« Nous observons, consternés, un système
éducatif détourné de ses fondements
républicains et de ses valeurs et ne pouvons nous taire ».
C’est un groupe d’une quinzaine de hauts fonctionnaires de ce
même ministère (Dasen, inspecteurs
généraux, cadres du ministère) qui nous a
fait parvenir cette tribune. Les mentions de deux rapports
internes non publiés de l’Inspection
générale montre l’origine du texte. Ils
dénoncent une « mise au pas » du ministère qui va des
cadres aux enseignants de terrain astreints à suivre des
guides pédagogiques. Plus que « l’aveuglement scientiste »
de ce dernier, ils démontent les politiques menées
par JM Blanquer depuis 2017. D’abord sur l’enseignement
professionnel, officiellement « réévalué »,
alors que s’applique en fait un véritable hold up sur
l’avenir des jeunes des lycées professionnels à qui
on ferme toute perspective de poursuite d’études.
Même logique pour les autres lycéens, engagés
avec les E3C dans une course perpétuelle à la
performance qui élimine les faibles. La « priorité
au primaire », proclamée par JM Blanquer, est en fait la
« priorité aux maternelles privées »,
favorisées par la loi Blanquer. Ainsi dénoncent-ils
le « double discours permanent » de JM Blanquer « nourrissant une
rhétorique d’une duplicité chronique ». Pour les
auteurs, attachés aux valeurs républicaines de
l’École, la politique menée par JM Blanquer
est profondément réactionnaire. Quelques jours
après la tribune d’un haut fonctionnaire du
ministère de l’Éducation nationale, ce
nouveau texte témoigne du climat insupportable qui
règne rue de Grenelle.
Nous,
enseignants, formateurs, chercheurs, inspecteurs du premier et
second degrés, inspecteurs généraux,
directeurs académiques, cadres de l’administration
centrale, sommes des témoins privilégiées et
informés de la situation actuelle de l’école.
Animer des équipes pédagogiques, diriger les
services départementaux de l’Éducation
nationale, piloter une circonscription, former des enseignants,
enseigner les disciplines au programme, réfléchir
à comment faire en sorte d’assurer au mieux la
réussite de tous les élèves : tel est,
depuis tant de temps pour les uns, moins longtemps pour d’autres,
notre métier. Nous ne nous sentons pas partisans, et avons
toujours été du côté des
réformes quand celles-ci allaient dans le sens de
l’amélioration des apprentissages et de
l’épanouissement des élèves. L’esprit de
chapelle nous est étranger et l’idée d’appartenir
à un quelconque parti ou organisation qui nous aurait
obligés à nous taire en cas de désaccord ne
nous a jamais effleuré. Du reste, certains d’entre nous
sont de « droite » et d’autres « de
gauche » mais notre loyauté aux valeurs de
l’École n’est d’aucun bord, elle est
quotidienne. Et nous nous efforçons, au jour le jour, de
la défendre et de la faire vivre de notre mieux.
Or aujourd’hui, nous ne pouvons plus nous taire.
Au-delà même de la gestion chaotique du Covid 19
dans les écoles, au-delà, dans ce contexte
complexe, des propos du ministre contradictoires, évasifs,
ou immédiatement infirmés par le Premier ministre,
nous considérons que ce serait une faute éthique et
politique. Qu’observons-nous bien plus précisément
que les journalistes, même les plus aguerris,
n’écrivent ?
Nous voyons tout d’abord un immense
mensonge.
En prétendant construire une école de la
Confiance, le ministre et son Cabinet instaure un authentique
climat de défiance. Dans ce climat aux ordres, le Cabinet
ministériel manie contrôles, censures, dans un
management autoritaire, fondé sur la suspicion, la menace,
le verrouillage de toute expression qui ne serait pas
« dans la ligne ». Les recteurs et les Directeurs
académiques convoqués pour une grand messe qui nie
leur marge d’autonomie et d’expertise. Ces procédés
sont inédits, jamais vus à ce niveau dans
l’École de la République ; les cadres que
nous sommes les constatons, et les déplorons, soucieux que
nous demeurons de ne pas confondre loyauté et soumission,
conscience professionnelle et obéissance aveugle.
Les cadres que nous sommes y voient se déployer sans
retenue, un double discours permanent, nourrissant une
rhétorique d’une duplicité chronique : cela passe
par l’affirmation d’une priorité accordée au
primaire, notamment dans la politique dite des fondamentaux et du
dédoublement des classes (GS, CP et CE1), mais dans le
même temps une relégation d’autres mesures parmi les
plus efficaces (comme « plus de maîtres que de
classes) au profit de dispositifs dont aucune étude ne
permet à ce jour de mesurer l’efficacité
réelle sur les apprentissages des élèves. Le
seul juge de paix étant le ressenti du Ministre disant que
tout va mieux là où aucun indicateur fiable ne peut
le confirmer. L’affichage d’un discours sur l’Excellence en voie
professionnelle est brandie alors que dans le même temps
s’opère une dilution de la voie professionnelle publique
sous statut scolaire en vue d’une disparition progressive du
lycée professionnel mis en concurrence avec des organismes
de formation privés et l’apprentissage. En voie
générale des lycées, la réforme du
Bac a montré son impréparation et aussi le fait que
les élèves les mieux dotés socialement
seraient, là encore, les plus à l’aise.
Mise au pas
Ce n’est pas seulement la liberté pédagogique
des enseignants qui est mise à mal, mais aussi la
liberté de pensée d’une Institution toute
entière mise au pas. La liste serait longue, à la
Prévert (mais malheureusement moins
réjouissante) : des enseignants à qui l’on
distribue des « guides », au mépris de leur
expertise, des inspecteurs du premier degré que l’on veut
caporaliser, dont on réduit les missions à des
fonctions de contrôle, des inspecteurs du second
degré sommés de relayer des injonctions
paradoxales, et de nier la réalité des
difficultés de mise en œuvre sur le terrain, une
Inspection générale de plus en plus
technocratisée, réduite au contrôle et
dépossédée de sa fonction d’expertise, des
chercheurs en sciences de l’éducation, en sciences
humaines et sociales que l’on stigmatise, ostracise, voire
excommunie du débat d’idées inhérent
à tout système éducatif dans un État
de droit, des instances d’évaluation que l’on met au pas,
voire que l’on remplace pour que le Ministre ne puisse disposer
que des évaluations abondant dans le sens des
réformes du ministère.
Ce sont encore des fonctionnaires et hauts-fonctionnaires
purement et simplement dépossédés de leurs
dossiers d’expertise au profit de technocrates plus soucieux de
leur intérêt de carrière à court terme
que de la qualité du service rendu compte tenu, au choix,
de leur inexpérience ou de leur incompétence. Ou
d’autres encore qui sans conscience ou par idéologie,
peuvent enfin donner libre cours à leur autoritarisme
spontané.
Les enseignants du premier degré sont quant à
eux renvoyés à un statut de simple
exécutants, suspendus à des préconisations
d’une neuroscience devenue toute puissante et intolérante
aux autres sciences de l’éducation. Des inspecteurs
territoriaux deviennent contraints de surveiller et
obligés de se faire, eux-mêmes et à leur
corps défendant, des exécutants aux ordres,
malgré leur ressentiment, malgré parfois leur honte
(une phrase revient souvent dans toutes les académies,
à presque tous les postes sans que le Cabinet n’en ait
cure : « jusqu’où pourrons-nous nous regarder dans
la glace le matin ? » ; « nous avons l’impression de
nous renier nous-mêmes », etc.). Les agents publics
sont amenés à faire passer les réformes
venues d’en haut, au mépris même de leur autonomie
et de leur conceptions éducatives.
Scientisme
Nous, cadres, observons également un aveuglement
scientiste : le Ministre, dès son arrivée rue de
Grenelle, a voulu donner une caution scientifique colorée
de modernité à ce qui ne relève que de
mesures idéologiques marquées dans les faits du
sceau d’une pensée conservatrice et
néolibérale sommaire. L’installation, sous la
houlette directe du ministère et au détriment
d’instances existantes d’évaluation du système
scolaire, du Conseil Scientifique de l’Éducation
nationale en témoigne. Ici, ne règne qu’une vision
de la recherche cognitive, sans la didactique, sans les sciences
de l’éducation, ni la sociologie de l’école.
« Tout se joue dans le cerveau » dit le ministre.
Vive l’imagerie du cerveau. À bas les 100 ans de
recherches pluridisciplinaires sur l’école ! La
communication ministérielle est formelle, en laissant
croire que la simple « remédiation »
technique, fondée sur des procédures et des
protocoles, sur du « pilotage par les preuves » suite
à des tests de positionnement pourra vaincre la
difficulté scolaire. Les neurosciences (et encore, une
école particulière) sont érigées au
rang de nouvelle doctrine pédagogique au détriment
du savoir-faire des enseignants et des personnels d’encadrement
de terrain ; elles se substituent ainsi à la
compréhension des enjeux culturels, sociaux et cognitifs
des apprentissages scolaires. Le numérique
éducatif, alpha et oméga de la pensée
pédagogique actuelle, sert de cheval de Troie pour
infiltrer les pratiques pédagogiques et offrir
l’échec scolaire en marché aux éditeurs
numériques et opérateurs privés. Les
annonces récentes du Ministre au moment du
déconfinement sur l’importance future de l’enseignement
à distance vont bien dans ce sens. L’invasion des soft
skills issues de l’idéologie
néolibérale, reprenant les théories
béhavioristes les plus éculées, contaminent
le champ éducatif comme nouveau modèle de
compétences centré sur l’individu au
détriment des valeurs du collectif. Un détournement
des thématiques de la personnalisation, de
l’individualisation vient achever le travail en faisant porter
sur les individus et non plus sur le collectif et les choix
politiques la réussite des personnes ou de leur propre
échec dans le système.
Un projet réactionnaire
Nous contemplons aussi, atterrés au quotidien, des
mesures dites « pour la justice sociale » qui ne font
qu’augmenter les inégalités sociales devant
l’école.
En voie générale, sous le
prétexte de l’exigence et du rehaussement du niveau, le
ministre rétablit une culture élitiste qui trie,
hiérarchise et sélectionne les
élèves, mettant en place la compétition de
tous et l’élimination des plus faibles au fur et à
mesure du cursus scolaire. La réforme du Bac soumet les
familles à une carte des enseignements de
spécialités créant des
inégalités territoriales de fait. Les E3C
soumettent à une pression certificative permanente les
élèves et leurs enseignants;
dénoncées par les Chefs d’établissement et
par une note interne de l’Inspection générale,
perturbées dans plusieurs établissements,
générant anxiété des
élèves, pression permanente de tous et
difficultés de mise en œuvre, ces épreuves ne
servent que des logiques évaluatives au détriment
des logiques de formation.
En voie professionnelle, alors qu’une large
part du projet de démocratisation de l’École
a reposé sur l’accès de ces élèves
à l’enseignement supérieur, les bacheliers
professionnels ont été
dépossédés à bas bruit des
disciplines de l’enseignement général par une
baisse drastique des horaires, ce qui leur interdit
désormais tout projet de poursuites d’études. Cette
saignée horaire des disciplines générales en
lycée professionnel, dénoncée par les
enseignants comme on crie dans le désert, attente aussi
à un enseignement émancipateur, levier majeur de
l’intégration des élèves issus des milieux
populaires. Cette politique consiste, de fait, à
séparer les LP du paysage scolaire français en les
arrimant au monde de l’entreprise et à une vision
surannée et irréelle de l’apprentissage.
Dans le primaire et au collège, la
liste est longue encore des entorses à notre Pacte
républicain autour de l’École : une
priorisation accordée à la maternelle privée
(avec l’obligation scolaire à 3 ans) quand les maternelles
publiques manquent de moyens ; une instrumentalisation de la
thématique de l’échec scolaire pour rogner sur les
moyens attribués à l’Éducation
prioritaire (dont le nom même s’efface du portail internet
du ministère) ; l’abandon de la dimension
pédagogique de l’Éducation Prioritaire se
faisant, au profit du thème, politiquement fort, de la
ruralité. Nous dénonçons, en tant qu’acteurs
de terrain et pilotes de ces réseaux, le
détricotage progressif de cette politique œuvrant
depuis des années à comprendre et à agir sur
les difficultés des élèves les plus
éloignés de l’École.
Éducation à la citoyenneté et
laïcité dévoyés
Et pour aggraver encore le constat, le Ministre a choisi une
mise en scène d’un traitement « sage »
de la question de la laïcité scolaire tout en
nommant un Conseil des Sages composé de membres dont
certains sont très nerveux sur ces questions sensibles,
contribuant ainsi à une irresponsable hystérisation
du débat médiatique sur l’islam. Ce principe de
laïcité scolaire, auquel nous tenons tant, se dit
parfois au mépris de la loi, par le Ministre
lui-même. À ce titre, l’instrumentalisation de la
laïcité à des fins politiques, est
heureusement contrôlée par les acteurs de terrain
que nous sommes et… le Premier ministre lui-même au sujet
des mamans accompagnatrices. Une instrumentalisation qui
s’étend aussi aux questions liées aux banlieues, et
au mépris des travaux existants. Mais il est vrai qu’il
s’agit souvent de travaux sociologiques que le ministre renvoie,
d’une formule de slogan, à des bourdieuseries sans
intérêt et fausses.
Pourtant, le Ministre se voulait offensif sur la question de
la citoyenneté : n’a-t-il pas annoncé un ajout au
tryptique républicain : Liberté,
égalité, fraternité et Respecter autrui ? Il
s’agit là encore de l’énonciation d’une formule
(« respecter autrui ») dont, nous, acteurs de terrain
situés à tous les échelons de l’Institution,
pouvons certifier du fait qu’aucune action ne vient appuyer cette
intention, réduite à une formule d’affichage
réservée à la communication
médiatique ministérielle. Le Conseil
Supérieur des Programmes a consciencieusement vidé
de sa substance pédagogique l’enseignement moral et
civique (EMC) par un ajustement de ces programmes deux ans
à peine après sa mise en place. Verrouillage,
contrôle et reprise en main sont là aussi à
l’ordre du jour. De même, rien ne vient favoriser les
formations d’enseignants sur ce « respecter autrui »
dont l’exemple le plus net est la formation statutaire des
enseignants du premier degré qui, cantonnés aux
« fondamentaux » que seraient le français et
les mathématiques, évacue tous les domaines de la
culture (tant scientifique, humaniste, artistique, historique que
géographique). La formation statutaire des cadres suit le
même chemin dans un Institut (l’IH2EF) dévolu
désormais uniquement à la passation des consignes
ministérielles. Le ministère ferait bien d’initier
dans ses logiques quotidiennes ce « respecter
autrui » si absent de ses propres fonctionnements, comme un
rapport de l’Inspection générale vient de le
pointer, notamment au sujet de l’organisation interne de la rue
de Grenelle et de la Dgesco en particulier.
Nous, cadres de l’Éducation nationale, confondus
par la situation faite à l’École de la
République, ne pouvons nous résoudre à cet
état de fait et prenons la responsabilité
d’écrire ici pour, qu’au moins, nous puissions nous
regarder en face et nous dire que nous avons prévenu du
tournant qu’avait pris l’École. Car au-delà
de telle ou telle mesure, c’est bien la philosophie d’ensemble
qui vient heurter nos valeurs. La culture ministérielle
actuelle est éloignée, de fait, de la culture
professionnelle enseignante et de terrain. Le Ministre entend
aujourd’hui piloter de façon autoritaire des
réformes sans construire l’adhésion des enseignants
et sans prendre en compte l’expertise des personnels
d’encadrement. Symptomatiquement, la loi « pour
l’école de la confiance » couvre de facto une
politique de la défiance inédite à
l’égard du pédagogique. Le plus grave est
là. Nous observons, consternés, un système
éducatif détourné de ses fondements
républicains et de ses valeurs et ne pouvons nous taire.
Le terrifiant verrouillage en cours du débat
démocratique sur les enjeux et les finalités d’une
École pour tous ne se fera pas avec notre contribution car
nous ne voulons pas, nous, enseignants, formateurs, chercheurs,
inspecteurs du premier et second degrés, inspecteurs
généraux, directeurs académiques, cadres de
l’administration centrale, trahir l’École de la
République et ses idéaux.
Groupe Grenelle
La tribune de Maurice
Danicourt
Faillite des relations humaines au
ministère
Le directeur de cabinet
siège à l’Ifrap