« La seule chose qu’on est capable d’évaluer c’est ce que quelqu’un fait, pas ce qu’il est ou ce qu’il maitrise ». Une affirmation qu’André Tricot, professeur de psychologie cognitive, spécialiste des apprentissages, de l’université Paul Valéry de Montpellier a pu largement étayer tout au long de sa conférence donnée dans le cadre de l’université d’automne du SNUipp-FSU qui s’est déroulée du 18 au 20 octobre à Port Leucate.
On n’évalue pas les élèves …
Le spécialiste des apprentissages a tout de suite tenu à dire qu’il était à son sens impossible d’évaluer un élève et plus généralement un être humain. Pour des raisons éthiques puisqu’il n’y a pas de raison qu’un être humain ou une institution puisse évaluer un autre être humain. Mais également pour trois raisons techniques : d’abord le nombre de dimensions à évaluer est bien trop grand pour pouvoir être résumés en une seule valeur. Ensuite parce qu’on est incapable de définir ni de mesurer les dimensions pertinentes permettant de caractériser un individu. Enfin parce que même lorsqu’on a pu isoler une dimension il reste très difficile de définir précisément ce qu’on entend par « maitrise ».
…mais ce qu’ils sont en mesure de faire
Une fois bien posé le fait qu’on évalue l’action de quelqu’un et non ce qu’il est, André Tricot a tenu à rappeler l’intérêt de l’évaluation lorsqu’elle permet à l’élève d’avoir un retour précis, argumenté et relativement rapide sur la tâche qu’il a dû réaliser. Un feedback non seulement important mais indispensable pour permettre à l’élève de progresser. En l’absence, l’apprenant se trouve en situation de fragilité et d’incertitude qui l’empêchera certainement de reproduire ce qu’il a fait. Aussi pour le chercheur, l’évaluation comme action du quotidien de la classe, comme retour informatif, permettant de dire à l’élève : « voilà ce que tu as fait, voilà ce qui correspond ou pas », contribue positivement aux apprentissages.
Méfiance tout de même
Mais André Tricot rappelle que pour tout cela l’évaluateur doit également bien avoir à l’esprit un certain nombre de travaux en psychologie sociale. Ainsi la « menace du stéréotype » est un phénomène bien montré par la littérature scientifique : la conscience d’un stéréotype défavorable à un individu (les noirs sont moins intelligents, les filles sont moins bonnes en mathématiques…), induit une intériorisation de ce stéréotype qui va agir fortement sur ses performances. L’élève se désengage quand il se croit moins performant dans une tâche et les chercheurs ont pu prouver que lorsque la « menace du stéréotype » est désactivée les performances peuvent varier du simple au double.
D’autres travaux montrent également que plus la performance attendue se rapproche de l’attente scolaire plus le score est élevé. Ce qui permet à André Tricot de rappeler que le fait de déscolariser une activité ne permet pas forcément d’améliorer les performances. Cela pouvant provoquer l’effet contraire, quand de fait on retire l’enjeu et le sens de la tâche pour celui ou celle qui la réalise.
D’autres biais dont il faut se méfier
Le psychologue chercheur a également rappelé à l’auditoire que d’autres biais existaient dans la relation évaluative et pas des moindres. Ainsi il a été montré que dans un paquet de 30 copies, les 10 premières sont plus sévèrement évaluées. L’âge, le sexe, l’origine sociale mais également l’aspect physique sont des facteurs influençant le jugement. Une bonne opinion de l’élève augmente sa note. Les enseignants et les enseignantes ont également tendance à noter plus sévèrement en début de carrière et il a aussi été montré de manière plus surprenante que plus les critères étaient resserrés et précis plus les notes pouvaient être disparates entre les évaluateurs. Un effet contre-intuitif lié au fait qu’il est plus facile de mettre 0 ou la note maximale sur une micro-tâche que sur un ensemble. Enfin André Tricot a également rappelé les effets de la constante macabre répartissant les groupes d’élèves en trois paquets de référence.
L’exemple du cochonnet
Petit problème : une boule vaut 1€ de plus que le cochonnet. La somme des deux vaut 1,10€. Combien vaut le cochonnet ? Si vous répondez 0,10 € vous avez faux mais cela ne veut pas forcément dire que vous ne maitrisez pas la compétence attendue qui est la résolution d’une équation simple. Simplement vous avez convoqué intuitivement une soustraction pour l’énoncé d’un problème qui vous tendait avec bienveillance… un piège. « On est dans l’exemple type d’une performance qui ne permet pas d’atteindre la compétence attendue mais qui ne permet en rien de conclure sur la maitrise de la notion en question », explique le conférencier. Les enseignants de cycle 2 connaissent bien ce biais dans une tâche de multiplication donnée aux élèves. Ils échouent davantage au calcul du nombre de gâteaux dans « 10 paquets de 3 gâteaux » que dans « 3 paquets de 10 gâteaux ». On peut donc pour André Tricot en conclure que « si un élève réussit ou pas une tâche cela ne permet pas de savoir qu’il la maitrise ou pas… ». Et pour ne pas nous laisser dans l’expectative, il complète et propose quand même de « multiplier les tâches et leurs modalités de présentation de manière à tenter une approximation de leur maitrise ».
Évaluer Pourquoi ? Pour qui ?
André Tricot affirme également que nous ne savons pas actuellement concevoir des évaluations qui répondent à plusieurs finalités à la fois. L’outil qui permet de situer un acte par rapport à une référence ne peut tout à la fois servir l’enseignant, le système et l’élève. On ne pourra par exemple chercher à travailler la motivation de l’élève dans une épreuve de type BAC, ou encore demander aux évaluations de CP et CE1 de donner des indications à l’échelle systémique… Elles ne permettent selon Michel Fayol, interrogé sur la question par le conférencier, que de mesurer les progrès d’un élève par rapport à lui-même. Rien d’autre (sic).
Pour conclure ?
Il est donc bien difficile de relever le pari de la rationalité en matière d’évaluation. Et si on ne peut y renoncer complètement, il faut bien admettre qu’il y a de nombreuses prudences à avoir. Le chercheur insiste sur la place de l’observation, qui reste selon lui un très bon, voire le meilleur, outil d’évaluation notamment dans son caractère non intrusif pour l’élève. Enfin en réponse à une question de la salle, il rappelle l’intérêt de l’utilisation de l’informatique pour évaluer une compétence. L’outil a, semble-t-il, des effets désinhibiteurs pour l’élève qui lui fait davantage confiance. Mais ce sont les programmes qui donnent des retours informatifs et explicatifs à l’élève qui ont de l’intérêt, plus que ceux qui fournissent une réponse binaire. Un outil d’autant plus efficace qu’il est à l’initiative de l’élève et qu’il permet de fournir un retour immédiat, argumenté et personnalisé.
Laurent Bernardi