Par Benoît Montégut
Après avoir été enseignant d’EPS de collège et de lycée professionnel en milieu difficile, puis formateur et enseignant-chercheur en IUFM, Jacques Méard est aujourd’hui professeur à la Haute École Pédagogique de Lausanne.Spécialiste de l’enseignement en milieu difficile, il nous présente ses travaux et sa vision des politiques scolaires actuelles. Ses propositions amènent à réfléchir de façon très concrète à la façon dont l’élève peut attribuer du « sens » à ses apprentissages : le rôle de l’enseignant est déterminant !
Vous avez publié un ouvrage et des articles de référence avec S. Bertone sur « l’élève qui ne veut pas apprendre en EPS ». Pourriez-vous nous les présenter en quelques lignes ?
La question centrale traitée dans ces travaux était celle du « sens » que les élèves donnent au travail scolaire, surtout chez ceux pour qui ce sens n’est pas d’emblée acquis. J’ai d’abord réalisé pendant plusieurs années un travail clinique de repérage d’actions et d’évolution d’actions d’élèves en classe d’EPS en collège et en lycée professionnel. Cinq types d’actions d’élèves ont été dégagés : les actions anomiques (le non suivi des règles du fait d’une méconnaissance), les actions d’opposition (les refus ostensibles de suivre des règles), les actions hétéronomes (les refus masqués qui se traduisent par de la passivité, des petites déviations), les actions autorégulées (le suivi des règles marqué par un engagement volontaire) et enfin les actions autonomes (les initiatives prises par l’élève et les négociations en collaboration avec l’enseignant en vue d’inventer d’autres règles). Ces diverses actions relèvent donc de mon point de vue du sens attribué aux règles du travail scolaire chez les élèves, depuis la méconnaissance jusqu’à la compréhension et l’adhésion à leurs motifs, en passant par une « connaissance sans compréhension » ou simplement un rejet de leurs motifs.
Le plus intéressant était de mettre en rapport ces types d’actions d’élèves avec les différentes façons de l’enseignant d’énoncer ces règles du travail scolaire en EPS (les consignes, leurs justifications, les formes de contrôle, la manière de les négocier explicitement ou implicitement avec les élèves, les modes de persuasion, les éventuelles menaces associées). De la sorte, en identifiant ce que dit et fait l’un et ce que disent et font les autres, j’ai essayé de comprendre leurs rapports éventuels, de repérer les configurations fréquentes, les dynamiques d’interactions en classe et, à terme, de pointer celles qui orientent la classe vers davantage d’engagement et d’autonomie ou à l’inverse vers des déviations, des transgressions ou des désengagements.
Avec Stefano Bertone, nous avons ensuite prolongé ces analyses en EPS en primaire, dans d’autres disciplines et nous nous sommes enfin penchés sur ces questions à propos d’enseignants qui entrent dans le métier.
Ce travail a-t-il reçu un accueil favorable et répondu à des attentes dans le milieu de l’EPS ?
Non, il a dans un premier temps suscité de fortes critiques et des résistances de la part des didacticiens, des associations de spécialistes et syndicats. Il était reproché de mettre de côté les apprentissages en EPS et de ne nous intéresser qu’aux aspects sociaux et méthodologiques en classe. Or, de mon point de vue, le résultat central de ces études montre exactement le contraire de ce qui était reproché : en effet, ces règles énoncées en classe (ou suggérées ou démontrées) sont en partie sociales (ne pas se battre, accepter de collaborer avec d’autres élèves ; préserver l’intégrité des autres et de soi ; arbitrer, accepter d’être arbitré, ne pas tricher ; être à l’heure, en tenue de sport, être noté) mais de nombreuses sont relatives aux savoirs disciplinaires. Nous appelons ces dernières des « règles d’apprentissage » (se démarquer du défenseur en basketball, accélérer la raquette en deux temps en tennis de table, tendre les bras et se gainer en gymnastique, chercher l’horizontalité en natation, etc.). Autrement dit, tous les savoirs en EPS peuvent donner lieu à prescription, ils peuvent être énoncés sous forme de règles. Et, pour les élèves, ces règles prescrites sont rapportées ou non à des motifs qui peuvent relever d’un plaisir immédiat (se démarquer pour jouer mieux et remporter le match) ou de plaisirs différés (chercher l’horizontalité en natation pour nager plus longtemps ou pour progresser ou pour avoir une note satisfaisante au baccalauréat). Donc ce modèle de compréhension pose la question du sens dans l’activité globale de l’élève en classe d’EPS, non seulement pour les apprentissages sociaux mais aussi pour les apprentissages disciplinaires.
Et justement, une des caractéristiques des élèves « difficiles » tient en ce qu’ils attribuent un sens indifférencié à ces règles sociales et d’apprentissage. Pour un élève « résistant », le système de règles qui traversent une séance d’EPS est perçu comme une globalité. Par exemple, on observe que des élèves ne s’engagent pas dans une situation de résolution de problème pourtant intéressante et argumentée en activité duelle lorsque cette dernière est précédée de 15 minutes de règles sociales imposées et non justifiées par l’enseignant (formation des groupes, règles du jeu, installation du matériel). Très prosaïquement, juxtaposer des formes de négociation au cours desquelles les élèves sont supposés réfléchir et des consignes imposées et non justifiées qu’ils ont à appliquer docilement, ça ne marche pas. Les premières sont basées sur un masquage du savoir (de certaines règles) par l’enseignant pour que les élèves les fassent émerger ; les secondes sont dictées sans motif. Ce type de juxtaposition d’imposition de règles sociales et de négociation de règles d’apprentissage est pourtant très fréquent en EPS.
Ces réflexions, au bout de quelques années, ont trouvé un écho important auprès des professionnels de la discipline pour qui le fait d’envisager la question du sens uniquement sur un plan didactique n’était pas opérationnel, surtout en milieu difficile. Le modèle de compréhension que nous proposions dessinait des pistes pédagogiques et didactiques inédites et redonnait de la lumière et de la valeur au travail « social » de l’enseignant en cours (en rapport avec son travail d’enseignement disciplinaire), aux gestes professionnels et dispositifs d’enseignement déjà mis en œuvre mais que ni les théories de la motivation, ni les modèles didactiques ne pouvaient justifier.
Pouvez-vous proposer des illustrations concrètes de ces pistes pédagogiques ?
Par exemple, nous avons mis en évidence que le fait de construire de façon négociée et tâtonnante un règlement de jeu avec des élèves a des effets non contestables sur le sens qu’ils attribuent non seulement à ce règlement (cela n’est pas étonnant finalement, la règle du jeu apparaissant comme la condition du jeu et comme quelque chose de négociable) mais aussi sur le rapport aux autres règles de la classe. Concrètement, des élèves qui, avant l’invention de ce règlement, résistent aux apprentissages en sports collectifs et démontrent régulièrement des actions non solidaires vis-à-vis des partenaires non performants, ces élèves-là changent complètement de posture après cette période de négociation : ils ne trichent plus, ne contestent plus (règles du jeu sportif) mais aussi acceptent de jouer avec d’autres élèves que leurs seuls « copains » (règles groupales), de s’engager dans des situations plus analytiques (règles d’apprentissage). Bref, le sens attribué aux règles du jeu semble « contaminer » le sens donné aux autres règles du cours.
Autre scénario récurrent relevé dans nos travaux : lorsque les règles de la notation sont progressivement déléguées aux élèves sous la forme d’une co-évaluation critériée, les transformations d’actions d’élèves sont spectaculaires, y compris chez les élèves très peu scolaires et très peu performants. Tout se passe comme si … le sens attribué aux règles institutionnelles de la notation (avoir la responsabilité d’appliquer des critères, de décider d’un barème) « contaminait » le sens donné aux autres règles du cours. De nombreux autres cas d’autonomisation de l’élève en EPS ont également été analysés à partir de règles de sécurité ou de règles groupales (par exemple à l’occasion de sorties de plein air, de « raids » en pleine nature, de camps de montagne, de traversées en bateau, bref dans toutes les situations où les jeunes, par exemple des jeunes délinquants, sont confrontés à des règles de sécurité et de vie en groupe très peu négociables, dictées par l’environnement, donc très vite signifiantes).
Vous dites donc que le modèle de compréhension que vous proposez n’est pas didactique ?
Je ne dirais pas que notre façon d’analyser les faits de classe n’est pas didactique dans la mesure où elle porte sur les apprentissages et s’intéresse à la manière de rendre accessibles les savoirs disciplinaires. Mais l’analyse d’activité que nous proposons implique une conception élargie des contenus. Ainsi le processus de transformation des actions de l’élève vers davantage d’autonomie, tel que décrit plus haut, et relatif au « sens » que les élèves donnent aux règles du travail en EPS, n’est pas initié uniquement à partir de règles sociales (groupales, des jeux sportifs, institutionnelles, …). Il peut trouver son origine dans les situations d’apprentissages disciplinaires (règles d’apprentissage) que l’enseignant parvient à justifier et à mettre en lien avec un « avant » et un « après », des situations qui posent une énigme, qui éveillent l’intérêt et que l’élève peut ancrer à des motifs. Dans ce cas, heureusement fréquent, même en milieu difficile, les élèves intéressés entrent dans les apprentissages et transforment leurs rapports aux règles sociales : les conflits s’apaisent, les déviations de tous ordres diminuent (retards, décrochages prolongés, …). De ce point de vue, je me sens proche de didacticiens comme Brousseau. Mais la différence essentielle tient en ce que la proposition que nous faisons repose sur une analyse d’activité et que celle-ci impose une réflexion didactique aux savoirs non strictement disciplinaires.
Ce que vous avancez semble pourtant communément admis.
Peut-être, mais il faut aller jusqu’au bout. Ainsi, il faut admettre que l’élève qui accepte de coopérer dans une équipe avec des élèves de l’autre sexe a construit un savoir. Cela peut paraître choquant pour certains lecteurs mais c’est une évidence. La preuve en est que lorsque l’élève refuse de coopérer avec des élèves de l’autre sexe, plus rien n’est possible. L’autre preuve est qu’on peut lui apprendre à jouer avec des élèves de l’autre sexe, il peut devenir compétent dans ce domaine et il existe plusieurs degrés de compétence dans le fait de coopérer avec des élèves de l’autre sexe, on peut avancer sans rire qu’il y a un niveau 1, un niveau 2, un niveau 3, …
Donc, vous avez raison, il est communément admis qu’enseigner, ce n’est pas seulement transmettre des savoirs disciplinaires. Il y a « autre chose », mais cette « autre chose » est laissée à l’intuition, au tour de main de l’enseignant. Pire, ces compétences peuvent être attribuées à l’attitude propre de l’élève, voire à sa personnalité. Elles sont traitées à part et ne donnent jamais lieu à une didactisation. Ce manque d’outillage est assez dramatique avec « des élèves qui ne veulent pas apprendre ». Par exemple, en milieu difficile, la suggestion des formateurs et inspecteurs encore aujourd’hui en direction des enseignants d’EPS débutants porte souvent sur l’obligation de proposer des « contenus signifiants » aux élèves. Cette injonction didactique n’est pas fondamentalement fausse. Mais, formulée de cette façon, elle met le travailleur enseignant en grande difficulté car elle ne met pas de mots sur le travail qu’il a à réaliser en classe à propos des règles sociales, elle n’apporte pas d’éclairage sur les situations de conflits, de négociation, sur les rapports de force, les transactions, les marchandages et les incontournables actions d’imposition qu’il doit pourtant réaliser, elle gomme les autres pistes que j’ai évoquées succinctement plus haut et qui reposent sur une travail approfondi d’attribution de sens des règles des jeux, des règles groupales, des règles institutionnelles de la notation, des règles de sécurité… et des règles d’apprentissage. Pire, elle le culpabilise de ne pas parvenir à rendre le travail disciplinaire signifiant et, de ce fait, le place fréquemment en situation d’échec.
Quelles sont les conséquences de vos analyses concernant la formation des enseignants qui exercent en milieu difficile ?
Nos études de terrain font voler en éclat la vision idéale d’un enfant ou adolescent tel qu’il sert souvent de référence dans les écoles de formation ou dans les programmes. Cet élève-archétype qui construit du sens immédiatement face au travail scolaire, qui comprend et adhère aux objectifs, qui prend des initiatives, qui sollicite l’enseignant, qui accepte de faire des efforts pour progresser… , cet élève-là existe, même en milieu « difficile », mais il ne correspond pas au quotidien du métier. Les recherches menées avec Stefano Bertone conduisent à une compréhension d’un quotidien de classe bien différent, en même temps plus complexe et plus optimiste. De plus, le fantôme de cet élève virtuel entraîne un effet désastreux qui consiste à croire que le sens provient de l’élève lui-même, qu’il en est porteur, bref qu’il est « déjà-là », finalement déterminé. Dès lors, le rôle de l’enseignant est relégué à presque rien (n’importe qui peut enseigner à un jeune qui a envie d’apprendre) et à l’inverse, « quand ça ne marche pas », les actions d’élèves « non autonomes » peuvent être interprétées par des raccourcis : « il n’aime pas les sports collectifs, elle n’est pas faite pour les mathématiques ». Cette conception conduit à plus ou moins long terme à une démission face aux difficultés, une sorte de « décrochage professionnel de l’enseignant ».
Les perspectives de formation des enseignants que je préconise rejoignent celles décrites par Marc Durand, Frédéric Yvon, Frédéric Saujat ou Luc Ria. Elles consistent essentiellement à baser la formation non sur une vision idéalisée de l’élève ou du métier ni une énumération de soi-disant « bonnes pratiques » dictée par une conception didactique stricte mais sur l’analyse de l’activité réelle des acteurs en situation. Ce travail de décryptage collectif à partir d’extraits vidéo et d’autoscopie est le plus propice pour pousser les collègues dans le sens du développement et de les aider à dépasser les difficultés parfois énormes rencontrées sur le terrain. Concrètement, cela revient à reconnaître les problèmes, à les partager, envisager des solutions collectivement. D’autres voies complémentaires sont également à envisager, telles que les co-interventions (Sébastien Chaliès), les simulations ou les Espaces d’Actions Encouragées (Marc Durand).
Mais, dans ce domaine de la formation, j’aurais tendance à penser que l’essentiel tient, là aussi, dans le sens que le formateur ou la formatrice est capable de co-construire avec ses collègues chevronnés ou débutants. Commencer une formation continue par un apport théorique sur un sujet déterminé par avance par un Inspecteur ou un responsable de formation d’ESPE, pour moi, c’est une gifle envoyée à la figure des collègues qui se bagarrent à longueur de semaines, qui sont traversés par des préoccupations, par des dilemmes, parfois torturés par des situations où ils ont le sentiment de ne plus pouvoir faire le métier. Ne pas prendre le temps de consulter les collègues qui exercent en milieu difficile pour déterminer les objets de formation, c’est se condamner à voir les formations continues désertées ou remplies de collègues agacés ou désengagés. De même pour la formation initiale, calquer la formation initiale sur un format universitaire pur et dur (CM/TD/TP) qui ne laisse qu’une part minuscule à l’accompagnement, c’est s’interdire d’avoir un véritable impact sur le développement professionnel des enseignants débutants.
D’après vous, l’EPS a-t-elle un rôle particulier dans l’éducation en milieu difficile ?
Du côté des élèves, l’EPS est une discipline qui a un atout considérable. D’une part, elle permet de construire, comme toutes les autres matières, des savoirs qui permettent de comprendre le monde, de se développer comme personne et comme citoyen cultivé, de poursuivre des objectifs à long terme, d’expérimenter et de mesurer les effets d’un travail, les effets de véritables apprentissages (quoi qu’en pensent les non spécialistes, les techniques corporelles, le règlement du rugby et les principes pour gérer sa vie physique sont des savoirs nobles) ; d’autre part, l’EPS est proche de la « vie » en ce sens qu’elle immerge l’enfant et l’adolescent dans des situations de plaisir intense, de sueur, de conflit avec d’autres, d’échanges et de projets partagés. Ces deux caractéristiques autorisent des expériences d’apprentissages véritables à des jeunes qui supportent mal les heures et les semaines où l’on doit rester assis face au tableau à écouter un enseignant parler. Ils sont confrontés aux questions d’acquisition mais aussi aux problèmes de sécurité pour soi et pour les autres, aux débats, aux regards des autres. Donc, l’EPS est le lieu privilégié pour apprendre des savoirs savants, techniques, des codes sociaux, des normes, une « culture inscrite dans le corps ».
Du côté des enseignants, le fait que, dans cette discipline, ils partagent des lieux de travail et un matériel communs, le fait aussi qu’ils travaillent souvent « devant les collègues » (et non derrière la cloison de leur salle de classe), permettent de faire vivre un collectif de travail souvent plus dynamique que dans d’autres disciplines. Or ce « collectif de travail » est la condition pour éviter l’isolement, pour riposter dans des conditions de travail difficiles, pour exercer le travail en santé, face à des prescriptions institutionnelles et aussi parfois face à des « collectifs d’adolescents » qui « prennent la main » dans les transactions en classe.
Vos travaux récents ont-ils fait évoluer votre pensée ?
Nous avons prolongé ces travaux depuis cinq ans dans une équipe axée sur la prévention du décrochage scolaire. Sujet à la mode mais sujet néanmoins révélateur des problématiques que nous évoquons ici. Trois éléments ont complété nos travaux antérieurs. D’abord, il a été confirmé qu’aucun élève n’a envie d’apprendre tout le temps. Ce qui apparaît de façon indiscutable, c’est une volatilité des adhésions, des refus, des résistances, des enthousiasmes chez le jeune scolarisé. Au cours de la même leçon, un collégien peut vouloir progresser, retenir l’attention de l’enseignant, obtenir une bonne note, se reposer, plaisanter avec un copain, séduire telle autre, résoudre le problème posé par l’enseignant, se reposer, faire des efforts pour améliorer sa moyenne, briller en réalisant un exploit devant la classe. Cet enchevêtrement de motifs d’agir est même l’ordinaire du jeune scolarisé, surtout celui qui est à risque de décrochage. Des travaux récents (ceux de Jérôme Guérin, Olivier Vors et Nathalie Gal-Petitfaux, Jacques Saury) décrivent également cette multiplicité et cette indétermination des motifs qui tranchent avec la vision figée évoquée plus haut. Ces observations sont fondamentales car elles redonnent la main au professionnel qui, de toute évidence, peut y faire quelque chose.
Ce qui est apparu aussi dans ces derniers travaux concerne le fait que les élèves, dans les classes peu scolaires, sont souvent tiraillés entre les règles énoncées par l’enseignant et celles imposées par le collectif d’élèves. Par exemple, tel adolescent peut être intéressé, voire passionné par le travail scolaire à un moment donné. Mais il est absolument exclu qu’il manifeste cet intérêt, encore moins cet enthousiasme, sous peine de briser un tabou, d’être exclu du collectif. Idem pendant les moments de cours magistral dialogué où il peut être implicitement convenu que personne n’a le droit de participer aux échanges ni répondre spontanément aux questions posées, bref ne doit « jouer le jeu scolaire », sous peine de passer pour un « collabo ». Ce type de normes, repérées depuis longtemps en sociologie, agit à divers niveaux, vestimentaire, lexical, musical. Il existe donc ce qu’on pourrait appeler des « règles du métier d’élève » qui opèrent de façon continue et en concurrence avec celles énoncées par l’enseignant. C’est un facteur important de décrochage, essentiellement dans les classes où l’enseignant a du mal à faire adhérer les jeunes au travail et où, par choix ou par manque de professionnalisme, il n’installe pas de cadre consistant. Et ces règles du métier d’élève peuvent être dans certains cas très tyranniques, d’autant plus qu’elles sont difficiles à repérer et implicites, donc non négociables. L’élève à risque de décrochage est en quelque sorte coincé entre un système de règles scolaires énoncées et négociables et un autre système implicite et non négociable. Son activité est prise par un double impératif : participer aux apprentissages et ne rien exprimer de cette participation, avoir une coupe de cheveux acceptable par l’institution mais aussi par le collectif, travailler mais ne pas avoir de résultats excellents, etc.
Enfin, nos travaux récents pointent les liens entre les processus d’accrochage-décrochage du côté du jeune scolarisé et les processus d’accrochage-décrochage professionnel du côté de l’enseignant. Pour être simpliste, des élèves s’accrochent davantage avec un enseignant qui donne du sens, dont l’efficacité et la force des motifs emportent l’adhésion (et vice versa). C’est une évidence mais, là encore, le résultat saillant implique que l’acteur peut y faire quelque chose. Et les études menées permettent de décrypter l’intimité des processus de co-construction de sens. Au-delà des transactions négociées professeur-élèves que nous avions analysées précédemment, ce qui apparaît très clairement, ce sont les effets croisés du renforcement ou de la dégradation du sens de l’un et de l’autre.
Quel regard portez-vous sur les politiques scolaires menées actuellement qui concernent les milieux, les publics difficiles ?
Comme le montre Françoise Bruno, « les enseignants qui décrochent avec des élèves décrocheurs » sont ceux qui se retrouvent isolés face à la prescription. Rappelons-nous qu’il existe plus d’une vingtaine de textes officiels relatifs à la lutte contre le décrochage scolaire en France actuellement, prescriptions évidemment impossibles à suivre dans leur intégralité et avec lesquelles les équipes d’établissement composent. Or lorsque la réalité de cette « équipe » est virtuelle, lorsque les échanges sont rares entre collègues, lorsque la collaboration est inexistante, l’enseignant ne peut simplement pas répliquer. Autrement dit, quand à la vivacité et à la consistance des collectifs d’élèves dont je parlais plus haut ne fait pas écho un fort collectif d’adultes, l’enseignant est démuni, exposé seul en classe à des résistances et des handicaps insurmontables. Pour ces raisons, il y a un vrai problème de santé au travail chez la plupart de ces collègues. Et il faut dire que le microcosme de l’EPS échappe en grande partie heureusement à ce phénomène du fait de sa tradition corporative. Certains enseignants d’EPS sont isolés mais moins, me semble-t-il, que dans d’autres disciplines où l’on ferme la porte de sa classe en même temps qu’on jette le voile sur ses difficultés, sur son sentiment d’impuissance.
La multiplication des textes officiels participe donc d’après moi de la difficulté. Et l’on aurait envie de dire au législateur : arrêtez de prescrire, arrêtez de réformer. Laissez les travailleurs travailler car c’est dans le terrain que se trouvent les germes de l’école de demain et non dans des réorientations successives ou des réformettes dont la principale fonction semble être de mentionner les noms des Ministres qui les ont portées.
Votre jugement n’est-il pas caricatural ? Il faut bien rénover le système éducatif ?
En effet, mais à mon avis, cette rénovation passe davantage par une valorisation et une attention portée à ce qui se fait qu’à une volonté d’édicter des principes présentés comme novateurs et de les généraliser. Quand on se penche sur le travail effectif réalisé dans les établissements, en EPS et ailleurs, on est frappé d’une part des efforts, de l’inventivité des équipes, du pouvoir de réplique des enseignants, d’autre part des freins que représentent les directives répétées, des réformes incessantes qui désorganisent plus qu’elles n’apportent des ressources. Ma conviction et mon agacement sont renforcés par un sentiment de grande injustice faite aux acteurs de l’école. Je voudrais dire de façon sincère : il n’y a pas de problème scolaire en France. En effet, les problèmes dont on parle sont sociaux et l’on fait de façon incessante un procès à l’école française, on la compare avec un système éducatif révolu, on la met en concurrence avec d’autres systèmes étrangers. Or ces comparaisons me semblent infondées car les difficultés ne sont pas celles de l’école mais celles des zones où ont été concentrés les handicaps : la misère et son lot de réflexes identitaires et de tensions, l’immigration dense qui empêche l’intégration, la déconsidération, le spectacle continu d’inégalités croissantes, … Dans ce contexte, confronté aux contraintes liées à l’accueil de tous et à l’inclusion en classe ordinaire d’élèves autrefois relégués dans des filières particulières, l’enseignant en zone urbaine ou péri-urbaine déclassée, en tant qu’agent du service public, est « au guichet ». Plus que d’autres peut-être, c’est lui qui prend en pleine face la pauvreté, les frustrations, les tensions interculturelles, les problèmes de santé, la délinquance. Sur ce point, je ne vais pas être à la mode, je ne vais pas hurler avec les loups : l’école française résiste et réagit plutôt bien dans ce contexte.
Bien sûr, on peut s’inquiéter des tendances à réviser les exigences à la baisse, avec des élèves qui n’ont pas reçu à la naissance « la panoplie du bon élève », pour reprendre une expression de Philippe Meirieu. On peut regretter que des enseignants aient tendance à privilégier les attentes en termes comportementaux à l’école (au détriment d’attentes cognitives), ne parviennent pas à modifier le « rapport scolaire au savoir » de ces élèves, au sens de Bernard Charlot, Elisabeth Bautier et Jean-Yves Rochex. On peut également être navré des malentendus issus d’un rapport trop utilitariste au savoir avec ces classes difficiles. Mais je ne fais pas partie de ceux qui jetteront la pierre à ces collègues. Reprocher de ne pas mettre « les savoirs au centre » et dire « ce qu’il faudrait faire » à ceux qui, au sortir de l’ESPE, se retrouvent avec des classes difficiles (parfois les plus difficiles de l’établissement) dans une zone sensible, c’est-à-dire où se concentrent les contradictions et les injustices, cela revient à déplacer les responsabilités, à oublier que 10 kilomètres plus loin, des municipalités refusent de construire des logements sociaux, c’est-à-dire refusent de prendre en charge une partie de la « misère du monde ».
Pour terminer cet entretien, vous aviez participé à la rédaction des programmes des Lycées de 1999 et de 2000. Nous ne pouvons pas nous quitter sans vous demander votre vision des programmes actuels et l’orientation vers laquelle les futurs devraient aller ?
Je n’ai pas d’avis tranché sur cette question. En fait, je suis assez partagé : d’une part, je considère comme tout le monde qu’il est nécessaire d’avoir un cadre de travail et que ce cadre doit évoluer ; d’autre part, après des années d’approche en ergonomie et en psychologie du travail, je sais que les programmes n’impactent pas tellement les pratiques d’enseignement (contrairement aux textes relatifs aux examens), sauf à très long terme, et que, par ailleurs, le « travailleur » ne fait jamais exactement ce qui est prescrit » (dans aucun métier). Là encore, il me semble qu’il ne faut pas multiplier les directives, donner trop de coups de pied dans l’organisation de travail pour que « ceux qui font le boulot » aient le temps de s’approprier les orientations, de les mettre à leur main, les négocient dans les équipes.
En 1999-2001, sous la direction de Gilles Klein, nous avons été soumis à des pressions, comme tous les rédacteurs de textes. Soumis aussi à des dilemmes entre proposer quelque chose d’innovant mais ne pas bousculer les collègues, fonder nos propositions sur des travaux de recherches mais rédiger un texte compréhensible. De plus, il ne faut pas perdre de vue que celui ou celle qui écrit des textes officiels dans le domaine de éducation ne dispose pas de modèles théoriques incontestables car fondamentalement, on ne sait toujours pas ce qu’est un savoir ni comment il se construit. Pour s’en convaincre, il suffit de porter le regard sur les débats très vifs à propos des compétences depuis 20 ans, débats qui ne sont pas clos.
Donc il existe sans doute les mêmes hésitations et les mêmes dilemmes chez les rédacteurs actuels de programmes en EPS. Par exemple, je ne suis pas du tout persuadé que les compétences soient constituées de connaissances, capacités et attitudes, comme le définissent les derniers textes et je regrette que cette nouvelle architecture ait remplacé la précédente. Mais c’est une formulation hybride qui deviendra peut-être à terme une ressource pour les enseignants (à la condition qu’un autre modèle théorico-institutionnel ne vienne pas de nouveau modifier les représentations). De même, je ne comprends pas pourquoi le « savoir-nager » prend une place si importante mais il n’est pas exclu que des pressions hiérarchiques aient dicté cette orientation (je ne le sais pas).
Pour conclure sur ce point, il me semble que les meilleurs programmes sont ceux qui sont capables de synthétiser et, en quelque sorte entériner, ce qui se fait déjà dans les établissements (le contre-exemple des IO de 1959 est éclairant de ce point de vue). C’est ce que nous avons essayé de faire il y a quinze ans en définissant les compétences selon 4 (puis 5) composantes motrices d’une part et 4 composantes méthodologiques d’autre part. Avec cette nouvelle architecture, nous avions tenté finalement d’opérationnaliser toute la dimension sociale et méthodologique dont j’ai parlé plus haut dans l’activité de l’élève, dimension qui auparavant apparaissait au niveau des finalités (l’autonomie, la responsabilité, la solidarité, …) mais plus du tout au niveau des compétences et de l’évaluation. Je suis heureux de constater que cette architecture s’est prolongée dans les programmes d’EPS depuis 15 ans et s’est généralisée en primaire et au collège (même si le découpage entre des compétences qui ne seraient que motrices et d’autres qui ne seraient que méthodologiques me semble très abstrait ; il est plus probable que, dans la même compétence, des dimensions sociales, méthodologiques et motrices indissociables soient requises, mais cette vision perdait peut-être en opérationnalité). On peut avancer que le groupe de travail réuni autour de Gilles Klein avait pointé, à cette époque, dans les activités d’enseignement et d’apprentissage sur le terrain, certains aspects du métier d’enseignant d’EPS et du « métier d’élève » qui étaient gommés jusque-là. Nous sommes parvenus à mettre des mots sur ce qui se faisait déjà dans les salles de sport (prendre en compte les dimensions sociales et méthodologiques des apprentissages en EPS). La discipline y a sans doute gagné, surtout dans les établissements où il y a beaucoup d’élèves peu scolaires.
Merci Jacques Méard.
Sur le site du Café
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