Par Lucie Gillet
Ces 7 et 8 juin, la prestigieuse cité internationale des Congrès n’accueillait pas les folles journées mais une orchestration d’une dimension également grandiose : 1500 scientifiques réunis autour de 21 colloques pluridisciplinaires dans les domaines des sciences et technologies, biologie/santé et sciences humaines et sociales. Comme le magazine de l’Université des Pays de Loire, Têtes Chercheuses, cette initiative vise à rapprocher le monde de la recherche du grand public. En effet au-delà des spécialistes réunis pour la controverse et l’état de la recherche sur leur discipline, des conférences invitent le grand public à échanger avec des chercheurs de renom.
Pour ces conférences « grand public » un thème phare, celui de l’enfant et son éducation. Nous avons pu suivre une partie des travaux de la journée du 07 juin lors du colloque consacré à cette question, ainsi que les temps forts à destination du public. Pour avoir un aperçu sonore de ces journées scientifiques, n’hésitez pas à consulter le site de l’un des partenaires des journées, celui de la radio locale prun’, présent avec son émission « Le labo des savoirs » tout au long de la journée, vous y retrouverez des interviews des principaux conférenciers.
Agnès Florin introduit et maîtrise la bonne tenue des travaux tout au long de la journée, ce sont pas moins de 300 personnes qui sont réunies pour ce colloque spécifique autour du développement du jeune enfant. Tout au long de la journée il nous faudra, comme pour les touts-petits, gérer notre frustration lorsque les conférenciers devront se hâter de terminer leurs présentations afin de vite enchaîner avec la suivante, mais la frustration fait grandir et nos cerveaux bouillonneront de toutes ce stimulations. En toile de fonds, les préoccupations des personnels de la petite enfance, des parents, à l’heure ou le décret sur l’accueil des enfants de moins de 6 ans du gouvernement doit sortir seront inévitablement présentes en filigrane.
L’imagination au pouvoir ?
Paul Harris, de l’Université de Harvard intitule son exposé « Penser à ce qui n’est pas plausible ». En reprenant les principes de Luria et Vigotsky sur les capacités des jeunes enfants à raisonner, Paul Harris nous invite à utiliser l’imaginaire pour asseoir les compétences de raisonnement logique des enfants.
Luria concluait à une série d’expériences menées auprès de paysans ouzbeks n’ayant pas eu d’éducation scolaire au fait que ces paysans ne pouvaient accepter un prémisse si celui-ci dépassait leur expérience. Ils adoptaient alors une attitude empirique du type « je ne peux pas savoir, c’est vous le savant, c’est vous qui savez » quand on leur posait des problèmes du type : « Au Pôle Nord tous les ours sont blancs. Noraya est la capitale du Pôle Nord. De quelle couleur sont les ours là-bas? »
Harris reprend le principe des syllogismes de Luria avec de jeunes enfants de 4 ans non scolarisés et leur demande : « Tous les poissons vivent dans des arbres. Tot est un poisson. Tot vit-il dans l’eau ?»
Si l’on en croit Luria ces enfants feront exclusivement des réponses empiriques du type « Tot vit dans l’eau parce que tous les poissons vivent dans l’eau » se rapportant à leur propre expérience vécue et sensible et non aux données logiques du problèmes.
Or selon les variables de passation de la consigne :
– une intonation neutre,
– une intonation excitée,
– on précise un contexte de conditions fantaisistes,
– on stipule que cette histoire a lieu sur une autre planète
Harris observe que les enfants sont tout à fait capables de produire une réponse logique « Non Tôt ne vit pas dans l’eau puisque vous avez dit que les poissons vivent dans les arbres » avec les variables faisant intervenir un contexte imaginaire.
La capacité qu’a l’enfant de faire semblant et d’imaginer n’est donc pas un symptôme d’immaturité.
Dans un deuxième protocole d’expérience Harris se pose la question de l’influence de l’habitude du fait d’entendre des histoires sur les capacités de raisonnement logique. Il propose à deux groupes d’enfants distincts par leurs âges (premier groupe : 3-4 ans ; deuxième groupe : 5-6 ans) de classer des personnages fictifs ou réels. Le classement s’opère à partir de photos, il s’agira par exemple d’indiquer si la photo représentant Blanche Neige ou celle représentant George Washington peuvent être rangées dans la boîte « personnages réels ». Ces personnages sont connus par les enfants. On se rend compte qu’à 3-4 ans cela est encore difficile pour les enfants mais ils commencent à faire la distinction. Dans un deuxième temps on raconte aux enfants deux types d’histoires avec d’autres personnages (un soldat, des enfants), dans le premier cas il s’agit d’aventures peu plausibles, dans le second elles sont tout à fait plausibles. Les enfants de 3-4 ans classent alors au hasard les histoires, ils ne sont pas en mesure d’utiliser le contexte, les éléments de l’histoire pour classer. Leurs justifications sont vagues et hésitantes. Par contre les enfants de 5-6 ans argumentent en se référant à la plausibilité, aux éléments de réalités qu’ils ont reconnus dans les histoires. Harris conclue qu’entre 4 et 5 ans les enfants commencent à utiliser la plausibilité pour distinguer la fiction de la réalité. Les jeunes enfants utilisent les propositions non plausibles comme des indices leur permettant de décider à quel type de narration ils ont à faire.
Enfin dans un troisième temps, Paul Harris se pose la question des croyances religieuses et de leur interférence avec les compétences logiques des enfants.
Reprenant le principe de l’attitude sceptique de Hume qui déclarait : « Quand quelqu’un me raconte qu’il a vu une personne morte rendue à la vie, je me demande immédiatement si c’est plus probable qu’il ait fait une erreur ou que ce qu’il raconte est vrai. », Harris interroge les conceptions de la mort chez des enfants entre 7 et 11 ans issus d’un milieu catholique. Il leur propose deux histoires au contenu similaire. Pour « La mort et le médecin » il s’agit d’un grand-père qui meurt et d’un enfant à qui le médecin affirme : « ton grand-père est mort » ; pour « La mort et le prêtre », même schéma mais à la fin de l’histoire on annonce au personnage de l’histoire « ta grand-mère est avec Dieu ». Si l’on interroge les enfants sur ce qu’il advient du personnage mort dans l’histoire tant pour ce qui concerne ses aptitudes physiques que mentales avec des questions du type « Est-ce que les yeux du grand-père fonctionnent encore ? » ou encore « la grand-mère peut-elle penser? », Harris remarque qu’alors qu’on raconte aux enfants les deux histoires leurs réponses varient selon le contexte. A un même phénomène (la mort du grand-père ou de la grand-mère) ils prêtent aux personnages des capacités différentes. Dans le contexte où la mort est annoncée par le médecin les enfants admettent plus facilement que les les yeux ou les capacités mentales ne fonctionnent plus, mais cela ne les dérange pas de penser que c’est encore possible dans l’histoire avec le prêtre.
Aussi Paul Harris conclue que les enfants n’acceptent pas les conseils de David Hume, ils croient aux miracles et ne pensent pas que la vie après la mort est un conte de fées.
Ainsi donc « jouer à faire semblant » aide les enfants à démêler le vrai du faux, à repérer les conditions « logiques » pour que des situations soient probables. A méditer pour laisser à nos élèves de vrais temps de jeux libres, des temps dans les coins-jeux « on dirait que tu serais la maman et… ». Leur raconter des histoires ou des contes les incite à classer des situations, à identifier des schémas. Ce sont ces étapes qui sont nécessaires afin que les enfants développent leurs aptitudes au raisonnement argumenté et justifié, n’en faisons pas l’économie. L’imagination des enfants facilite leur raisonnement plutôt qu’elle ne l’entrave.
Théorie(s) de l’esprit ? – Évelyne Thommen
On sait que l’acquisition de la théorie de l’esprit est capitale dans le développement de l’enfant. Grâce à elle il peut comprendre que sa réalité peut être différente de celle des autres, c’est un tournant décisif pour ses futures compétences sociales et c’est un levier pour le conflit socio-cognitif.
Prenant le parti de considérer que l’acquisition de « la » théorie de l’esprit est en réalité un développement qui s’opère dans la durée (et non un stade acquis à un moment précis et déterminé)et qu’il concerne plusieurs axes (des théories de l’esprit ?), Évelyne Thommen compare cette construction progressive entre des sujets « ordinaires » et des enfants atteints d’autisme. Selon elle on ne peut pas baliser un âge donné où l’enfant est pleinement possessif de cette théorie mais il faut lire le développement progressif de cette théorie comme une construction qui s’opère sur toute l’enfance aussi parle-t-elle d’échelle développementale. De fait le jeune enfant est toujours en recherche et en situation d’interpréter les intentions de ses interlocuteurs, il acquiert progressivement « des » théories de l’esprit.
Évelyne Thommen nous décline dans un premier temps les étapes de ce développement et ancre le début de celui-ci aux environs d’un an et demi quand le tout petit enfant est capable de comprendre la finalité des actions d’autrui. Ainsi à 18 mois l’enfant qui observe un adulte les bras chargés de livres va de lui-même aller ouvrir un placard afin que l’adulte puisse ranger. L’enfant a attribué une intention à l’adulte et a anticipé ses besoins.
Parmi les grandes étapes du développement de la théorie de l’esprit, on retrouve l’attribution de fausse croyance. Il s’agit de la situation où l’enfant est confronté à une devinette dans laquelle un personnage n’a pas toutes les données pour trouver un objet, alors que l’enfant lui est omniscient. Il doit pouvoir se décentrer et imaginer ce que va croire le personnage de la situation proposée, alors que lui connait la véritable cachette.
Enfin une autre étape clé est celle de la compréhension du concept d’ignorance. Une expérience où l’on place l’enfant face à une situation où il doit « deviner » où se trouve un objet montre que la compréhension de ce concept est liée à l’acceptation de l’incertitude. Si l’enfant « trouve » où est l’objet (alors que le résultat ne peut être qu’amputable au hasard) à 4 ans l’enfant affirmera qu’il l’a trouvé parce qu’il « savait » où il était. Ces jeunes enfants s’attribuent l’état mental qui correspond au résultat : « si je trouve, je savais ». A 9 ans l’état mental ne dépend plus du tout du résultat et les enfants acceptent d’avoir trouvé par hasard. Quand les enfants comprennent l’inférence ils acceptent l’incertitude. Ils construisent leur connaissance sur la différence entre croire et savoir.
Le développement « typique » correspondrait à une succession de différentes étapes où l’enfant réussit différentes tâches. Or en comparant le développement typique et développement atypique, Évelyne Thommen discute les étapes du processus et observe qu’il est possible d’agir sur celui-ci. S’attachant à une cohorte d’enfants atteints d’autisme, pathologie où l’on constate que le développement des théories de l’esprit est fortement perturbé, en effet les recherches montrent les difficultés chez les autistes à comprendre les états mentaux, les émotions et les intentions d’autrui, Évelyne Thommen tente d’intervenir sur ces domaines déficitaires ( la compréhension des émotions et des états mentaux comme la croyance).
Elle constate que les enfants autistes ont la même échelle développementale que les autres enfants, mais que deux tâches sont inversées, accéder au stade de la fausse croyance leur est particulièrement difficile et intervient plus tard chez eux.
La théorie de l’esprit et la maîtrise du langage sont d’autre part fortement corrélés. Cela apparaît particulièrement dans les tâches de fausses croyances : maîtriser le langage, sa compréhension, permet alors de mieux comprendre les états mentaux des autres, pour agir et parler en conséquent.
En tant qu’enseignants Évelyne Thommen nous incite à faire le lien et à toujours tout expliciter. Avec les enfants autistes encore plus qu’avec d’autres il faut verbaliser, rendre visibles les émotions (ne pas hésiter à surjouer ) afin qu’ils puissent constater celles-ci, sinon elles peuvent tout à fait passer inaperçues à leurs yeux et ils ne les comprendront pas, elles leur demeureront étrangères. Les règles sociales, comme la politesse doivent ainsi être particulièrement travaillées.
Par contre elle remarque également qu’il est possible d’améliorer de façon significative les résultats des enfants autistes face aux différentes tâches. Ceux-ci peuvent progresser, leur théorie de l’esprit se développe.
Ainsi il est possible d’agir sur le développement des théories de l’esprit, et le champs des possibles s’ouvre à nous…
Stratégies familiales et politiques éducatives – Agnès Van Zanten
Agnès Van Zanten remaque que les sociologues se sont jusqu’ici essentiellement centrés sur l’école or il lui apparaît indispensable de s’intéresser aux pratiques éducatives des familles. Elle constate que dans toutes les classes sociales la norme scolaire est très forte, dans toutes les familles il y a la volonté que les enfants aillent à l’école tardivement. Mais selon les différentes classes sociales, les aspirations sont différentes, les familles populaires ont tendances à attribuer des capacités inférieures à leurs enfants. Elles incitent leurs enfants à se diriger vers des projets moins ambitieux.
Quand on pose aux familles la question de l’importance qu’elles accordent à l’autonomie de leurs enfants, chez les familles populaires « l’autonomie » qui est valorisée se positionne d’un point de vue pratique, c’est celle qui consiste à « savoir se débrouiller » ; chez les classes moyennes et supérieures on parle d’autonomie intellectuelle, on cherche à fournir aux enfants les conditions leur permettant d’accéder à des outils pour réfléchir (par exemple une chambre individuelle). Or ce que valorise l’école c’est cette autonomie intellectuelle.
Si l’on observe les techniques éducatives des parents, ceux des classes populaires sont peu interventionnistes, pensant qu’il vaut mieux laisser advenir, que le système fait ce qu’il faut pour leurs enfants et qu’il n’est pas besoin de provoquer quoique ce soit. Chez les classes favorisées, au contraire, on pratique la cooptation culturelle entre enfants, on choisit la fréquentation de certains espaces, de certains jeux. On contrôle son lieu d’habitation en fonction de ce qu’il détermine pour la scolarité des enfants. Au sein des familles on discute, on argumente avec les enfants et ainsi on aide les enfants à construire des compétences langagières que l’école valorise comme acquises.
Bourdieu parlait déjà de l’école indifférente aux différences. Mais aujourd’hui ce simple constat ne suffit plus. Avec l’allongement de la scolarité et l’exigence de contenus de plus en plus denses, l’attente institutionnelle grandit vis-à-vis du « métier de parent ». Les familles sont censées apporter une aide au travail scolaire, or on constate d’énormes différences dans les capacités des parents à aider leurs enfants. Ils peuvent par exemple avoir des difficultés à concevoir les consignes et les malentendus s’instaurent. Pour la question du choix de l’école, les familles populaires respectent la carte scolaire, elles ont pour habitude d’obéir à la règle et pensent que toutes les écoles se valent, enfin changer d’école serait plus couteux (en terme de transports, d’organisation familiale…). Alors qu’on observe chez les familles de classes moyennes et favorisées qu’elles opèrent des choix, peuvent pratiquer le zapping entre public et privé selon leur intérêt, choisissent également leur lieu de résidence en fonction de l’offre scolaire, et donc participent à une sélection basée sur l’argent.
Finalement les familles populaires pensent, ont l’impression de faire ce qu’on attend d’elles, alors qu’en réalité l’école attend une surenchère d’actes et postures implicites.
L’école ne peut pas se contenter d’accueillir en « égaux » des enfants qui n’ont pas le même vécu, donc elle met en place des stratégies compensatoires, par exemple davantage d’aide individualisée (faire ses devoirs à l’école…). Mais comment faire pour que l’aide ne soit pas stigmatisante ?
Agnès Van Zanten remarque que les politiques éducatives sont essentielles et que chaque parent, a individuellement une responsabilité par les choix qu’il opère pour ses propres enfants. Il peut être porté responsable du repli, de la surenchère dans les micro-choix qu’il fait tous jours. Il est sans doute temps de casser ce cercle vicieux pour entrer dans un cercle vertueux.
Le public interroge sur la responsabilité, la diffusion de la recherche. Les travaux des sociologues, que les familles favorisées se sont appropriés, n’ont-ils pas eux-même favorisé cette dynamique que l’on essaie de corriger ? C’est bien pour celle raison qu’Agnès Van Zanten motive sa participation à ce genre de journée, elle préfère diffuser elle-même ses propres travaux afin d’en expliquer tous les tenants et aboutissants. Elle parle de responsabilité éthique du chercheur et conclue en la faveur de ce genre d’initiative où l’on se situe hors du sensationnel.
Sur le café, entretien avec Agnès Zan Zanten : Choisir son école, au cœur des stratégies familiales
http://cafepedagogique.studio-thil.com/lemensuel/leleve/Pages/2009/105_AVanZanten.aspx
Sur le web, consulter toutes les vidéos, audios et photos des différentes éditions des Journées scientifiques de l’Université de Nantes :