Absence de pilotage et même d’identité éditoriale, calendriers soumis aux décisions politiques, tutelles laissées à elles-mêmes, relations tendues avec les éditeurs privés; le rapport coordonné par Christine Gaubert – Macon , Yves Poncelet et Philippe Santana n’est pas avare de critiques sur « la politique éditoriale du ministère ». Rédigé en décembre 2016, s’il a mis 18 mois à sortir c’est sans doute que le moment de la réorganisation est arrivé rue de Grenelle.
Des perturbations apportées par le cabinet
Eduscol, Dgesco, DIV, MAF, DNE, Canopé, Cned.. Le premier constat du rapport c’est al multiplicité des acteurs de la politique éditoriale du ministère de l’éducation nationale. Elle engage deux structures de la Dgesco (la MAF et la DIV), le cabinet, la Delcom, la Direction du numérique (DNE), des opérateurs sous tutelle comme Canopé, et enfin des éditeurs privés situés e bout de chaine.
Le rapport montre qu’il n’y a pas de coordination entre ces différents acteurs. Le cabinet de la ministre a des exigences qui sont toujours urgentes. Chaque direction ou sous direction a ses velleités d’indépendance relative. Enfin la tutelle sur les opérateurs du ministère a du mal à s’exercer alors même qu’à cette époque Canopé est en pleine restructuration interne.
Des acteurs sans véritable coordination
» La mission a également constaté un calendrier de commandes aux opérateurs fort peu géré de manière prévisionnelle, la faute en revenant parfois à la commande politique qui s’exerce directement sur les opérateurs », affirme le rapport. De nombreux exemples en sont donnés dans le rapport. » Le cabinet de la ministre a décidé de réaliser à destination des enseignants, au mois de juillet 2015 et pour la rentrée scolaire suivante, une présentation du programme de maternelle sous format Epub hébergée par le réseau Canopé. La DGESCO a dû valider les contenus, avec le soutien de l’IGEN, dans un délai extrêmement court », explique par exemple le rapport.
Mais le rapport montre aussi de nombreux dysfonctionnements à l’intérieur de la Dgesco entre MAF 1 et MAF2, entre MAF et DIV par exemple. » La question de la coordination des productions reste posée : à la suite de témoignages, il est apparu à la mission que les pratiques propres à chaque bureau de la DGESCO, ainsi que la politique d’Éduscol concernant les contenus éditoriaux peuvent entrer en concurrence avec celles de la MAF ». En dessous les sites experts, comme Géoconfluences, « se sont autonomisés » estime le rapport.
» Aujourd’hui, il est nécessaire de s’interroger sur la place respective des marques Éduscol et Canopé, voire des cinq marques », estime le rapport.
La place des éditeurs privés bouleversée par le numérique
Le rapport souligne aussi que les éditeurs privés sont laissés à eux même spour la réalisation des manuels. » Malgré l’importance des sommes engagées et la situation de quasi-monopole dont jouit l’édition privée, il semble que, pour l’ensemble des manuels destinés à la rentrée 2016, aucun cadrage n’ait été suggéré aux éditeurs, malgré l’organisation d’une série de réunions sur le sujet et le projet de tenue d’un groupe de travail qui n’a pas abouti. Ils conservent donc une liberté d’organisation et de choix des contenus à partir des libellés des programmes. Ainsi le principe curriculaire des nouveaux programmes, ou même la définition de nouveaux cycles ne semblent pas avoir induit de demande explicite de la DGESCO, par exemple de « manuels de cycle », même si l’expression d’une attente ou d’un espoir en la matière a pu être formulée », relève le rapport. Le rapport souligne aussi que les plateformes ne sont pas en adéquation avec le matériel présent en classe…
La question des éditeurs privés se pose de façon nouvelle depuis la réforme des programmes qui a amené la DNE à lancer un appel d’offres pour la réalisation de la banque de ressources nuémriques. » Si l’offre est séduisante, son opérationnalisation en classe risque d’être difficile pour certains enseignants. En effet, au terme de l’appel d’offres, différents éditeurs ont été sélectionnés avec leur propre plateforme de services, sans contrainte d’interopérabilité fixée en amont. Ainsi des professeurs enseignant le français en cycles 3 et 4 auront-ils deux plateformes à exploiter pour construire leurs cours », note le rapport. Surtout cette nouvelel étape a souligné » l’absence d’un partenariat construit et entretenu avec les éditeurs privés, lesquels peuvent assumer à un moindre coût certaines productions ».
L’absence de vision du ministère
Les éditeurs soulignent » l’absence de vision, voire de programmation éditoriale » en même temps qu’ils posent la question de la présence d’opérateurs du ministère dans les appels d’offre du ministère… Il s’interrogent aussi sur la politqiue de la DNE poussant à réaliser des « granules déstructurés » en place d’un vrai travail d’éditeur.
» A cet égard, comme à d’autres moments, les éditeurs ont rappelé à la fois les principes de liberté d’édition, de publication et d’expression consacrés dès les origines de la relation État-éditeurs scolaires et le fait que, par le passé, la coexistence avec les CNDP et CRDP était relativement simple, les frontières étant tracées : à l’édition privée, le service rendu aux élèves et aux familles (incluant les livres du maître pour un bon usage des manuels) et au service public, les consignes et les outils professionnels à destination des maîtres ».
Mais le rapport souhaite aussi revoir la place d el’édition privée. » Sur un plan simplement formel, on peut constater qu’en transférant au domaine privé la responsabilité de l’édition solaire, les pouvoirs publics délèguent bien plus que la capacité de publier des contenus de connaissance, celle de les infléchir, d’exprimer des préférences, généralement de nature épistémologique, mais potentiellement de nature éthique, sociale, idéologique (des ouvrages scolaires pouvant être favorisés ou contestés selon l’accent qu’ils mettent sur tel ou tel point particulier du programme : la (dé-)colonisation, le « genre », etc.). »
L’influence de la politique éditoriale sur les pratiques des enseignants
Plus intéressant encore, le rapport pose la question du monolithisme des enseignements en lien avec la production de ressources. » À certains égards, l’enseignant n’est plus seul face à sa discipline, à devoir rythmer son cours, à en garantir la progression régulière, à en assurer l’unité et l’homogénéité. Les sites internet du ministère, outre ses productions imprimées (revues, ouvrages spécialisés, revues, etc.), constituent une offre considérable et une préparation à la recherche, sinon scientifique, du moins pédagogique. Grâce à une offre incontestablement riche, sans doute également redondante, le ministère est ainsi en mesure d’accompagner, non seulement les élèves, les étudiants et les apprentis, mais, en amont, les professeurs eux-mêmes… Une telle abondance peut cependant n’être pas sans conséquences sur les représentations nées de pratiques d’« enseignement assisté par l’édition ». La dépendance du corps enseignant à l’égard des ressources offertes à moindre coût par des opérateurs publics n’est sans doute pas négligeable.. ce sont de plus en plus souvent « les ressources », presque systématiquement en ligne, qui constituent la matrice sémantique du cours. Par voie de conséquence, quoique la liberté d’y puiser soit laissée entière aux professeurs, une tonalité institutionnelle globale finit par prévaloir dans les enseignements eux-mêmes dont les thématiques, les centres d’intérêt, les orientations viennent faire écho aux ressources offertes aux professeurs. Il ne faut pas en conclure que l’enseignement soit devenu, à travers les territoires, univoque ou monolithique, mais qu’il s’adosse à l’usage de modules aisément disponibles et dont la compilation constitue, d’une certaine manière, une forme d’enseignement privilégié ».
La transformation des objets scolaires par le numérique
Pour les rapporteurs, on assiste aussi à une « redéfinition des objets scolaires par le numérique » qui transforme l’enseignement mais alimente aussi des tensions entre acteurs. » On a vu ainsi apparaître des compléments numériques au manuel papier, des manuels numériques sous de multiples formes (simple fichier numérisé ou module interactif). Le manuel scolaire s’en est souvent trouvé « délinéarisé » et, bien souvent, il a perdu une de ses fonctionnalités premières, celle d’être, au moins pour partie, un fil conducteur dans le programme scolaire pour les enseignants, les élèves et les familles de ces derniers. Cette tendance se ressent depuis quelques années, particulièrement, dans les offres d’ensembles de « granules » pédagogiques indépendants de tout support « manuel ». Dans ce mouvement, le manuel scolaire a tendance à se transformer en un service qui permet aux enseignants de construire leur propre parcours pédagogique et, à cette fin, d’agréger des ressources choisies ou non par l’éditeur. Ce déplacement du métier d’éditeur proposant des ouvrages vers celui d’entreprises de services du numérique (ESN) pédagogiques mettant à disposition de la communauté pédagogique des plateformes technologiques ouvertes à des ressources extérieures n’est pas sans incidence sur l’économie du secteur. Les tensions que provoquent ces évolutions, les mouvements tectoniques entre différents secteurs d’activité ont pour conséquence une certaine crispation des éditeurs « traditionnels » sur leur pré carré, dans un contexte budgétaire contraint ».
Le rapport pose aussi (on est en décembre 2016) la question de la sécurité des données. » Concernant l’hébergement et la sécurité des données, il s’agit, non seulement, de faire en sorte que les données scolaires soient sécurisées (en conformité avec les positions européennes), mais aussi de s’assurer que l’anonymat et, au-delà, l’impossibilité d’utiliser les traces des cheminements des élèves et des professeurs par les sociétés retenues, soient garantis. Or, à ce jour, la question reste tout à fait ouverte de l’articulation entre ces plateformes et le développement d’un environnement numérique de confiance ».
Des préconisations qui affirment le pilotage ministériel
En conclusion, le rapport demande une véritable politique éditoriale avec une coordination qui serait confiée au secrétaire général du ministère. Il appelle à redéfinir le rôle des acteurs. « La DGESCO doit assurer, pleinement mais uniquement, la maîtrise d’ouvrage, l’opérateur Canopé étant clairement positionné sur la maîtrise d’oeuvre, comme ce doit être le cas aussi pour le CNED ; l’opérateur Canopé doit être considéré comme le maître d’oeuvre principal (tout en exerçant, par ailleurs, la maîtrise d’ouvrage de ses seules propres productions) ; la mission de diffuseur de contenus et de services pédagogiques d’Éduscol doit être affirmée dans le cadre de l’ensemble des productions dont la DGESCO assure la maîtrise d’ouvrage ».
Il appelle à réorganiser l’offre de ressources et à » repenser le plus rapidement possible l’économie générale des sites disciplinaires en les intégrant dans un système de portails cohérent, prenant en compte les besoins des usagers et couvrant l’ensemble des ordres d’enseignement ».
Il invite à construire un partenariat avec les éditeurs scolaires. Il s’agit pour le rapport d’une certaine mise sous tutelle des éditeurs qui pose la question de la liberté éditoriale : » réaffirmer le rôle des éditeurs privés dans la production du livre scolaire, dans une acception élargie de ce dernier, incluant des services afférents ; en contrepartie des budgets alloués à l’achat des manuels, d’élaborer en direction des éditeurs scolaires un cahier des charges manifestant clairement le fait que le ministère a l’initiative de la définition des contenus et des services et, en dernier ressort, l’expertise des choix pédagogiques ».
François Jarraud