« Si on ne peut que saluer le souci du Ministère, de contribuer ainsi à protéger la santé des enfants, comme de sa volonté de voir les activités d’enseignement reprendre dans le cadre scolaire, le contenu et la conception de ce guide posent pourtant question à plusieurs titres ». Le groupe ApprES (apprentissages et espaces) estime que le protocole impose » un modèle ancien de l’enseignement et des apprentissages… Bien sûr, on ne peut pas reprocher à un document sanitaire sa très faible inventivité – pour ne pas dire sa propension au stéréotype daté – en matière de pédagogie. Mais précisément, le problème ne vient-il pas de la façon dont ce protocole a été construit ? » Pour le groupe, le protocole sera forcément interprété sur le terrain. » Le Ministère de l’Education nationale a sans doute manqué l’occasion d’un dialogue initial et d’un appui sur le professionnalisme de ses agents ».
Après l’annonce par Emmanuel Macron de la réouverture progressive des écoles, des collèges et des lycées, avec « des règles particulières », à partir du 11 mai, le Ministère de l’Education nationale a dû préciser quelles seraient les conditions d’une telle réouverture. A cet effet, il a publié un Protocole sanitaire. Guide relatif à la réouverture et au fonctionnement des écoles maternelles et élémentaires qui entend préciser « les modalités pratiques de réouverture et de fonctionnement des écoles maternelles et élémentaires après la période de confinement dans le respect des prescriptions émises par les autorités sanitaires ».
Rappelons que par leur densité élevée, par leur organisation spatiale et leur fonctionnement synchronisé, les écoles et les établissements scolaires constituent des espaces à fort risque de diffusion de virus (1) . Il est donc logique que la majorité des principes fondamentaux énoncés dans le guide visent à réduire le risque en jouant sur la dimension spatiale des dispositifs scolaires et de leurs usages.
Si on ne peut que saluer le souci du Ministère, de contribuer ainsi à protéger la santé des enfants, comme de sa volonté de voir les activités d’enseignement reprendre dans le cadre scolaire, le contenu et la conception de ce guide posent pourtant question à plusieurs titres. Car, en jouant à partir de la question sanitaire sur cette dimension spatiale, et ce d’une certaine façon, d’autres enjeux propres à l’école (apprendre, vivre ensemble, grandir) se trouvent ainsi engagés mais aussi occultés, passés sous silence.
Une gestion du risque par l’arraisonnement des corps
Les trois premiers « fondamentaux » de ce protocole sanitaire traitent la question de la distance entre les personnes. C’est en cela qu’ils sont spatiaux, qu’il s’agisse du « maintien de la distanciation physique », de « l’application des gestes barrière » et de la « limitation du brassage des élèves » (page 4 du guide).
Mais il n’est pas tant question d’élèves que de corps, de corps physiques, dont on veut régler les distances relatives, qu’on veut immobiliser et dont on veut réguler les flux pour éviter qu’ils ne se touchent. Voici donc les élèves ramenés à des positions, des intervalles, des pions sur un plan (on raisonne en deux dimensions dans le protocole sanitaire).
Pourtant, ces corps, d’ordinaire, participent de l’apprendre, par la parole, par les expressions, par les sens, par les postures, etc. Alors que devient ce restant, ce vivant qui est l’essentiel, mais qui est tu ? Pourtant, ces corps, d’ordinaire, grandissent, s’épanouissent ; ils bougent aussi plus ou moins vivement. Alors, est-ce qu’on peut arraisonner de la même façon les corps de tous âges, de tous tempéraments ? Pourtant, ces corps, d’ordinaire, sont si différents, toujours singuliers. Sont-ils devenus standards au point qu’une règle universelle permette de gérer les problèmes qu’ils semblent être devenus ?
Ce qui doit être souligné, c’est combien cette vision hygiéniste est déconnectée de l’enseignement et des apprentissages scolaires. Pour savoir de quoi il retourne dans ce domaine, c’est la circulaire du 4 mai 2020, intitulée Réouverture des écoles et des établissements scolaires. Conditions de poursuite des apprentissage (2)s qu’il faut consulter. Preuve du découplage du cadrage technique et du cadrage pédagogique. Mais en réalité, le protocole sanitaire véhicule déjà un modèle implicite fort classique : le corps dissocié de l’esprit.
Un modèle ancien de l’enseignement et des apprentissages
Dans ce protocole, l’organisation spatiale de la salle de classe est une affaire de table (d’élèves) et de bureau (du ou des professeurs) à séparer. Nulle part, il n’est question de coins, de meubles autres que ceux-là, d’objets qui permettraient de constituer autrement qu’en les quadrillant (au moyen d’élèves) ces espaces de classe. Nulle part, il n’est question d’apprendre autrement qu’assis à une chaise (on suppose que s’il y a des tables, il y a aussi des chaises…). Nulle part, il n’est question… du dehors (3) , plus vaste souvent que les intérieurs, et donc propice à un abaissement des densités comme à une aération sur laquelle insiste fortement le protocole.
Les rares mentions d’une scène d’enseignement renvoient à la plus classique des scènes que l’on puisse imaginer : le professeur parle devant les élèves, les élèves travaillent seuls, séparément (séparés) dans une relation duelle avec le professeur. Il est ainsi question au détour des fiches thématiques de « privilégier les lectures par l’enseignant pour limiter les manipulations des livres », de « privilégier des démonstrations par l’enseignant ou à l’aide de vidéos », d’« organiser des activités individuelles pour éviter les échanges de matériel ». Pas de collectif, pas de coopération… pourtant mise en avant dans les textes officiels de l’Education nationale. Les « activités » sont pour le hors-classe : « Le lavage des mains peut se matérialiser par des activités (chanson, création graphique, vidéo explicative) »…
Bien sûr, on ne peut pas reprocher à un document sanitaire sa très faible inventivité – pour ne pas dire sa propension au stéréotype daté – en matière de pédagogie. Mais précisément, le problème ne vient-il pas de la façon dont ce protocole a été construit ?
Une conception hygiéniste qui ne s’appuie pas sur le professionnalisme des personnels
Car qui est l’auteur de ce texte ? En bas de page, la mention « Document réalisé par le Ministère de l’éducation nationale et de la jeunesse avec le concours de Bureau Veritas Exploitation le 29 avril 2020 » laisse penser à une collaboration entre Bureau Veritas, entreprise spécialisée dans la certification, « leader en matière de Qualité, Hygiène, Sécurité et Environnement » (Site web de Bureau Veritas) et le Ministère.
Si Bureau Veritas a établi l’essentiel du protocole, on ne peut être étonné que surgisse cette antique figure d’un enseignement donné face à des corps disciplinés par le quadrillage même qu’ils forment dans l’espace des classes… Mais on peut l’être de ce que le Ministère n’a pas cherché ou pas pu infléchir cette vision guère concordante avec la très grande majorité des pratiques enseignantes.
Si le Ministère est l’auteur principal de ce protocole, on peut se demander pourquoi ce document destiné entre autres à la « communauté éducative » prend si peu en compte les pratiques effectives du vivre ensemble pour construire un enseignement et une école vivables, à échelle humaine, dans les semaines qui viennent.
Certainement, toutes les professions concernées par la réouverture des écoles vont avoir et ont déjà commencé à construire des solutions… qui les amèneront à franchir certaines limites fixées dans ce protocole. Certainement des formations professionnelles seront et sont déjà mises en place… qui ne se réduiront pas à une formation technique à l’apprentissage du protocole sanitaire. Car il faudra bien et il faut déjà « réinventer des gestes professionnels », ainsi que l’affirme l’inspectrice de l’Education nationale Jocelyne Manzoni (4) .
Le Ministère de l’Education nationale a sans doute manqué l’occasion d’un dialogue initial et d’un appui sur le professionnalisme de ses agents (enseignant.e.s, conseiller.e.s pédagogiques, etc.), des agents territoriaux et d’autres intervenants habituels, sur leurs savoir-faire avec les espaces des classes, des écoles… et du dehors. Il a d’ailleurs aussi manqué l’occasion d’un dialogue avec les chercheur.e.s qui travaillent sur ces questions. Ce qui aurait été vraiment la marque d’une école de la confiance.
Groupe ApprES (apprentissages et espaces), laboratoires EMA, CIRNEF, ESO et ICARE
Notes :
1 Pascal Clerc « 2 à 3 m2 par élève : est-ce bien raisonnable de rouvrir les écoles ? »
Libération, 15 avril 2020 à 17h04
2 https://www.education.gouv.fr/bo/20/Hebdo19/MENE2011220C.htm
3 Moïna Fauchier-Delavigne et Matthieu Chéreau : Coronavirus « Et si nous faisions la classe dehors ». Le Monde, 28 avril 2020
4 Dans un entretien à AEF info jeudi 7 mai 2020