Tyrannie du pouvoir, corruption de l’appareil d’état, inhumanité du traitement des réfugiés…Avec « La Lune de Jupiter, son sixième film, le réalisateur hongrois Kornél Mundruczo n’y va pas de main morte pour dénoncer les maux dont souffre son pays. Habitué des sélections cannoises, primé en 2014 pour « White God », un conte noir centré sur la révolte de chiens bâtards contre leurs maîtres cruels dans une société totalitaire, le cinéaste frappe ici à nouveau un grand coup en élargissant son propos. A travers l’enchevêtrement des genres, du thriller au fantastique, du réalisme à la science-fiction, il met en scène une fable sociale à la logique implacable. En dépit de sa noirceur et de son manichéisme, l’histoire miraculeuse d’un migrant doté du pouvoir de lévitation nous confronte aux forces hostiles, au contexte de misère, de violence et d’amoralité dans lequel le personnage se bat pour sa survie. Et, dans la peau d’Aryan, ange du bizarre surplombant le chaos, le récit fiévreux, sous tension, se meut sous nos yeux en une allégorie politique. Un film foutraque, parfois lourdingue, percutant le plus souvent, dont la portée dépasse largement les frontières de la Hongrie.
Dangers de mort en milieu hostile
Hommes, femmes, enfants, pressés les uns contre les autres, cadrés en gros plan, à l’arrière d’un camion brinquebalant, regards apeurés, cris et pleurs des petits. Arrêt brutal du véhicule, tous sont poussés dehors, fuite nocturne entre forêt et rivière. Des ordres de rémission et des coups de feu claquent dans l’obscurité. A la frontière entre la Serbie et la Hongrie, les migrants, trahis par leurs passeurs, se noient, sont faits prisonniers ou tombent sous les balles des forces de l’ordre. L’un d’eux, mortellement touché, découvre alors l’extraordinaire pouvoir qu’il possède : il quitte son enveloppe corporelle, s’élève dans les airs au-dessus de la cime des arbres, avant de retomber au sol et de réintégrer son propre corps, blessé, en vie. C’est ainsi qu’Aryan, jeune réfugié syrien, est conduit dans un camp de rétention de Budapest où il rencontre le Docteur Stern, un médecin cynique, apparemment prêt à l’aider, a fortiori lorsque ce dernier découvre le don surnaturel de son ‘patient’ étranger. Nous découvrons assez vite que le supposé sauveur n’a plus le droit d’exercer officiellement sa profession : à la suite d’une erreur médicale grave ayant entraîné la mort du malade, il s’est endetté pour dédommager la famille et s’est fait une spécialité de monnayer son secours aux migrants.
Ainsi, d’entrée de jeu, nous tremblons pour le jeune Candide qui a remis son sort entre les mains d’un faux ami prêt à toutes les traitrises. Un sort peu enviable puisqu’Aryan, en danger permanent, doit faire face à un chef de la police déterminé à le retrouver, comme le sont tous les migrants échappés des camps, une traque appuyée par différents corps des forces spéciales armées jusqu’aux dents et renforcée par le contexte de ‘chacun-pour-soi’ d’une société en crise, gangrénée par la corruption, cadenassée dans la défense de ses maigres privilèges et la peur de l’autre.
Nous suivons, à un rythme d’enfer, les différentes (et terribles) épreuves traversées par le couple de fuyards, a priori improbable, que forment bientôt le médecin en bout de course et son talentueux ‘protégé’. Un concours de circonstances conduit en effet Stern à devenir lui aussi un coupable à arrêter. Ce nouveau statut non seulement lie le vieux et le jeune l’un à l’autre mais surtout transforme l’amoralisme et l’indifférence du premier en une ‘conscience malheureuse’. Il ne s’agit plus de sauver sa peau en instrumentalisant l’autre. Il s’agit de se sauver en permettant à l’autre d’exister.
Esthétique du chaos, précarité de la figure de l’ange
Courses-poursuites cadrés au ras du bitume dans la jungle urbaine, dédales crépusculaires des lieux de rétention ou lumières blafardes de centres hospitaliers décrépis, des personnages de flics tout puissants ou des hommes d’influence à la morale élastique, du polar trépidant aux saisies réalistes, le cinéaste ne fait pas dans la dentelle. A travers la noirceur du trait soulignée par une partition musicale dissonante, émerge une société malade, injuste et inégalitaire, amorale et sans repères, dans un monde profondément déboussolé. Aussi l’hybridation des genres et des styles, fruit d’une maitrise rare, sonne-t-elle comme une mise en lumière du désordre et de l’inhumanité. Le surgissement du fantastique et du surnaturel au cœur d’une réalité sordide accompagne en quelque sorte le parcours du combattant hors norme que doit accomplir le jeune réfugié héroïque. A chaque fois qu’Aryan s’élève dans les airs, son corps tournoyant au-dessus des toits rouges des immeubles et du froid sommet des buildings, son regard plongeant sur les traces d’activités humaines, il reste menacé au sol par les véhicules d’une police surarmée et dans le ciel par le tournoiement d’hélicoptères de combat. Le pouvoir de lévitation dont le cinéaste dote son héros peut bien nous inciter à croire à la formule célèbre du poète : ‘puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs’. Le temps de ‘Spider-Man’ est cependant révolu. Il faut plus qu’un ange –et sa séduisante fragilité-pour nous sauver.
Au-delà du systématisme de situations extrêmes et d’une certaine lourdeur stylistique, la fièvre rageuse de la mise en scène soutient l’ambition du propos. Parmi les nombreuses lunes de Jupiter, l’une des plus grosses, découvertes par Galilée, porte le nom d’Europe. Nul doute, Kornél Mundruczo ne se contente pas de mettre au jour les dangers mortels de l’autoritarisme d’un Viktor Orban en Hongrie. « La Lune de Jupiter » renvoie dans les cordes la vieille Europe, menacée dans ses fondements par des tentations du repli sur soi, sommée d’inventer de nouvelles formes d’accueil de l’Autre.
Samra Bonvoisin
« La Lune de Jupiter », film de Kornél Mundruczo-sortie le 22 novembre 2017
Sélection officielle, Festival de Cannes 2017 ; Grand Prix, Etrange Festival Paris 2017