Le Cloud est un outil de stockage à distance de plus en plus répandu : on peut l’utiliser pour déposer ses fichiers sur le web, partager ses données avec d’autres internautes, les modifier grâce aux outils intégrés d’édition en ligne … C’est ce service, ce nouveau modèle diront certains, qu’explore pédagogiquement Julien Lefèvre, professeur de lettres au Lycée Stendhal, le lycée français de Milan. Le Cloud apparait comme un nouvel espace de travail collaboratif riche de nombreuses possibilités, notamment rendre plus vivante, efficace et stimulante la forme scolaire traditionnelle qu’est « l’exercice ».
Votre projet semble né d’un constat d’échec quant à la façon de travailler habituelle des élèves : pouvez-vous expliquer ?
Ne forçons pas trop le trait, nombreux sont les élèves qui font régulièrement le travail demandé ! Cependant, j’ai toujours été frappé de voir que certains, avant de venir en cours, griffonnent trois quatre idées qui leur permettront de dire : “oui, j’ai fait le travail”. Frappé également de voir l’état parfois catastrophique de ce que l’on appelle “cahier d’exercices” : ratures, déchirures… C’est pourtant une zone de travail particulièrement riche à exploiter : c’est là que se font les essais, les recopiages, les erreurs. En outre, combien de fois ai-je demandé aux élèves de “prendre la correction” ? Si pour eux, il est évident que le morceau de leçon doit être écrit “au propre”, l’écriture dans le “cahier d’exercices” a un statut beaucoup moins important. Comme si ce qui s’y écrivait n’avait pas de valeur. C’est cette zone de travail que je trouvais riche à exploiter. Et pour en convaincre les élèves, mettons-leur sous le nez un manuscrit de Balzac… la perspective change subitement… C’est bon, nous avons capté leur attention. Exploitons-là !
Vous utilisez le « cloud », en l’occurrence Google Drive, pour en faire un espace de construction collaborative des savoirs : comment procédez-vous concrètement ?
Tout d’abord, il faut que l’établissement ait demandé à cette fameuse entreprise l’extension en “_@nomdulycée.pays”. Ensuite, par une gestion de base de données, nous obtenons une adresse en “prénom.nom@nomdulycée.pays” pour tous les membres de la communauté éducative (profs / élèves / administratifs). Cette adresse permet d’avoir accès à l’ensemble des produits de la dite fameuse entreprise. J’en apprécie la qualité, l’efficacité, l’ubiquité. Les parents en apprécient le côté “professionnel”. Le comptable du lycée en a apprécié la gratuité.
Ensuite, il suffit de mettre les mains dans le moteur et de fouiller dans les possibilités offertes par les logiciels du “drive” (feuilles de texte, questionnaires en lignes, documents à partager…).
Plus concrètement, en cours, je vidéo projette une page de texte ouverte à partir du drive. J’écris en direct le titre de la leçon, les consignes de travail. J’en fais un document “partagé” par toute la classe. Il ne s’agit pas d’un document tout prêt mais d’un document en devenir. Chacun y a accès et peut le modifier / le compléter.
Ensuite, j’attribue à deux / trois élèves un rôle de secrétaire, les autres ont un rôle de lecteur. Pour le cours suivant, les secrétaires doivent écrire au propre le résultat du travail effectué en classe, les lecteurs ont à vérifier ce qui s’y écrit. Ils peuvent l’amender au besoin. Et voilà ! Nous aboutissons à un document créé par tous, disponible partout et qui a le statut d’une mise au net. A moi, le lendemain, d’en faire une impression et de la distribuer en classe. C’est un temps de relecture rapide qui permet de donner au “travail à faire” le statut d’une correction parachevée.
Cela marche bien avec les petits exercices (de grammaire / vocabulaire) ou avec les réponses à donner sur un texte. Cela marche aussi bien avec les travaux de rédaction (les élèves aiment en effet beaucoup se lire les uns les autres). En le faisant souvent, chacun dans la classe peut être secrétaire d’une séance. J’imagine même un futur où cela pourrait se faire directement en classe.
J’ai également constaté que pour l’acquisition d’une notion, il était pertinent de redire plusieurs fois la même chose sur support différent, dans des contextes différents. Dans mon cas, l’élève fait l’exercice, nous le corrigeons ensemble au tableau et à l’oral, il le revoit pour le mettre au net et nous le relisons sur la mise au net. Cela peut se faire assez vite (une dizaine de minutes en début de cours), mais cela vaut vraiment le coup ! J’ai d’ailleurs le souvenir d’un prof de fac qui avançait de la sorte dans son TD. On avait l’impression d’apprendre sans avoir à retenir. Merveilleux non ? Ainsi, séance après séance, la mémoire du cours partagé peut s’écrire dans le drive… Mais il me reste encore de nombreux recoins de l’interface à explorer.
En quoi le projet participe-t-il à aussi l’éducation des élèves aux médias numériques ?
Voilà en effet une des richesses collatérales que j’ai découverte. Outre le fait que les élèves sont ainsi amenés à utiliser une plate-forme qui peut s’avérer utile pour eux dans le futur (celle-ci ou une autre, peu m’importe), nous exploitons de manière pédagogique une série de logiciels. J’apprécie beaucoup quand des élèves me disent qu’ils ont fait leur “exposé” dans le drive : ils se sont approprié l’outil. En multipliant les explorateurs, nous parviendrons ensemble à découvrir les meilleurs usages (idem pour dropbox, prezzi, audacity etc…) Je dois aussi dire la vérité et reconnaître qu’il y a parfois des pertes de temps, des usages peu pertinents, que cela accroît le temps passé devant les écrans. Prenons le risque et sachons le : c’est cela aussi les errements de l’usage, mais cela vaut vraiment le coup.
Autre remarque : nous n’avons jamais rien perdu du travail effectué. Qui d’entre nous, il y a quelques années, n’a pas maudit la machine pour une sauvegarde mal gérée qui fait perdre trois jours de travail ? Ici, aucune sauvegarde à faire, tout est automatique… Cela nous a ainsi conduit à découvrir la face cachée de l’outil : tout est sauvegardé automatiquement disions-nous ? Oui, tout ! Le contenu créé (qui nous intéresse) mais aussi celui qui l’a créé, quand il l’a créé et où il l’a créé.
Allez, je vous laisse imaginer la scène : “Vous pouvez recopier votre rédaction dans le drive – si vous voulez rester anonyme, vous pouvez.” Le lendemain, quelle n’est pas la surprise des élèves de voir que nous pouvons savoir qui a écrit quoi quand et où (c’est dans l’option “all changes saved in Drive” pour les curieux…). Au passage, nous ferons remarquer à Laura qu’elle a fini son travail à 23h30 en ayant cours le lendemain avec vous à 8 heures. C’est donc pour ça que tu m’as l’air si fatiguée ! S’ouvre alors un temps de discussion sur le traçage des données…
Au final, quels vous semblent les différents intérêts de cette façon originale de travailler ?
Ce qui m’intéresse particulièrement dans cette manière de travailler, c’est que l’outil proposé par Google, nous en avons un usage pédagogique qui a un véritable intérêt. Nous aboutissons à des corrections communes qui sont finalement un peu comme le célèbre “livre du prof” où tout est corrigé. Mais c’est notre travail, nos mises au net, notre mémoire commune. Je ne fais rien de plus que ce que j’ai pu faire avant d’utiliser l’outil, mais le travail réalisé acquiert un statut nouveau et j’y vois une plus-value en terme de qualité. Ce n’est pas un simple verni ‘numérique’, ce n’est pas seulement une utilisation de ressources. C’est une création (très humble) à laquelle, par la suite, nous nous référons, que nous exploitons à nouveau. Si je parvenais à le faire assez régulièrement, nous pourrions même imaginer avoir un “cahier commun de la classe” qui serait dans le « cloud » la somme de toutes les contributions de chacun, un cahier rédigé par tous disponible partout !
L’aspect “communautaire” m’intéresse également beaucoup. Cela fédère la classe et donne à chacun un rôle à jouer à la hauteur de ses capacités. On entre dans un jeu de partage, de correction commune – la qualité du travail provient de l’implication de chacun et je ne suis qu’un “guide” dans la mise en place. Les élèves en sont les premiers rédacteurs. Et puis entre autres intérêts, parlons de la gestion de la diversité en classe. Ces ressources permettent de donner facilement le travail à celui qui est absent, à construire un PAI pour celui qui ne parvient pas à tout noter, à laisser libre champ à celui qui voudrait écrire ou faire plus. Les possibilités sont nombreuses !
Vous avez assisté au Forum 2013 à Nantes : quelles sont vos motivations pour participer au Forum 2014 ?
Oui, l’an dernier j’avais eu la chance de pouvoir venir à Nantes en tant qu’observateur. Ce fut un temps d’une extraordinaire densité. Voir les productions et les projets des collègues, participer aux ateliers, produire (dans une effervescence joviale et besogneuse) des travaux m’a littéralement enthousiasmé. Cela est d’autant plus précieux que tel n’est pas toujours le cas quand nous nous trouvons dans notre salle des professeurs… Ainsi, mes motivations pour participer au forum cette année sont les suivantes : se donner le temps de rédiger un projet, de le penser pour une présentation, permet d’interroger ses pratiques, de chercher de nouvelles idées ; prendre plaisir à parler de ce qui « marche » avec les élèves ; rencontrer d’autres collègues d’horizons multiples (collègues du primaire / du secondaire / du supérieur) ; découvrir des projets étonnants qui sont souvent contagieux (c’est le virus « forum » !) en interrogeant les idées des autres ; discuter avec les autres tant votre forum est un formidable vivier d’expériences humaines. Merci surtout à toute l’équipe du Café pour nous offrir ce beau moment…
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Quelques exemples d’usages du Cloud :