meirieu
NOTES
(1) Matthew Crawford, Éloge du carburateur – Essai sur le sens et la valeur du travail, Paris, La Découverte, 2009. Voir aussi son dernier ouvrage, Contact – Pourquoi nous avons perdu le monde et comment le retrouver, Paris, La Découverte, 2016.
(2) Voir son site : http://www.daghornknives.com