Président de l’association des professeurs de maths (APMEP), Bernard Egger revient sur une erreur de sujet au concours d’entrée de l’Essec. Pour lui, alors que les maths sont déjà craintes par une partie des candidats, présenter une épreuve hors programme ne fait que ternir la réputation de la discipline. « Alors que nous connaissons le problème d’un abandon des mathématiques par un grand nombre d’élèves de terminale S, ne pas respecter ceux à qui on impose un enseignement de haut niveau sans vraiment leur en donner le choix, est une bonne façon de ternir un peu plus l’image des mathématiques ».
Dans le milieu des enseignants, il est de bon ton de se moquer (pas toujours gentiment) de ces collègues qui appliquent une réforme avec quelques années de retard. On en connaît qui pendant un certain temps continuent à enseigner des contenus n’ayant plus cours. Pour le coup, cette fois-ci, ils auraient eu raison. Car cette année, l’un des problèmes de mathématiques proposés au concours d’entrée aux écoles de management par l’une des plus connues, l’ESSEC, était franchement hors programme. Les concepteurs avaient d’ailleurs un certain retard puisque les notions abordées, non pas dans une question, mais dans toute une partie (il y en avait trois), avaient disparu de ce type de classe en 2003. Pour les initiés, il s’agissait de fonctions trigonométriques, dont l’utilité est somme toute marginale pour ces étudiants.
On pourrait en rire, ou se lamenter sur le manque de sérieux dont ont fait preuve les divers intervenants qui ont préparé ce sujet. On pourrait aussi se dire que cela n’est pas bien grave, puisqu’il s’agit d’un concours : aucun des candidats n’ayant vu ces notions, il n’y a pas d’inégalité devant la réussite à l’épreuve.
En fait tout n’est pas si simple. Après une classe préparatoire, le recrutement dans une école de management se fait selon diverses voies : la voie scientifique qui ne reçoit que des bacs S, la voix économique ouverte aux bacs ES (et marginalement L), la voie technologique dont le recrutement provient de bacs STMG. De façon plus marginale, il y a aussi une voie littéraire et même, depuis peu, une voie professionnelle. Normalement, ces diverses voies sont étanches. Les spécificités des bacs permettant d’y accéder empêchent qu’un élève de terminale qui n’aurait pas le « bon bac » puisse faire ses années de classe préparatoire dans une voie qui ne lui correspondrait pas. Depuis un certain temps, la procédure APB (admission post bac), qui maintenant d’ailleurs concerne l’ensemble des affectations dans l’enseignement supérieur, prévient normalement toute tentative de fraude. Si cette situation est évidemment vérifiée dans les établissements publics (qui n’ont pas les moyens, même s’ils le voulaient, de déroger à la règle), il est connu qu’un certain nombre de lycées privés se donnent une plus grande « souplesse » dans le recrutement. L’épreuve incriminée concernait la voie économique, donc des étudiants provenant du bac ES.
Dans les concours des meilleures écoles comme l’ESSEC (il faut d’ailleurs noter que cette épreuve, conçue par l’ESSEC, était commune aux cinq plus grandes écoles), les mathématiques jouent un rôle de toute première importance. Il est donc très tentant de recruter des élèves de terminale S dans cette voie. La tentation est si grande que certaines officines privées, sans foi ni loi, n’hésitent pas à proposer à des étudiants provenant de la voie scientifique de faire leur troisième année (c’est-à-dire de redoubler) en voie économique, ceci évidemment dans la plus stricte illégalité. Les réussites de tels étudiants dans les meilleurs concours de la voie économique ne sont pas marginales, loin s’en faut. On comprend donc qu’il n’y a pas depuis longtemps une véritable égalité des candidats devant le concours. Poser un sujet dont toute une partie ne pourrait être traitée que par des candidats ayant suivi une terminale scientifique, pire encore provenant de la voie scientifique n’est pas neutre. Évidemment, devant les protestations nombreuses de tous les enseignants pour ce type de classe préparatoire, la direction du concours a décidé, non pas d’annuler l’épreuve, mais de faire un barème qui ne tiendrait pas compte de la partie hors programme. C’est le moins que l’on pouvait attendre de sa part. Rappelons qu’en son temps une doyenne de l’inspection générale de mathématiques s’est trouvée sur un siège éjectable pour une épreuve du bac S beaucoup moins problématique.
Les conséquences de cette « erreur » sont bien plus graves que la production d’un barème qui a toutes chances d’être insatisfaisant. Les étudiants concernés sont particuliers, au moins pour ceux qui ont vraiment suivi un cursus secondaire en terminale ES. Ils ont souvent choisi ce type d’orientation pour éviter un trop plein de mathématiques. Les études qui leur sont proposées les surprennent souvent du fait de la place prépondérante que les écoles accordent à cette discipline (elles se justifient souvent part de supposées qualités qu’apporterait l’étude des mathématiques, justification sans doute largement infondée). Même pour les meilleurs étudiants, ceux qui arrivent à réussir des sujets difficiles, il reste toujours une certaine appréhension devant une épreuve de mathématiques. Pour le plus grand nombre, l’appréhension est souvent une véritable crainte. Les enseignants de ces sections font tout leur possible pour dégager la dimension culturelle de cette discipline, et ne pas la réduire à sa dimension de sélection. Alors que nous connaissons le problème d’un abandon des mathématiques par un grand nombre d’élèves de terminale S, ne pas respecter ceux à qui on impose un enseignement de haut niveau sans vraiment leur en donner le choix, est une bonne façon de ternir un peu plus l’image des mathématiques. Pour ces décideurs de demain, le choix risque d’être simple quand il s’agira de soutenir telle ou telle discipline. Nous avons déjà connu par le passé de nombreux ministres dont la « souffrance passée » a sans doute dicté des décisions peu favorables aux mathématiques. Le mépris qui s’exprime quand des concepteurs de sujets de concours ne prennent même pas le temps de lire des programmes (sans doute ont-ils trouvé ces programmes trop « pauvres »…) est un mauvais coup porté à cette matière. Ces gens-là font peut-être des maths, mais ne les aiment pas.
Bernard Egger
Président de l’Association des Professeurs de Mathématiques