« Armez-vous d’un courage et d’une foi nouvelle », écrivait Racine en 1691. Et si tel redevenait désormais le bon usage ? Plusieurs centaines d’enseignant•es annoncent ne plus vouloir transmettre la règle selon laquelle « le masculin l’emporte sur le féminin ». Et privilégier la règle de proximité, qui dominait depuis le latin jusqu’au français du 17ème siècle. Voici témoignages et explications depuis le lieu où se construisent nos usages des mots et du monde : depuis l’Ecole. On y verra combien ces 10 professeur•es signataires du manifeste aiment le français. Au point de l’enseigner chaque jour. Au point de considérer qu’il s’agit d’une langue toujours vivante, donc en constante et nécessaire évolution. Au point de percevoir combien la langue détermine notre représentation du réel et notre relation aux autres. Au point d’amener les élèves à réfléchir sur ce qu’est la langue, « à la fois une institution sociale et un système de valeurs » (Barthes).
Ariane Bach
Ariane Bach enseigne le français au lycée Jean-Jacques Rousseau à Sarcelles dans le Val-d’Oise.
Pourquoi avez-vous signé pour l’abandon de la règle « Le masculin l’emporte sur le féminin » ?
Lorsque j’ai reçu ce manifeste, je me suis rendu compte avec surprise que je n’avais jamais remis en question la règle grammaticale du « masculin qui l’emporte sur le féminin ». En prenant des informations sur les origines de cette règle, j’ai pu constater qu’elle n’avait aucun fondement linguistique. En effet, Eliane Viennot, à l’origine de la pétition, explique dans ses travaux que le latin ne pratique pas ce type d’accord, et qu’aujourd’hui même aucune autre langue romane ne l’applique, à l’exception du français. Cette règle est donc injustifiable sur le plan linguistique; elle se fonde essentiellement sur une conception d’un ordre social délibérément répressif pour les femmes, où « le masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle ». Je ne connaissais pas jusqu’alors l’origine de cette règle, et la découverte de son caractère totalement arbitraire et discriminant m’a vivement choquée.
Avez-vous déjà présenté la règle de proximité à vos élèves ? Quelles ont été les réactions ?
En effet, Eliane Viennot et les autres linguistes qui réfléchissent à cette question d’accord proposent une alternative à la règle classique : l’accord de proximité, comme le pratiquait le latin. Cela donne « les garçons et les filles sont belles », un type d’accord pour lequel on trouve des formes attestées chez de grands auteurs avant le XVIII° siècle. Cependant, dans le cadre de l’école, la question de l’enseignement de la règle est périlleuse : peut-on abandonner de son propre chef la règle de l’accord avec le masculin ? En effet l’enseignant se doit de transmettre l’usage en vigueur officiellement : tous les élèves sont supposés acquérir l’outil linguistique commun. Il paraît donc compliqué de prendre l’initiative individuelle d’enseigner une autre règle au risque de mettre les élèves en difficulté. Néanmoins l’école a aussi le devoir de permettre aux élèves de s’interroger sur les « normes humaines devant gouverner les sociétés démocratiques », comme le disent les programmes de l’Education Morale et Civique. Alors en attendant que cette règle d’accord soit officiellement changée et que nous puissions proposer une autre norme à nos élèves, il me semble qu’il faut en présenter l’histoire en classe, et engager les élèves à un questionnement sur le projet de société auquel elle prédispose. Cela permettra de beaux débats où les élèves s’interrogeront authentiquement sur le modèle de société qu’ils désirent mettre en place en tant que citoyens.
De manière générale, quel regard portez-vous sur le mouvement qui se dessine actuellement en faveur d’une langue non sexiste ?
Il est évident que l’usage de la langue prédispose ses usagers à certains comportements ainsi qu’à certaines visions du monde. L’invisibilisation des femmes dans la société est en quelque sorte inscrite dans notre façon de dire le monde. Aussi, changer cette façon de dire le monde c’est peut-être contribuer à le changer. Toutes les initiatives en faveur d’une langue non sexiste (la langue inclusive, la féminisation des métiers, l’instauration de néologismes dégenrés…) répondent à un réel besoin de changement. Je suis favorable à tous ces changements, même s’ils bouleversent nos habitudes et qu’on a parfois du mal à les mettre en œuvre… La langue est vivante, elle évolue et ne doit pas rester figée dans des usages discriminants, surtout quand ils ont une origine arbitraire comme la règle du « masculin qui l’emporte sur le féminin ».
Patricia Bonnard
Patricia Bonnard enseigne le français au collège Leprince-Ringuet à Genas dans le Rhône.
Pourquoi avez-vous signé pour l’abandon de la règle « Le masculin l’emporte sur le féminin » ?
Je vais être sincère, c’est un « combat » qui m’a longtemps fait sourire. J’avais une cheffe d’établissement qui signait « Madame la Principale » et je trouvais ça un peu inutile, pour tout dire, presque ridicule. Pour moi, il s’agissait d’une affaire de fonction, et non de personne, et cette fonction était neutre. Sauf que ce neutre est aussi un masculin ! Et qu’en y réfléchissant, je me suis rendue compte que dans ma tête, ces fonctions m’apparaissaient plus prestigieuses au masculin qu’au féminin. Ce qui a commencé à faire son chemin.
J’ai pris conscience que tout prenait racine dans l’éducation et que pour ma part, si je n’y avais jamais prêté attention, c’est que je n’y avais jamais été confrontée. J’ai été élevée par des parents qui menaient leur carrière tous les deux, qui n’ont jamais marqué de différence entre mes frères et moi ni jamais instillé aucun cliché sexiste qui soit, et, du coup, cela ne me venait pas à l’esprit qu’on puisse faire une différence. Jamais on ne m’a encouragé à devenir professeure « parce que c’est bien pour une femme » comme me l’a dit un jour une mère d’amie, jamais on ne m’a dit « fais attention, ce n’est pas pour les filles ». D’où ma réaction presque amusée à ce que je pensais être un militantisme presque futile. Au libraire qui me demandait : « Je peux vous présenter comme auteur sans e ? », j’ai répondu en souriant qu’évidemment !
Mais le mouvement qui s’esquisse depuis quelques années en faveur d’une langue non sexiste – et les réactions qu’il suscite surtout – m’ont amenée à revoir ma position. J’ai toujours adoré les questions d’étymologie et de formation des mots et j’ai relu Henriette Walter. Comme elle le dit dans Le français dans tous les sens, « nous avons aujourd’hui la fallacieuse impression que cette orthographe à laquelle personne n’ose plus toucher est fixée depuis très longtemps », or c’est faux bien sûr ! Nous sommes la seule langue qui soit aussi rétive à l’évolution ; elle ajoute d’ailleurs que « dans les langues voisines, les usagers fabriquent des mots à volonté sans que personne y trouve rien à redire (…) le Français au contraire ne considère pas sa langue comme un instrument malléable, mis à sa disposition pour s’exprimer et communiquer. Il la regarde comme une tradition immuable, corsetée dans ses traditions et quasiment intouchable. » Lorsque l’opportunité de signer ce manifeste s’est présentée, je n’ai donc pas hésité.
Avez-vous déjà présenté la règle de proximité à vos élèves ? Quelles ont été les réactions ?
Non, je n’en ai pas encore eu l’occasion, je vais l’aborder au retour des vacances ! Je m’attends à des réactions. Parce qu’il y a une relation assez masochiste avec l’orthographe : on le vit comme une contrainte, mais on est content de s’y plier, d’obéir à cette contrainte voire de l’endurer. Avec la satisfaction de l’avoir surmontée, d’avoir survécu. D’autre part, les élèves étant très conformistes, je sais déjà que j’aurais droit à des « ça se fait pas ! » Et il va falloir leur expliquer que la langue ne doit pas être emprisonnée, sinon elle s’étiole et meurt.
En revanche, j’ai été questionnée sur l’écriture inclusive. C’est d’ailleurs assez amusant de constater combien les élève se font les porte-parole de leurs parents pour la plupart et arrivent avec l’idée que « c’est nul, non ? » Mais quand vous leur faites remarquer que cela se pratique depuis longtemps avec l’utilisation de la parenthèse, ils finissent par réfléchir.
De la même manière, j’aime bien leur signaler qu’une langue est vivante et donner les équivalents québécois ou suisse de certains mots – car eux sont bien plus audacieux que nous -, histoire de montrer que tout n’est pas immuable.
De manière générale, quel regard portez-vous sur le mouvement qui se dessine actuellement en faveur d’une langue non sexiste ?
Je crois que ma position ne fait guère de doute, avec ce que je viens de vous dire ! Il faut bouger, s’ouvrir, faire changer les choses. Comprendre aussi que c’est au XIXème siècle, siècle machiste par excellence, que beaucoup de choses se sont verrouillées. Et qu’il est temps, au XXIème siècle, de les faire sauter, ces verrous. Comme le disait Hugo dans sa Préface de Cromwell, « Les langues sont comme la mer, elles oscillent dans cesse ».
Une langue est vivante parce qu’elle évolue, s’adapte et se fait le reflet de la société. Donc en avant !
Françoise Cahen
Françoise Cahen enseigne le français au lycée Maximilien Perret d´Alfortville dans le Val-de-Marne.
Pourquoi avez-vous signé pour l’abandon de la règle « Le masculin l’emporte sur le féminin » ?
J’ai signé cette pétition en soutien à tous les collègues qui enseignent déjà l’abandon de cette règle. Énoncer à de jeunes enfants un principe tel que « le masculin l’emporte sur le féminin » me semble loin d’être neutre, la langue modèle insidieusement une représentation du monde. Il faut que nous réfléchissions ensemble à notre orthographe et à ce que le français véhicule en termes de clichés sexistes. Eliane Viennot, qui mène cette pétition, n’est pas une extrémiste illuminée, c’est une universitaire spécialiste de ces questions: elle a mis en évidence le fait que ces règles ont été édictées par des hommes qui voulaient dévaloriser sciemment le sexe féminin au profit du sexe masculin, en inscrivant leur vision patriarcale de la société dans le langage.
Avez-vous déjà présenté la règle de proximité à vos élèves ? Quelles ont été les réactions ?
Je suis enseignante en lycée et nous partons des règles telles qu’elles ont été apprises: tous les élèves ont déjà intériorisé le fait que « le masculin l’emporte sur le féminin ». Cela me gênerait de leur conseiller de façon autoritaire de ne pas l’appliquer dans leurs copies d’examen. En revanche, je leur propose de débattre de cette règle, je leur en présente l’origine et les lycéens sont tout à fait conscients de l’aspect sexiste de notre langue. Les alternatives possibles, la règle de majorité ou la règle de proximité leur paraissent plus justes, assez naturellement. Pour ma part, j’ai donc choisi d’aborder la question par un débat en cours : de toute façon un changement de langue, quand il se fait réellement, est progressif, et il a lieu parce que l’ensemble de la société s’en empare et adopte un nouveau raisonnement, mais pas parce que quelqu’un a édicté une règle de façon descendante. Au XVIIème siècle, les grammairiens n’ont fait que traduire l’état d’esprit dominant dans la société d’alors. Celui-ci a changé !
De manière générale, quel regard portez-vous sur le mouvement qui se dessine actuellement en faveur d’une langue non sexiste ?
Le fait qu’il y ait en ce moment de vrais débats de société sur ce thème est un bon signe, même si les détracteurs en sont encore nombreux et parfois virulents, je pense par exemple à l’Académie Française qui parle de « danger mortel » face à l’écriture inclusive, alors même que celle-ci est déjà mise en œuvre par bon nombre d’institutions. Je crois qu’une société qui se pose des questions sur son langage est une société vivante, et c’est même un débat démocratique majeur, car s’il y a bien une chose qui est partagée par tous, c’est le langage. On a tort de dire que la question de la langue française serait secondaire par rapport à la question de l’égalité des salaires ou à celle des agressions sexuelles: cela n’est absolument pas incompatible de réfléchir à toutes ces questions à la fois. Au contraire, c’est cohérent et les différents combats se donnent réciproquement les uns aux autres une vraie force. Je vois une vraie logique dans le fait de penser à la fois à l’insuffisance des textes de femmes dans nos corpus de littérature et dans le fait de remettre en cause les logiques sexistes des accords de notre langue. C’est par des prises de conscience collectives que nous ferons progresser la société sur tous les fronts.
Nathalie Couzon
Nathalie Couzon enseigne le français au secondaire à Québec et est co-fondatrice du Rendez-vous des écoles francophones en réseau (REFER).
Pourquoi avez-vous signé pour l’abandon de la règle « Le masculin l’emporte sur le féminin » ?
Parce que c’est une règle injuste qui, à force de la répéter et de l’appliquer des milliers de fois, influence nos cerveaux et la société. Équité homme/femme? Mon oeil, quand la langue se complait à mettre en valeur l’infériorité des femmes… alors qu’avant la primauté du masculin existait la règle dite « de proximité » qui se pratiquait en grec ancien, en latin, et en français. On accordait l’adjectif avec le nom le plus proche. Pourquoi en avoir décidé autrement? Cette règle du masculin supérieur au féminin est aussi stupide que le fait d’orthographier certains mots sur la base d’une mauvaise connaissance de l’étymologie. On ne citera pas l’exemple du nénufar… Écrire sans faute, c’est se mettre en tête des milliers de cas particuliers qui ne découlent d’aucune règle grammaticale. Les exemples abondent à ce sujet. Aujourd’hui, le ministère de l’Éducation n’impose toujours pas l’apprentissage de la nouvelle orthographe. Les universités enseignent l’orthographe rectifiée dans leurs cours de grammaire du français écrit et dans les cours s’adressant aux futurs enseignants. Quant aux maisons d’édition, elles peuvent décider de l’intégrer ou non dans le matériel pédagogique qu’elles produisent. Beaucoup de personnel (conseillers pédagogiques notamment) insèrent en bas de leur courriel la mention comme quoi ils utilisent l’orthographe rectifiée. Je suis donc pour l’abandon de la règle « Le masculin l’emporte sur le féminin », car elle n’est que le reflet de la société d’une époque, celle des grammairiens des 17-18èmes siècles, d’un temps où les décisions qui concernaient la langue étaient prises par des hommes qui considéraient que le genre masculin avait préséance parce qu’il était plus « noble ».
Avez-vous déjà présenté la règle de proximité à vos élèves ? Quelles ont été les réactions ?
Je n’ai jamais eu l’occasion de présenter cette règle à mes élèves et je ne pense pas que cette pratique soit courante dans les cours de français au Québec, malheureusement. Par contre, j’ai souvent présenté la nouvelle orthographe à mes élèves dans une séquence sur l’évolution de la langue à travers les siècles pour leur montrer que la langue est un organisme vivant. Les élèves réagissaient souvent très mal à l’idée qu’ils étaient autorisés à écrire un ognon plutôt qu’un oignon, mais ils n’avaient jamais d’arguments valables pour soutenir leurs opinions ! De plus, il circulait des légendes scolaires : « on a le droit d’écrire des chevals maintenant, madame. » Euh, non! 😉 Je suppose que, si je leur avais présenté la règle de proximité, il y aurait eu de beaux débats !
De manière générale, quel regard porte-t-on au Québec sur le mouvement qui se dessine actuellement en France en faveur d’une langue non sexiste ?
Au Québec, on féminise beaucoup les métiers et les fonctions : écrivaine, professeure, auteure, etc. Il y a aussi une attention à cette injustice de la langue dans la mesure où on écrit souvent des doublons dans les écrits officiels : par exemple, les Québécois et les Québécoises. On trouve aussi au bas des documents officiels la mention que le « ils » inclut le féminin. Bref, une langue est plus qu’un moyen de communication, c’est aussi une représentation de son monde, de son rapport au monde. Il y a au Québec, à mon avis, une volonté d’égalité plus marquée qu’en France. Comme Française, j’ai toujours senti ici que mes amies québécoises étaient plus féministes que moi. C’est sûrement le fait que la société québécoise est une société matriarcale. Tout est question de culture. Il y a eu les combats pour l’équité salariale, également les accommodements raisonnables qui jouent peut-être culturellement en faveur de ce changement. Mais, il ne faut pas se leurrer, même si les formes féminines sont en progression, il reste encore du chemin à faire et les résistances au changement sont souvent dues aux préjugés.
Grégory Devin
Grégory Devin enseigne le français au collège de Bricquebec dans la Manche.
Pourquoi avez-vous signé pour l’abandon de la règle « Le masculin l’emporte sur le féminin » ?
Parce qu’il s’agit d’une règle inique, élaborée à une époque où il allait de soi, en tout cas aux yeux d’une minorité puissante, que « le masculin l’emportait sur le féminin », précisément. Heureusement les temps changent, et il faut que la langue évolue, comme elle l’a fait souvent, pour refléter ces changements sociétaux.
Avez-vous déjà présenté la règle de proximité à vos élèves ? Quelles ont été les réactions ?
Je l’ai fait en sixième, en expliquant évidemment aux élèves au préalable les raisons de cette démarche. Elles et ils ont été très réceptives et réceptifs. Il n’y a eu aucun étonnement de leur part, mais plutôt une logique d’évidence, comme s’il allait de soi qu’on ne pouvait pas poser a priori la supériorité d’un genre sur l’autre. En grammaire, cette nouvelle façon de voir les choses les a amené.es à être plus attentives et attentifs au sujet, pour indiquer un accord cohérent. Il est même arrivé à plusieurs reprises que ce soit elles et eux qui me rappellent qu’on ne pouvait trancher dans certaines phrases, et qu’il fallait ouvrir à un accord exprimant les deux genres ! D’une façon générale, j’ai été surpris par leur capacité à s’adapter. Sans doute l’effet d’une curiosité et d’une ouverture d’esprit plus grandes que certains adultes…
De manière générale, quel regard portez-vous sur le mouvement qui se dessine actuellement en faveur d’une langue non sexiste ?
Il est important, tout simplement parce que la langue, comme toute pratique symbolique, est aussi un lieu de pouvoir. Il n’est pas innocent d’appliquer certaines règles, et il serait bien naïf de croire qu’elles n’ont pas de conséquence à terme sur la constitution d’une vision du monde… En outre l’écriture inclusive n’est pas l’écriture féministe : elle ne demande pas de tout féminiser à outrance, mais avant tout d’abandonner cette règle injuste de l’accord généralisé au masculin. Il s’agit finalement d’une incitation au bon sens, à l’ouverture, plutôt qu’à une règle exclusive qui génère, comme tant d’autres comportements, de la discrimination. Même s’il est évident que certaines et certains qui ne la pratiqueraient pas ne seraient pas misogynes pour autant ! Comme il n’a jamais été question de réécrire d’anciens textes en écriture inclusive ! En tant que professeur, je ne sanctionnerai pas des élèves qui ne l’appliqueraient pas. Je continuerai à expliquer, en fondant mes explications sur l’ouverture et la logique. Il me semble que la violence des attaques contre l’écriture inclusive, comme souvent, vient d’un besoin d’essentialisation et de simplification (le fameux « c’est comme ça »). Or la langue est malléable et poreuse, et demander simplement à ce qu’elle soit plus ouverte, comme elle l’a déjà été il y a plusieurs siècles, ne constitue pas un « péril mortel » qui entraînerait un énième déclin de la civilisation…
Celia Guerrieri
Célia Guerrieri enseigne le français au lycée Goscinny à Drap dans les Alpes-Maritimes.
Pourquoi avez-vous signé pour l’abandon de la règle « Le masculin l’emporte sur le féminin » ?
Parce que les raisons avancées par Vaugelas sont ouvertement discriminantes envers 51% de la population française dont je fais partie. La loi Gayssot de 1990 ne s’appliquerait donc pas à la grammaire? D’autant plus qu’une règle parfaitement logique existait avant … Une règle choisie pour imposer une vision du monde discriminante n’a pas à être perpétuée quand une alternative tout aussi valide historiquement parlant existe.
Avez-vous déjà présenté la règle de proximité à vos élèves ? Quelles ont été les réactions ?
Je n’ai pas encore présenté la règle explicitement, mais je l’ai déjà utilisée plusieurs fois dans des photocopies distribuées ou dans des textes écrits au tableau. Pour l’instant, ni question, ni réaction. Mes nouveaux élèves ont réagi à mon usage de l’écriture inclusive (« C’est quoi ? »), mais je pense que c’est parce que c’était plus visible ! Au cours de l’année, mes différentes séquences avec mes classes me permettent d’aborder la place des femmes dans la littérature et j’évoquerai la règle quand cela aura naturellement sa place.
De manière générale, quel regard portez-vous sur le mouvement qui se dessine actuellement en faveur d’une langue non sexiste ?
C’est, pour moi, un mouvement qui va de pair avec la revendication d’une place importante pour les autrices dans notre enseignement, mais aussi avec l’apparition d’un féminisme beaucoup plus inclusif et beaucoup plus porté sur la place intellectuelle des femmes que le féminisme à l’époque de ma mère. La langue est un outil de domination (qu’il suffise de regarder le travail des colonisateurs quant à l’imposition du Français dans les pays conquis !). Je ne peux qu’espérer que nous parvenions enfin à une société égale qui a commencé avec la revendication du droit à disposer de nos corps, et qui se poursuit par cette reconnaissance intellectuelle et langagière.
Laïla Methnani
Laïla Methnani enseigne le français au collège Jean Lachenal à Faverges en Haute-Savoie.
Pourquoi avez-vous signé pour l’abandon de la règle « Le masculin l’emporte sur le féminin » ?
J’ai accepté de signer ce manifeste pour deux raisons : d’abord par désir de redimensionner ce qui s’apparente à une hégémonie du masculin sur le féminin et ensuite par réaction contre la disparition de la règle d’accord de proximité.
La décision d’une supériorité du masculin a été justifiée par une forme de noblesse du genre masculin au XVIIème siècle : « Parce que le genre masculin est le plus noble, il prévaut seul contre deux ou plusieurs féminins, quoiqu’ils soient plus proches de leur adjectif.» (Scipion Dupleix, Liberté de la langue françoise, 1651). Cette décision paraît, aujourd’hui, au XXIème siècle, caduque.
Le rétablissement de l’accord selon la proximité devrait permettre de résoudre de nombreuses difficultés ressenties par les élèves tout en répondant aux critiques sur la pratique de l’écriture inclusive. Eliane Viennot propose cet exemple : « les rédacteurs et les rédactrices sont satisfaites » (ou « les rédactrices et les rédacteurs sont satisfaits ») plutôt que « les rédacteurs et les rédactrices sont satisfait•es », ou « satisfait.e.s » ou « satisfait-e-s »… Comme nous le notons, il ne s’agit pas de complexifier la langue par des ajouts multiples dans la phrase de signes diacritiques, mais de réfléchir, avec une sorte de « bon sens », à l’accord. L’élève, et tout un chacun, accorderait l’adjectif qualificatif avec son référent le plus proche. Cette approche de la langue simplifierait les chaînes d’accord et constituerait une évolution positive pour l’apprentissage de la grammaire.
Avez-vous déjà présenté la règle de proximité à vos élèves ? Quelles ont été les réactions ?
J’ai proposé à mes élèves de se pencher sur cette question à travers un petit jeu via l’application Learning apps : « Clémence dit que l’adjectif qualificatif s’accorde toujours avec le nom qui est le plus proche de lui. Qu’en pensez-vous ? Voici quelques phrases pour vous aider à valider ou à invalider son raisonnement. A vous de voter ! »
L’échange verbal, suite au jeu et au dépouillement du vote, a montré que les élèves ont souvent été surpris de n’avoir jamais vraiment réfléchi sur cette question. La règle, proposée aux enseignants pour les élèves, est bien ancrée : « le masculin l’emporte toujours sur le féminin. »
Mes élèves de 6ème en tirent cette conclusion : la langue est machiste. Comme l’explique Nathan P. : » » Si le groupe nominal est composé de deux mots dont un au masculin et un autre au féminin, alors c’est le masculin qui l’emporte. » L’exercice, très intéressant, a aussi permis de contextualiser la langue dans son essence : un patrimoine, un présent et un avenir. La langue est un matériau qui est vivant et qui reflète une société. D’eux-mêmes, de jeunes enfants s’interrogent plutôt sur son figement.
De manière générale, quel regard portez-vous sur le mouvement qui se dessine actuellement en faveur d’une langue non sexiste ?
Tout d’abord, la question de l’écriture inclusive a suscité de vives réactions dans toutes les sphères politiques et académiques jusqu’à y voir l’annonce d’une Novlangue, dans un emprunt au roman 1984 d’Orwell. Il me semble qu’une langue qui rend compte par un signe diacritique de la double qualification du masculin et du féminin ne s’inscrit pas dans l’exercice d’un contrôle ou d’une censure. Il ne s’agit pas d’ajouter le mot « brun » dans nos phrases pour poursuivre la comparaison avec la nouvelle Matin Brun de Pavloff. Il s’agit, en particulier, dans les qualifications liées aux activités et professions humaines, de traduire l’égalité entre homme et femme. Ce travail d’harmonisation associé au recours à l’accord de proximité ne devrait pas aboutir à un surcroît de difficultés pour nos élèves.
Je vois dans cette évolution, non pas une forme de féminisme exacerbée, mais plutôt une volonté de tendre vers une égalité des sexes. Il ne s’agit pas de nier le masculin ou le féminin mais de donner une même échelle de classe au féminin et au masculin. La langue, et c’est là sa spécificité, ne se limite pas à un héritage aussi précieux soit-il mais reflète aussi la société et ses évolutions. La place faite aux femmes a considérablement progressé dans notre société française durant les cinquante dernières années sauf en matière de salaire ou dans la langue. Je continue à trouver « dangereux » de continuer à apprendre à nos jeunes élèves qu’un seul masculin l’emporte sur la somme des féminins. Il y a là une justification qui semble incompatible avec l’énergie que nous mettons dans nos enseignements à enseigner des valeurs de tolérance, d’ouverture et d’égalité.
Cyril Mistrorigo
Cyril Mistrorigo enseigne le français au collège d’Egletons en Corrèze.
Pourquoi avez-vous signé pour l’abandon de la règle « Le masculin l’emporte sur le féminin » ?
J’ai choisi d’abandonner cette règle, car je crois réellement que la langue d’une société est manifeste de sa conception du monde. Il serait bien étrange de croire que cette règle aurait été imposée afin d’aider à la création d’un neutre, sans autre arrière pensée machiste : « Lorsque les deux genres se rencontrent, il faut que le plus noble l’emporte », écrivait Bouhours en 1675 ; « Le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle », argumentait Nicolas Beauzée en 1767. De même, il serait bien absurde de penser de nos jours que cette règle aide à l’égalité femme-homme.
Avez-vous déjà présenté la règle de proximité à vos élèves ? Quelles ont été les réactions ?
La règle de proximité, qui existe déjà depuis longtemps, notamment dans les LCA, a bien évidemment surpris les élèves ; ce qui ne signifie nullement que la règle est ridicule, mais qu’ils sont déjà bien habitués à l’idée que le masculin l’emporte sur le féminin. En revanche, ce qui est beaucoup plus intéressant, c’est cette réaction de la part d’élèves de 6ème : lorsque l’on évoque la victoire du masculin sur le féminin, aussi bien filles que garçons entendent immédiatement la victoire de l’homme sur la femme et remettent en cause la règle. Si des enfants de 10 ans sentent cette injustice, comment imaginer la véhiculer davantage ? La règle de proximité n’est peut-être pas la solution miracle, mais lorsque la femme sera l’égale de l’homme, la langue française le montrera.
De manière générale, quel regard portez-vous sur le mouvement qui se dessine actuellement en faveur d’une langue non sexiste ?
J’ai l’intime conviction que la bonne santé d’une civilisation, culturellement notamment, se manifeste par la place que cette civilisation accorde au rapport entre les femmes et les hommes. On donne souvent en exemple dans le monde de l’éducation, le modèle suédois. Là-bas, autant le père que la mère collaborent à l’éducation de l’enfant et ce grâce à un congé conséquent et de longueur égale. Ce principe n’est pas remis en cause parce qu’il contribue au bien-être de l’enfant. A travers cet exemple, on voit que les fondements du bonheur des générations futures passent par une égalité stricte entre les deux sexes. Bien sûr qu’il existe des différences entre les deux sexes, heureusement, mais il faut suivre l’idée que les femmes et les hommes naissent égaux en droits.
Sarah Pépin-Villar
Sarah Pépin-Villar enseigne le français au collège Jean de Beaumont à Villemomble en Seine-Saint-Denis.
Pourquoi avez-vous signé pour l’abandon de la règle « Le masculin l’emporte sur le féminin » ?
J’ai signé ce manifeste car il se fait l’écho de l’indignation que je me souviens avoir ressenti lorsqu’on m’a enseigné cette règle. Elle était incontestable car c’était une règle d’accord, mais cette phrase résonnait dans mon esprit bien au-delà de la leçon de grammaire.
Dans mes classes, l’énonciation de cette règle ne s’est jamais faite sans que s’exprime aussi l’interrogation, voire la colère, de jeunes filles. Et combien de fois ai-je moi-même répondu : « parce que c’est comme ça… », partageant le désarroi de mes élèves en essayant de minimiser la portée symbolique inégalitaire de cette règle mais sans m’interroger vraiment sur son origine et son utilité ? Or cette règle n’a pas toujours existé et n’est pas nécessaire grammaticalement.
Avez-vous déjà présenté la règle de proximité à vos élèves ? Quelles ont été les réactions ?
Non, je n’ai pas encore eu l’occasion de le faire cette année.
De manière générale, quel regard portez-vous sur le mouvement qui se dessine actuellement en faveur d’une langue non sexiste ?
Je le trouve essentiel, car ce mouvement permet de s’interroger sur notre langue, sur son histoire et son évolution. C’est un sujet qui peut être travaillé en cours de français avec nos élèves.
Marc Plateau
Marc Plateau enseigne le français au lycée Camille Claudel de Digoin en Saône-et-Loire.
Pourquoi avez-vous signé pour l’abandon de la règle « Le masculin l’emporte sur le féminin » ?
J’ai signé le manifeste parce que j’ai enseigné pendant longtemps cette règle avec conviction, mais les arguments d’Elianne Viennot sont convaincants, documentés et exprimés avec une grande clarté.
Avez-vous déjà présenté la règle de proximité à vos élèves ? Quelles ont été les réactions ?
Je n’ai pas encore eu l’occasion de présenter cette règle à mes élèves de lycée. Pourtant j’insiste encore beaucoup sur la correction orthographique. Je suis certain que l’occasion de le faire se présentera !
De manière générale, quel regard portez-vous sur le mouvement qui se dessine actuellement en faveur d’une langue non sexiste ?
Actuellement la société continue de s’interroger à juste raison sur la place des femmes et des hommes. Il me semble qu’il faut admettre que notre langue conserve bien évidemment l’empreinte de ces rôles, des rapports que les femmes et les hommes entretiennent.
Je suis enseignant en lycée, et l’orthographe et le fonctionnement de la langue sont abordés de manière différente qu’au collège ou à l’école primaire. Je trouve que réfléchir avec les élèves à cette évolution, c’est l’occasion de porter un regard à la fois sur la société et sur la langue. Je suis sûr que des points d’orthographe (il m’arrive d’en faire souvent) seront l’occasion de débattre sur ce mouvement et que tous ne seront pas d’accord avec cette évolution. Néanmoins je pense que les échanges seront fructueux, car les adolescents et les jeunes adultes auront une attitude pragmatique et non idéologique qui bloque souvent toute réflexion collective. Je ne suis pas là pour leur dire ce qu’ils doivent penser, mais je leur dirai : observez votre langue, voyez ses qualités, voyez aussi ses défauts, elle n’en est pas exempte, apprenez à la maitriser, faites-la vôtre, considérez qu’elle peut évoluer positivement, le français, c’est quelque chose de vivant !
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Eliane Viennot, « Non, le maculin ne l’emporte pas sur le féminin »