« C’était inhumain de mettre une petite nana qui n’a aucune expérience toute seule avec sa classe unique ». Manon fait partie des professeures des écoles qui ont décidé de quitter l’école étudiés par M Danner, Géraldine Farges, S Garcia (Université de Bourgogne) et H Fradkine. Traçant le parcours de 47 enseignants sur le départ, l’étude, publiée dans Education et Sociétés n°43, montre l’impact du New Public Management sur le métier d’enseignant. Mais d’autres facteurs plus personnels jouent aussi sur leur décision, comme le montre aussi un article de S Devineau.
Un mal être enseignant profond
Le mal être des enseignants français est un phénomène bien connu, révélé à travers plusieurs études. Ainsi un sondage Harris de 2016 montre que 88% des enseignants estiment que leur métier se dégrade . 76% se disent stressés, 71% impuissants, 63% déçus. Le pourcentage d’enseignants estimant que leur métier se dégrade a énormément augmenté (91% en 2013, 78% en 2004). On sait que le taux de démission, s’il reste faible, est en hausse rapide (0.1% en 2010, 0.25% en 2017). Et il ne représente qu’une faible partie des départs car il y a bien d’autres voies de sorties (disponibilité, détachement, migration dans un autre corps etc.). Encore devrait on y ajouter les nombreux « décrochages silencieux ».
L’impact du new public management
L’étude de M Danner, Géraldine Farges, S Garcia et H Fradkine porte sur 47 professeurs des écoles quittant ou ayant quitté l’enseignement primaire. Un peu plus de la moitié sont des néo-enseignants, souvent avec une expérience professionnelle précédente. L’étude recherche les facteurs expliquant ces départs.
« [Dans le cahier journal] il faut décrire tous les jours ce qu’on va faire, tous les jours ce qu’on a fait, ce qu’on va faire, si possible mettre un retour sur ce qu’on a fait, enfin ça prend beaucoup, beaucoup de temps” […]. “La différenciation, c’est… […]. Si on s’amuse à faire ça pour les quelques élèves, même s’ils sont peu, c’est vite prenant… Parce qu’il faut modifier la séance, il faut préparer à côté des feuilles différentes », explique Diégo. Le premier facteur , celui qui vient tout de suite, concerne les conditions de travail.
» Les professeurs des écoles sont exposés aujourd’hui à un contrôle plus étroit du temps lié à leur activité qui n’est ni devant élèves ni autour de la classe. Mesure de redevabilité (accountability) manifeste, les professeurs des écoles sont tenus de transmettre à l’inspection le décompte précis et détaillé des heures qu’ils consacrent à différentes tâches (travaux avec de petits groupes d’élèves, en lien avec le projet d’école, suivi individualisé des élèves, etc.). Ce contrôle comptable est souvent mal perçu par les enseignants », expliquent les auteures. Ils relient ce controle constant à la mis en place du nouveau management public. Celui ci entraine une « formalisation croissante » de leurs actions qui se traduit par une paperasserie croissante, des réunions supplémentaires. A cela s’ajoutent les réformes perpétuelles qui obligent à se réapproprier des programmes voire à réorganiser leur travail avec la réforme des rythmes (suivie de la contre réforme).
» En 15 ans je vois que ça a évolué. La quantité de travail administratif, parfois grandement inutile, qu’on vous demande, des choses comme ça, des injonctions contradictoires pour s’adapter aux élèves mais amener tout le monde à un certain niveau…” […] “Ça devient fatigant à chaque fois de tout refaire, tout recommencer, se reformer complètement sans qu’il y ait vraiment des bilans tirés des anciens programmes. Donc, on a l’impression qu’on nous prend un peu pour des truffes. Voilà. Donc ça, ça a participé d’une… certaine lassitude », déclare Mélina. « Je trouve ça déloyal que fait l’institution envers les enseignants ».
Le poids de la bureaucratie
Selon les auteures, les néo titulaires dénoncent tous la gestion des ressources humaines, la faiblesse de l’encadrement à leur prise de poste. Ils se sentent lâchés sur des postes difficiles.
» Il apparaît que les conditions de travail des professeurs des écoles exercent, quoique de façon non exclusive, une influence majeure sur les sorties du métier, dont la tendance à la hausse pourrait être durable. Si la Nouvelle gestion publique et les transformations afférentes décrites ici jouent bien un rôle dans l’attrition, celui-ci ne passe pas tant, pour les enquêtés, par une pression liée aux processus d’évaluation et à l’injonction à “faire du résultat” que par un alourdissement et une diversification des tâches se traduisant par un surcroît de travail “bureaucratique”. La charge de travail apparaît comme un facteur d’attrition particulièrement fort chez les néo-enseignants, redoublé par les défis que posent bien souvent les premières affectations. À cela s’ajoute le sentiment de recevoir très peu de gratifications, en particulier d’ordre symbolique », écrivent les auteures. Pour elles, la nouvelle gestion publique exacerbe les stratégies de sorties mais celles ci dépendent aussi de l’environnement familial.
L’équation personnelle et de genre
Ceci dit les auteures inscrivent aussi ces départs dans le vécu personnel des enseignants. Pour certains le départ relève de la bouée de secours après un atterrissage dans le métier très dur et une grande désillusion. Pour d’autres, le départ s’articule avec un parcours professionnel et le départ est plus organisé. D’autres quittent le métier pour une meilleure situation. Ainsi Clémence « infantilisée et humiliée » par son inspecteur, n’a pas supporté ce rapport de domination à 41 ans et reprend son métier de clerc de notaire (mieux rémunéré d’ailleurs).
C’est aussi l’environnement personnel des professeurs des écoles qui partent qu’étudie Sophie Devineau (Université de Rouen). Elle montre aussi le poids de la fatigue du métier aggravée par les injonctions et les controles liés au nouveau management public. « A terme je vais changer de métier. Ce n’est plus possible, les cadres sont trop pesants », témoigne une enseignante. Une autre ne supporte plus le bruit constant et se déclare « au bout du rouleau » à 50 ans.
Les désillusions sont aussi là. » Je ne crois plus au projet qui nous a été vendu à outrance. Je ne me sens pas appuyée par l’Éducation nationale, ça ne va plus. Tout repose sur les épaules du prof. La société va de plus en plus mal et ça atteint les gamins. Il faut aider les parents et j’ai le sentiment de patauger », dit une enseignante. Une autre dénonce la forte intensivité du travail.
Mais l’intérêt de cette étude c’est de chercher les éléments qui rendent le départ possible. S Devineau en identifie 4 : la recherche d’une mobilité sociale, le levier d’une vie de couple égalitaire, la dégradation des conditions du travail enseignant, la découverte d’autres milieux professionnels et d’autres façons de travailler. Il apparait alors que le genre a sa place dans les décisions de départ. » Ces femmes sont aux prises avec un dilemme normatif de genre, entre habitus sexué de l’attachement à la relation directe aux élèves et volonté de sortir d’une condition de femme enseignante et du confinement dans un entre-soi féminin. Elles témoignent ainsi du besoin de renouvellement des structures éducatives, notamment en termes de mixité professionnelle, tout comme de la nécessité d’une revalorisation du travail ».
François Jarraud
Education et sociétés, n°43 : Les professions éducatives à l’heure des réformes