Ça y est, on l’a bien entendu : il faut être pragmatique et progressif. Cela signifie que tout le battage autour de la date du 11 est une mauvaise interprétation. Les médias, à la recherche de réponse en tout ou rien, ont tellement mis en avant cette date qu’elle est devenue porteuse de symbole de « libération » alors qu’elle n’est simplement qu’une étape pour essayer de s’adapter au monde réel. Sommes-nous en train de basculer dans « le monde d’après ». Non surtout si celui-ci est comme « le monde d’avant », nous l’avons peut-être espéré, imaginé, cru… Non surtout si l’on regarde de près ce qui est en train de se mettre en place : s’adapter d’abord à « un monde devenu dangereux ». Il l’était déjà, diront certain, il le reste, diront d’autres. Le fait est que parmi toutes les crises sanitaires vécues dans le passé, c’est la première dans laquelle le contexte de vie est globalement investi par ce « fait social total » qu’est la généralisation des moyens et dispositifs numériques.
C’est donc la première qui va interroger la pertinence de ce numérique dans un contexte de crise de société, d’éducation, d’enseignement. A partir du lundi 11 mai, les règles du jeu initiées le 14 mars et élargies le 17 mars, vont changer petit à petit. Au moins pendant ces 8 semaines nous avions un cadre commun à tous et une certaine stabilité du confinement, aussi insupportable soit-il pour certains. Désormais, le symbole de la réouverture des écoles est au centre des réflexions, des débats, des échanges. Les chercheurs multiplient les publications. Oui, tous les enseignants, les parents, les élèves les personnels de direction et d’encadrement s’interrogent. Et c’est d’abord pour eux-mêmes qu’ils s’interrogent légitimement : comment faire face à cet « ennemi » invisible et dangereux ? Le masque semble être devenu l’emblème symbolique de la « visibilité » du danger : au moins on le voit ce masque, il symbolise le danger de contamination, quelle que soit son efficacité réelle… Alors chacun essaie, à l’instar du protocole sanitaire du ministère de mettre en place ce qu’il faut pour diminuer le danger pour le transformer en prise de risque « supportable ».
Redisons-le, pour tous ceux qui le peuvent, l’enseignement à distance va continuer, le numérique va encore être au centre de nos pratiques pour la grande majorité d’entre nous. Le Conseil Scientifique de l’Education Nationale a publié des recommandations… pour les temps qui viennent. On ne sait ce qui va en être fait, tant celui-ci semble déconnecté de nombreuses réalités de terrain. Il faut revenir ici encore sur des questions (parfois déjà évoquées) qui vont se poser différemment dès lors que les règles de confinement vont commencer à s’assouplir.
1 – La question des inégalités, des décrocheurs et de la garderie
On peut l’entendre et le lire un peu partout, la question des inégalités a été considérée comme importante de même que celle des décrocheurs. Le retour en classe, traditionnel, espère ramener ces enfants en difficulté et soumis à des conditions de vie difficile. Certains maires entendent d’ailleurs hiérarchiser les retours à l’école sur cette base. Il va cependant falloir, différemment selon les niveaux de classe, continuer à fonctionner comme pendant le confinement, c’est à dire à distance avec ou sans numérique. Non l’école ne servira pas à garder des enfants afin de permettre à l’économie de reprendre. L’école pourrait avoir alors son rôle le plus noble en direction des plus démunis d’abord et de tous ensuite. Cependant si dans une classe des enfants sont en présence et d’autres à distance, il faudra essayer de faire du lien avec tous. C’est un enjeu de vivre ensemble, mais plus localement de vie sociale, d’amitié, de respect.
2 – Ce n’est pas fini, ça ne le sera peut-être jamais
On le pressent : nous allons apprendre à vivre différemment de manière durable. En effet, derrière la question actuelle du Covid19 se profilent d’autres crises plus ou moins similaires qui vont disloquer en partie le tissu social. L’un des enjeux majeurs va être d’essayer de faire en sorte que les moyens numériques soient mis réellement au service d’une reconstruction sociale qui repose sur des transformations essentielles de la société. Comment aurait-on vécu cette crise avant Internet, avant les réseaux, avant l’informatique ? Rappelons-nous ici la vie des enfants de la moitié nord de la France à partir de mai 40 et jusqu’à fin 1944… Si les plus favorisés ont pu « continuer à vivre », (des parents écoutaient la radio) beaucoup se sont retrouvés en grande difficulté, sans école, sans lien autres que ceux de la proximité géographique. Loin des querelles sur la pertinence ou non du numérique, il est là qu’on le veuille ou non, il faut dès à présent penser sa juste place afin qu’il facilite la vie de tous. Penser comme avant le Covid19 serait reproduire un système dont on sait qu’aujourd’hui il est dépassé. Et dire qu’il aura fallu un virus invisible pour y arriver…
3 – L’école ne devrait pas être obligatoire !
Fort des principes de la république, la scolarité obligatoire a été rappelée. Mais scolarité n’est pas scolarisation, il faut encore le rappeler. Les principes évoqués par le ministre de l’éducation s’inscrivent dans une vision républicaine qui est finalement assez bien acceptée. Mais comme tout principe, il se heurte à la réalité. Freud aurait dit, principe de rêve, versus principe de réalité. Les annonces multiples et variées de dates de réouverture des écoles ont été rapidement assouplies en lien avec un protocole sanitaire, puis par l’accord des collectivités (qui sont en charge des locaux…). Bref ce retour s’annonce d’abord dans le cadre de l’enseignement à distance prolongé. En voulant imposer aux décrocheurs de venir à l’école, surtout les enfants du primaire, l’Etat est dans sa mission, si tant est que les relais locaux puissent l’accompagner. Alors que le devoir de signalisation aux autorités de l’absence d’enfants à l’école est encore en vigueur, comment le faire respecter dans les mois prochains. Il faut réorganiser le cadre pour prendre en compte l’impossibilité pour les personnels de mettre en application la loi de scolarité obligatoire. Le numérique (une autre application de traçage) serait-elle à nouveau dans l’air ?
4 – Les enseignants et l’institution ont découvert qu’ils pouvaient aussi faire du télétravail
La caractéristique principale de la forme scolaire vient d’éclater dans ses trois dimensions : lieu, action, temps. Et pourtant ça peut marcher, ou plutôt ça a partiellement marché. Les enseignants, habitués qu’ils sont à travailler à la maison, en amont de leur temps en classe, ont découvert et confirmé la possibilité, pour une partie d’entre eux, de télétravailler, même pour cette partie de leur activité qui est en présence. Certes, comme l’exprime Philippe Meirieu, il faut conserver la dimension collective du face à face dans la classe, car il est structurant. On pourrait d’ailleurs évoquer la pédagogie institutionnelle à ce sujet. En tout cas, sans en faire une règle constante, mais en promouvant une certaine idée de l’hybridation, acceptons que l’enseignant et les élèves ne soient pas « exclusivement » en face à face physique pour enseigner/apprendre. En tout cas, souhaitons aussi que le statut des enseignants intègre désormais cette dimension de télétravail et d’hybridation, comme petit à petit le monde de la formation continue est en train de le faire.
5 – Nous avons des structures (encore à développer) mais pas de culture (difficulté à penser une philosophie de l’environnement numérique en éducation)
Finalement les moyens numériques se sont imposés dans l’espace scolaire, dès lors qu’il est sorti de l’établissement. Paradoxe intéressant quand on sait qu’il y a cinquante ans qu’on s’interroge pour introduire l’informatique puis le numérique (sa traduction socialisée, rappelons-le) dans la globalité du fonctionnement de l’institution scolaire. Petit à petit les structures se sont mises en place : équipement, réseau, maintenance, etc… Certes il y a encore du travail. Et pourtant, c’est dans les pratiques pédagogiques que cela a été et reste le plus difficile. Il faut dire que la nécessité d’une maîtrise technique minimale a été tiraillée entre les savoirs de l’informatique et les savoirs de sa « clinique » les pratiques quotidiennes. Mais on a oublié que dans la clinique de l’activité il y a une forte dimension culturelle et il a fallu le confinement pour en prendre conscience. C’est sur ce plan qu’il va falloir transformer l’essai si l’on veut que les pratiques pédagogiques prennent en compte un fait social.
6 – Le lien famille école au cœur du numérique, pendant et après le confinement strict
Avec le rapport Proxima de 2002, le pouvoir politique avait (enfin) ouvert son regard sur le lien famille école. Même si, dans les années qui ont suivi, le cadre de cette relation a été contenu de manière à ce que les familles n’aillent pas trop voir dans l’école. Avec le cahier de texte numérique et la généralisation des ENT il y a eu quelques ouvertures, mais plutôt du style « consumériste » : les notes, les absences, les sanctions, l’orientation… La fin d’un confinement stricte ne remet pas pour autant toute l’école en phase traditionnelle. Au contraire, cette situation qui, exceptionnellement, avait renvoyé à l’espace familial le lieu de scolarité, va se trouver prolongée pour la quasi-totalité des élèves au-delà du 11 mai. Il va donc falloir construire une nouvelle relation basée véritablement sur une « continuité éducative » qui va encore davantage impliquer les familles. Encore faut-il les y aider et leur proposer, ce que l’on trouve ici ou là en ligne, des possibilités d’agir en lien avec les enseignants.
7 – Repenser l’espace-temps de l’apprendre : un large consensus ?
L’un des avantages du protocole sanitaire proposé est d’imposer de repenser l’espace-temps de l’apprendre. Si les solutions ne font pas éclater les possibilités de rencontre d’échange et de partage physiques, elles vont devoir s’adapter. Non la salle de classe ne peut plus être l’unique espace réglementé de le l’apprendre/enseigner. Ce large consensus va donc, et nous l’avons déjà signalé, devoir s’appuyer sur des pratiques existantes comme la classe inversée, les pédagogies de projets individuels et collaboratifs, les travaux en autonomie accompagnée. Mais pour ce faire il faudra repenser l’architecture scolaire et l’organisation des gens qui l’utilisent.
8 – Et si la pandémie s’était produite au début des années 1980, que ce serait-il passé ?
Imaginons un instant que la pandémie se soit produite avant la généralisation des outils numériques (dans les pays équipés). Un enseignement à distance désynchronisé aurait-il pu se mettre en place ? Pour qui se rappellent le CNED de l’époque, on imagine le désert… auquel il aurait fallu faire face. Les enfants, les jeunes auraient surement été à l’abandon. Mes élèves de CAP Hôtellerie ou Bac Pro Bureautique auraient été à l’abandon, soit dans des entreprises, soit chez eux, sans aucune possibilité de poursuivre leur scolarité. Certes les photocopieurs auraient tourné à plein régime, la Poste mise à contribution et surtout la télévision scolaire aurait tenté de reprendre la main. Il est intéressant de tenter cette modélisation et de la comparer à ce qui se passe aujourd’hui. Cela permettra de dégager les forces et les faiblesses de ce que nous sommes en train de vivre.
9 – Nation Apprenante une fausse affaire de labellisation, une vraie affaire de positionnement politique et commercial
Bizarrement le logo Nation Apprenante, dont le sens n’est pas immédiatement compréhensible est porté par le gouvernement et le président (il y fait allusion le 5 mai à la télévision). Certains ont cru à une labellisation, d’autres s’en sont emparés pour en faire un argument commercial, d’autres enfin ont ignoré ce logo, d’autant plus qu’il a été enrichi par l’expression « vacances apprenantes ». Les communicants se sont bien amusés : il faut que ça cause. Mais dans le fond cela n’apporte rien aux acteurs de la vie quotidienne. Cela permet simplement au pouvoir de rassembler sous son aile des opérateurs qui lui sont suffisamment fidèles et qui vont donc participer de cette politique. Le seul problème est que de nombreux exemples nous montrent que les enseignants se sont « débrouillés ». Ce sont eux les petits débrouillards que nous préférons appeler les « petits braconneurs ». D’ailleurs les politiques ne s’y trompent pas : il faut dire du bien, les flatter, les remercier (il y a certains enseignants qui sont demandeurs).
10 – Le livre n’est-il pas aussi inégalitaire que le numérique ?
Mais revenons aux temps antérieurs à l’informatique et à Internet. Puisque l’on a parlé des inégalités avec le numérique, il aurait été bon de rappeler les inégalités provoquées par le rapport à l’écrit et à la lecture. Oui, le rêve de Condorcet a été tué dans l’œuf et dès le débit du XIXè siècle par Napoléon lui-même puis par Guizot et successeurs. Le livre est contrôlable (Condorcet l’avait bien compris), mais il ne s’imaginait pas la trahison des dominants : ils ont contenu l’accès aux savoirs et à l’information de manière à ce que la population reste « sage et obéissante ». Du coup le livre est devenu avec l’accès à l’écrit, un instrument de domination. On ne peut que saluer l’idée d’améliorer l’accès à la lecture et l’écriture dès la petite enfance pour tous. Mais c’est oublier le reste, c’est à dire ce que l’on appelle « l’environnement apprenant personnel » qui se construit à la maison et qui rejaillit sur l’ensemble de la scolarité. Même s’il faut agir, c’est aussi en permettant une nouvelle mobilisation cognitive autour de tous les supports disponibles car avec les moyens numériques personnels, il y a une porte ouverte sur le monde. Espérons simplement qu’elle ne se transforme pas en entrée du tunnel du savoir….
Bruno Devauchelle