Quand on sait la difficulté qu’ont eu le cinéma puis la télévision à prendre pied dans le monde de l’enseignement scolaire, on peut s’interroger sur l’avenir de tout ce qui est images animées et en particulier vidéo au service de l’enseignement d’une part mais aussi de ceux qui veulent apprendre quelque chose. Il semble par ailleurs que, sur les écrans des appareils connectés à Internet, les vidéos de toutes sortes prennent progressivement la place du texte. Elles s’y insèrent, parfois même quasiment de force, soit à l’initiative de l’auteur d’un message soit à l’initiative des publicitaires. On le sait, le monde scolaire et universitaire a fait de l’écrit un point de passage obligatoire de toute forme d’étude. Enfin on constate que les sites de vidéos en ligne sont parmi les plus visités de tous les sites en particulier de ceux de réseaux sociaux. Après l’image fixe conversationnelle, la vidéo entre aussi dans la danse. Le monde scolaire est-il compatible avec cet univers ?
La vidéo accessible vraiment ?
Il y a deux ans l’application Périscope faisait réfléchir le monde éducatif. Elle révélait le fait que, en direct, ce qui était traditionnellement dans le secret de l’espace classe pouvait être retransmis dans le monde entier. Tous les réseaux sociaux ont emboité le pas offrant ainsi à la vidéo en direct ou enregistrée (ou les deux ensemble, direct puis replay) un avenir que l’on peut penser radieux.
Dans un article en ligne intéressant écrit par Benjamen Laguës on découvre que contrairement à ce que nous venons d’esquisser la vidéo ne fait pas l’unanimité, loin de là. L’auteur nous montre que finalement le texte, outre qu’il est économique en flux sur les réseaux en comparaison de la vidéo, reste une base d’information pour une grande partie de la population qui y tient beaucoup plus qu’on ne pourrait le penser. La démonstration porte sur l’analyse de sites qui se sont tournés complètement vers de l’information vidéo par opposition à des sites qui se consacrent presqu’uniquement au texte. Il semble bien que le texte soit finalement plus accessible que la vidéo pour une grande part de la population.
Vidéo et écrit
André Tricot et Franck Amadieu dans leur ouvrage commun sur les mythes du numérique en éducation (Retz 2016) ont consacré un passage à cette question de la pertinence de la vidéo. Ils montrent qu’il faut aussi relativiser un engouement pour ce mode de transmission dont l’efficacité semble surtout concerner des apprentissages de type techniques et procéduraux. Il est donc nécessaire de s’interroger plus avant sur cette question de la fascination de la vidéo, de l’image animée et de ses limites, en regard des autres moyens de codage et de diffusion de l’information.
Quand je lis un texte, outre la complexité du décodage et du vocabulaire que je peux rencontrer selon mon niveau de lettrisme (par rapport à un niveau d’illettrisme), je suis amené à convoquer des « images mentales » pour compléter ma lecture. Ces images ne sont pas forcément de même nature que des photos ou des vidéos, mais ce sont des représentations issues du cerveau et qui se présentent souvent sous forme « d’analogies » (cf. L’ouvrage de Sender et Hofstadter). Ce travail d’évocation est lié au mécanisme de compréhension que je mets en œuvre quand je suis face à un texte.
Quand j’écoute un enregistrement sonore ou un propos en direct, sans avoir d’image visuelle associée, mon cerveau est amené à effectuer d’autres types d’évocation que pour le texte. En effaçant la barrière du déchiffrage, j’enlève une difficulté de compréhension. D’ailleurs les illettrés utilisent cela pour éviter qu’on ne repère leurs difficultés de lecture. Autrement dit, l’accès au son est un facilitateur d’accès au sens, mais, à la différence du texte et sans un système technique adapté de réécoute, il ne permet pas le retour sur ce qui a été entendu, obligeant à un effort de mémorisation particulier ou à un oubli.
La vidéo a aussi sa grammaire
Lorsqu’on regarde une vidéo, on pense que le sens est immédiatement accessible, l’image et le son étant alors facilitateur. En fait il n’en est rien dans un certain nombre de cas. Lorsque, enseignant, je travaillais avec des vidéos avec les élèves (CAP/BEP 14 – 17 ans) j’ai pu observer que de nouvelles difficultés pouvaient apparaître et qu’elles passaient inaperçues. Ainsi en regardant un journal télévisé, les élèves avaient du mal à comprendre l’ensemble des mots des commentateurs, et quand ils ne connaissaient pas le sujet dont il était question, ils mettaient de côté l’ensemble du message, entraînant l’oubli (constaté lors des tests faits après visionnage). En fait il faut considérer qu’il n’y a pas une seule vidéo mais qu’il y a de nombreux modes d’expression vidéo. Pour le dire autrement, texte, son, images fixes et animées, ont chacun des grammaires spécifiques complémentaires de celle du langage lui-même. En se surajoutant au langage des élèves, ces grammaires et ces règles qui ne sont pas perçues donnent une impression d’accès immédiat, mais en réalité modifient la compréhension. On observe d’ailleurs de nombreux cas de tromperie, de manipulation dans des vidéos dont la conception est entachée de parti-pris qui trompent le récepteur. Ces cas sont parfois colonnaires, conscients, intentionnels, mais dans d’autres cas ils sont implicites.
L’école est d’abord le porteur de l’écrit. On comprend aisément cela en écoutant tous les débats actuels sur la lecture et les différents types d’écriture. On ne peut d’ailleurs que s’inquiéter de l’ampleur du débat en regard de l’urgence non seulement d’une « éducation aux médias et à l’information », mais d’une analyse approfondie des mécanismes d’apprentissage en cours d’évolution. Si certains disent qu’à l’école on peut se passer des écrans, on ose espérer qu’ils ne croient pas que ces autres vecteurs de transmission sont « faciles », et qu’ils n’ont pas leur place dans le monde scolaire. Mais l’absence de discours officiel et d’échanges approfondis sur le sujet, occulté aussi par le « numérique », on ne peut que s’inquiéter pour nos enfants. Et cela d’autant plus qu’il ne suffit pas de dire qu’il ne faut pas d’écrans à la maison pour résoudre le problème… Car le mal est beaucoup plus profond, il suffit de regarder les comportements avec les terminaux mobiles connectés pour se rendre compte de notre « naïveté » pédagogique, éducative et aussi scientifique…
Bruno Devauchelle