Professeur de sciences du langage et spécialiste de communication interculturelle à Rennes 2, Philippe Blanchet revient sur l’épisode médiatique et politique des mères voilées. Pour lui, cette polémique renvoie à un problème fondamental et central de conception du rapport diversité / unité dans la société française. Et toute volonté éradicatrice est vouée à l’échec » car la diversité est une caractéristique majeure, toujours renouvelée, des humains et des sociétés ».
Qu’est-ce que la polémique autour des mère voilées accompagnatrices de sorties scolaire dit de notre société ?
Cette vaste question demande de poser quelques éléments en préambule aux autres questions.
Premier élément, elle dit qu’on manipule les gens en employant des mots piégés. En fait il ne s’agit pas de « voile » ni de « femme voilée » : le voile se porte sur le visage, il cache le nez et la bouche, il a ou avait souvent la forme d’un mouchoir triangulaire et aujourd’hui on ne le voit plus guère, porté, par exemple en Algérie, par des femmes âgées. En fait on parle d’un foulard que l’on porte sur les cheveux, la plupart du temps sans masquer le visage. Mais en en l’appelant « voile », on renvoie à un imaginaire exotique, une pratique perçue comme étrangère aux habitudes françaises. Or, le port d’un foulard féminin n’est pas étranger aux habitudes européennes (ma grand-mère en portait un pour tenir ses cheveux les jours de mistral et beaucoup d’actrices des années soixante en portent sur des photos célèbres).
Deuxième élément, cette polémique renvoie à un problème fondamental et central de conception du rapport diversité / unité dans la société française. Au moment de la création de la France républicaine à tendance démocratique lors de la Révolution de 1789, la question de la mise en place d’une égalité a été traitée, et en fait évacuée, par l’éradication des différences. La question de l’égalité ne se pose en effet que parce qu’il y a des différences entre les personnes et entre les groupes. Si toutes et tous sont identiques, ils sont égaux par définition, sauf à les traiter de façon différente par un arbitraire total. D’où la politique fondamentalement assimilationniste de la France, qui vise la création d’une nation, ayant pour modèle une partie de la société française : les Français de langue française et des classes urbaines dominantes, surtout de Paris, très minoritaires. Ce modèle a été imposé à tous et à toutes, en faisant le maximum pour éradiquer les caractéristiques d’autre Français (non parisiens et/ou non francophones et/ou ruraux et/ou de classes moyennes et populaires, largement majoritaires). Parallèlement on conçoit l’unité comme une unicité et comme incompatible avec la diversité, alors même que la question de l’unité ne se pose que s’il y a diversité et avec la diversité. La conséquence majeure de cette conception unicitaire de la « Nation » est de la construire sur une base finalement ethnicisante : on voudrait que la Nation française soit constituée d’une seule communauté partageant une langue unique (révérée de façon religieuse) et une culture commune, célébrant une histoire commune autour de mythes fondateurs y compris de mythes d’origine, ce qui est la définition même d’une « ethnie ».
Mais l’éradication des différences est forcément vouée à l’échec car la diversité est une caractéristique majeure, toujours renouvelée, des humains et des sociétés. Ainsi par exemple, si en deux siècles l’État français a plutôt réussi, en s’appuyant sur son école comme levier principal d’uniformisation, à faire apprendre le français (et un français normé) à la quasi totalité de la population, cette langue a été diversifiée : on ne le parle pas et on ne l’écrit pas de la même façon en Picardie et en Provence, en Alsace et en Euskadi, aux Antilles et à Tahiti, chez les ouvriers urbains ou ruraux et chez les classes aisées des grandes villes… Ainsi, autre exemple, une enquête de 2018 par la méthode des quotas commandée par la région Bretagne montre que seulement 39% des personnes interrogées s’y déclarent « uniquement françaises » ou « plus françaises que bretonnes »… Et la plupart des langues de France autres que le français sont toujours parlées et écrites, moins bien sûr, malgré un peu plus de deux siècles d’une puissante politique d’éradication.
Du coup, l’idéologie nationale française ignore (au sens de « refuse de voir ») l’existence de différences effectives et ne traite de façon égale que les personnes qui correspondent à la norme du « citoyen français standard ». Elle conduit à traiter de façon inégale les personnes qui ont d’autres caractéristiques, lesquelles ne sont pas prises en compte. Cela revient à dire que certaines personnes ont un accès direct à la totalité de leurs droits et des ressources disponibles (dans leur langue, leur culture, leur éducation, leur façon de vivre, de s’habiller, etc.) et que d’autres personnes n’y ont accès qu’indirectement et à condition d’adopter les caractéristiques (la langue, la culture, etc., les coutumes y compris vestimentaires…) des citoyens « modèles ». C’est une conception concrètement inégalitaire et profondément discriminatoire du fonctionnement fondamental de la société. Elle permet d’identifier, de ce point de vue, une véritable altérophobie nationale, qui se réalise par des fonctionnements sociaux, y compris institutionnels, de type notamment xénophobe ou glottophobe. Le refus de la France de signer ou d’appliquer certains articles des grands textes de protection des droits humains, et les motivations que l’État fournit, en fournissent une preuve très claire.
Mais, troisième élément, celles et ceux qui adhèrent, consciemment ou non, à cette conception de la société française, perçoivent les choses autrement. Ils et elles ne voient pas leur point de vue comme un point de vue qui, du coup, comporte un angle mort ; ils et elles ne voient pas et n’imaginent même pas la situation de ségrégation, de discrimination, d’infériorisation que vivent celles et ceux qui sont différent•e•s du « modèle standard » des dominants. Ou, au pire, ils et elles trouvent cette situation normale, méritée (« ils ont qu’à pas être différents ! »). Le simple fait que les personnes et les groupes discriminés réclament un traitement égal à celui des membres de la communauté dominante est perçu comme un « communautarisme », c’est-à-dire la revendication de règles spécifiques à leur endroit (ce qui révèle, en creux, qu’un traitement inégal serait justifié par leur différence). C’est clairement de la discrimination, au regard des textes juridiques de protection des droits fondamentaux et d’interdiction des discriminations, et même au regard du texte tardivement introduit dans le Code pénal français dont il constitue l’article 225 (à partir de 2001). Pour les tenants de l’idéologie ethnonationale uniformisante française, c’est malgré tout légitime.
D’où une tendance soit irréfléchie, soit idéologique, soit instrumentalisée à rejeter les personnes perçues comme « différentes » sous diverses formes : qui ont d’autres langues, d’autres cultures, d’autres coutumes, d’autres croyances, d’autres modes de vie. Et souvent sous plusieurs de ces caractéristiques cumulées. Quand une différence devient « trop » fréquemment visible ou affirmée, elle est perçue comme une menace contre le modèle ethnonational, elle devient un bouc émissaire, elle est collectivement combattue, et le passionnel l’emporte définitivement sur le rationnel. Les discours et les actes hystériques, extrémistes, violents se multiplient.
C’est dans ce contexte qu’il faut analyser la polémique autour du port d’un foulard sur les cheveux par des femmes pour des motifs qui peuvent relever de choix ou d’obligation d’inspiration religieuse ou coutumière. La différence visible des femmes musulmanes, souvent françaises, conduit à ces affirmations inspirées par l’idéologie ethnonationale française, à ces discours ayant perdu toute mesure, à cette polémique aussi vive que rationnellement absurde. En ce sens, c’est un bon révélateur de la vaste place qu’occupe l’idéologie de l’identité nationale homogène dans la société française et du fond altérophobe, clairement discriminatoire, d’une partie importante de la société française. C’est d’autant plus frappant que ça touche des femmes, et des femmes perçues comme « d’origine étrangère », exemple fréquent de cumul des discriminations et des inégalités. Ça ne vise en fait qu’une religion, celle qui peut avoir des attributs visibles (autre forme de discrimination). J’aimerais bien voir ce qui se passe si une mère non musulmane et apparemment d’origine « européenne » porte un foulard pour une sortie scolaire un jour de vent… Je doute qu’elle soit rejetée.
Cela révèle aussi qu’une autre partie de la société française a une autre conception du vivre ensemble, hospitalière à la diversité et respectueuse des droits fondamentaux, une partie de la population qui souhaite un autre modèle de société. Et ce clivage ne se superpose pas à un clivage droite / gauche : il y a une gauche nationaliste, même si tendanciellement, l’ethnonationalisme est plus fréquent à droite (il est au cœur de l’extrême-droite) et plus rare à gauche (il est absent de l’extrême-gauche).
L’école de la république est-elle aujourd’hui capable d’inclure ou bien favorise t-elle des formes d’exclusions?
Elle est capable des deux en même temps et elle le fait. Elle est traversée par des principes contradictoires, mis en œuvre par des personnes aux valeurs, principes et convictions diverses (y compris les deux grandes tendances que j’ai exposées). Ses programmes sont des superpositions de couches historiques différentes, déposées par des générations différentes dans des contextes politiques et sous des régimes idéologiques variés. Elle est à la fois un reflet de la société française et un levier majeur d’action politique pour orienter la société dans une certaine direction voulue par le pouvoir du moment. On y trouve des principes et des pratiques d’inclusion (c’est d’ailleurs devenu un aspect important de sa mission). On y trouve aussi des principes et des pratiques d’exclusion, parce que c’est une part historiquement fondatrice des orientations de cette institution, qui est au service du projet d’inculcation de la conception dominante de la nation dans l’idéologie nationale uniformisatrice. Par exemple l’exclusion des langues autres que le français, dont le rôle exclusif de langue d’enseignement et la place centrale comme objet d’apprentissage, c’est-à-dire l’exclusion à des degrés divers des élèves dont les langues et cultures familiales ne sont pas le français normé et la culture commune promue par l’école (l’obligation d’apprendre le français pour avoir accès à l’éducation par exemple pour les élèves « nouvellement arrivés » est à la fois illégale et excluante). Exclusion aussi des langues, cultures, pratiques et coutumes des familles, régulièrement dévalorisées, stigmatisées, jusque dans les manuels. Mes recherches sur la glottophobie m’ont permis d’en rassembler de très nombreux témoignages et exemples. L’école instille cette idéologie et cette exclusion aussi dans de nombreux cours d’histoire, par exemple.
La polémique en question montre bien ces tendances contradictoires et conjointes. On a, d’une part, l’acception hospitalitaire de la laïcité, celle de la loi de 1905 et de l’interprétation de la loi de 2004 par le Conseil d’État. Et d’autre part l’acception excluante qui est celle de la loi de 2004 et des projets actuels de rejet des mères portant un foulard perçu comme prosélyte. La première pose la neutralité religieuse de l’État, garant de la liberté de convictions et de pratiques religieuses de chacun et de chacune, et limite l’obligation de neutralité à l’État et à ses agents sans l’étendre aux familles qui participent aux activités scolaires et périscolaires, dont la liberté est protégée. La deuxième étend la neutralité obligatoire aux élèves par la loi de 2004 et exclut les élèves et leurs familles de la communauté éducative (à peu près toujours des personnes de sexe féminin) au motif d’une pratique vestimentaire visible, éventuellement à connotations religieuses.
Même si on considère que ce projet de neutralisation religieuse de certains espaces éducatifs et publics a, pour partie, une bonne intention de type émancipatrice, il s’agit d’une double erreur :
1. Parce qu’on n’émancipe pas les personnes à leur place (et encore moins par la coercition), l’émancipation ne peut venir que de la personne elle-même.
2. Parce que l’émancipation qui libère des croyances, des coercitions, des normes, passe par une analyse critique personnelle et par une prise de distance qui résultent d’apports éducatifs ; en privant les personnes d’une éducation, on les prive de la possibilité de s’émanciper, en les privant de participation aux activités collectives, on empêche leur intégration.
Du coup, on produit exactement l’effet inverse : on enferme les gens dans la catégorie qu’on leur assigne et ce rejet provoque le retournement du stigmate contre la société qui stigmatise. On crée les replis identitaires, voire les tendances communautaristes, qu’on prétend combattre.
On voit à quel point l’école à un rôle à jouer, à condition d’inclure au lieu d’exclure.
L’émancipation collective et donc le « bonheur collectif » passent-ils par l’inclusion ?
S’il s’agit de se demander si ne pas être exclu apporte du bienêtre individuel et collectif, la réponse est évidemment oui.
Est-ce que les partisans et partisanes de l’exclusion ont réfléchi une seconde à ce que le rejet discriminatoire des mamans de certains élèves peut provoquer chez les élèves concernés ? chez ces mères ? chez les familles, les amis, les voisins, toustes celles et ceux qui seront choqué•e•s par ce rejet ? La tristesse, la colère, le ressentiment, le mépris en miroir, et même la haine ou la violence ? Est-ce qu’ils et elles ont la moindre idée des engagements pris par la France en ratifiant la Convention relative aux droits de l’enfant ? Et de la grossièreté de ne pas les respecter ? On a assisté au cours des dernières semaines à des dérives gravissimes dans les discours autour des « mères voilées » et de la manifestation contre l’islamophobie. Cela révèle un état de délabrement affligeant et très inquiétant du lien social, du vivre ensemble et des valeurs humanistes fondamentales sur lesquelles nous devrions nous appuyer. « Liberté, égalité, fraternité » ? Tant que cette devise affichée à l’entrée des écoles ne sera appliquée qu’à une partie de la population, elle sera dénuée de sens et de réalité.
La polémique dont nous parlons excite les passions, y compris les plus basses. Elle stimule les plus bas instincts du côté sombre de l’humanité. Elle ne peut provoquer que des tensions, des conflits, du mal-être, du mal vivre ensemble. Les horreurs récentes de l’Histoire de l’humanité sont là pour nous rappeler par où passe le malheur collectif.
Propos recueillis par Béatrice Mabilon-Bonfils
Directrice du laboratoire BONHEURS (Bien-être, Organisations, Numérique, Habitabilité, Education, Universalité, Relation, Savoirs)
Université de Cergy-Pontoise