A l’heure du déconfinement et de la nouvelle période qui s’ouvre, entre enseignement/apprentissage, mi-présentiel/mi-distanciel, que sait-on exactement de la façon dont les enseignants et leurs élèves s’y sont pris pour s’efforcer de faire face, “malgré tout”, à cette situation inédite et aux contradictions qui l’accompagnent depuis le début des premières prescriptions ? Perrine Martin, Christine Félix, Pierre-Alain Filippi et Sophie Gebeil (Aix-Marseille Université) présentent les résultats saillants d’une recherche en cours portant sur les élèves et les enseignants des 1er et 2d degrés.
L’étude est construite à partir de deux questionnaires, l’un adressé aux enseignants du 1er et 2nd degrés, un autre adressé à leurs élèves de la maternelle au lycée . Ces questionnaires mis en ligne le 8 avril 2020, à propos de l’activité des enseignants et des élèves en période de confinement, totalisent plus de 6000 réponses à ce jour. Nous avons choisi, ici, de rendre compte de premiers résultats qui permettent d’ouvrir une réflexion sur la place du numérique dans l’enseignement à distance qui s’est imposé depuis le confinement.
Les enseignants étaient-ils prêts?
A cette question, la réponse institutionnelle est claire : « on est préparé sur l’enseignement à distance, déclenchable au cas par cas, ou massif si ça devait prendre des proportions plus importantes » (JMB, France Inter, 26/02/2020). Aussi, la circulaire du 13 mars 2020 déclare organiser et mettre en œuvre la « continuité pédagogique » tant du point de vue de la continuité des apprentissages pour l’ensemble des disciplines scolaires que du maintien de contacts entre les élèves et leurs professeurs. Le ministère insiste sur le rôle déterminant des professeurs dans le maintien de ces liens en garantissant un accompagnement de proximité des équipes pédagogiques leur permettant d’adapter leur enseignement au contexte, notamment dans l’usage d’outils numériques mis à leur disposition en vue d’un enseignement à distance.
Pourtant, pas si prêts…
Malgré ces effets d’annonces, les résultats de notre enquête confirment que la communauté éducative s’est largement interrogée – voire inquiétée – sur la mise en œuvre réelle de cette continuité pédagogique, à la fois sur des questions techniques, pédagogiques et didactiques : quels devoirs faut-il déposer et à quelle fréquence ? Sur quels supports ? Comment ? Faut-il prévoir des sessions synchrones, des modalités d’évaluation du travail, de contrôle de l’assiduité ? Faut-il assurer une permanence à distance pour répondre aux questions des élèves …et/ou de leurs parents et sur quelles plages horaires, etc. ? Sans oublier toutes les questions d’enseignement/apprentissage qui vont bien au-delà de la seule réflexion à propos du dilemme « faire faire des révisions » vs « aborder de nouvelles notions ».
Le plan numérique de 2015 : un “anti virus” ?
Rappelons que l’intérêt grandissant du numérique dans le domaine de l’éducation a été réaffirmé dans le cadre de la loi du 8 Juillet 2013. Celle-ci a instauré la création d’un service public du numérique éducatif ayant pour mission d’organiser une offre de productions pédagogiques. Lancé en mai 2015, ce plan numérique doit permettre aux enseignants et aux élèves de profiter de toutes les opportunités offertes par les nouvelles technologies au service des apprentissages. Il a pour objectifs de former des enseignants et personnels, de développer des ressources pédagogiques accessibles, de financer des ordinateurs ou des tablettes et d’équiper chaque collégien sur l’ensemble du territoire. Les premiers résultats de notre enquête montrent que plusieurs éléments apportés par le plan numérique ont été mobilisés par les enseignants. Par exemple, près de 40% des enseignants déclarent avoir dirigé les élèves vers des ressources institutionnelles ou émanant des partenaires du MEN.
L’équipement des enseignants et des élèves : objectif atteint ?
Si l’équipement informatique a majoritairement été fourni aux élèves (tablettes établissement) ou dans les salles de classes, quelques éléments qui ont générés des difficultés dans la continuité pédagogique sont à mettre en lumière dans le contexte actuel.
Tout d’abord la question du matériel mis à disposition des enseignants pour assurer la continuité pédagogique. En effet, seulement 19,7% des enseignants déclarent travailler avec un ordinateur professionnel. Pendant la période de confinement, les enseignants ont donc majoritairement utilisé leur matériel personnel, souvent partagé avec leurs enfants (47,1%) ou leur conjoint (42,4%).
La question du matériel mis à la disposition des élèves se pose également. Rappelons qu’au moment du confinement un grand nombre de départements n’avaient toujours pas doté leurs établissements scolaires de tablettes numériques. Si dans les faits celles-ci sont majoritairement fournies aux collégiens, seulement 0,9% des élèves scolarisés dans le 1er degré déclarent utiliser une tablette fournie par leur établissement. Dans ces conditions, l’absence d’ordinateur portable ou de tablette notamment pour les élèves de cycle 3 est problématique pour réaliser le travail demandé par les enseignants.
A cela s’ajoute le fait que toutes les familles ne sont pas équipées en matériel informatique, en imprimante, en scanner et en connexion Internet. Lorsqu’il est présent, cet équipement est en grande majorité partagé par les différents membres de la famille, notamment par ceux qui sont en télétravail (63,7%). Nous constatons notamment que 25% des enfants ne disposent que d’un téléphone pour se connecter aux espaces numériques de travail (ENT). Les connexions Internet sont aussi très inégales : 36,6 % des élèves déclarent avoir une connexion Internet à débit limité, 18% déclarent avoir une connexion qui pose problème. Ces difficultés techniques de liaisons constituent d’ailleurs une préoccupation importante que partagent les enseignants et les familles interrogés.
Il est donc important de souligner que c’est bien l’équipement personnel des enseignants et des élèves qui a permis d’assurer cette continuité pédagogique et de suppléer à une dotation insuffisante de matériel professionnel portable. De plus, ces écarts d’équipements révèlent également que cette situation creuse des inégalités entre élèves ce qui doit nous alerter sur d’autres points (suivi des cours à distance, vérification de l’assiduité, notation…) à ne pas négliger dans la réflexion qui s’amorce.
« Préparé sur l’enseignement à distance…” ou découverte de l’enseignement à distance ?
Les premiers résultats de notre recherche reflètent la transition numérique opérée par les enseignants depuis plusieurs années : 96,5 % des enseignants affirment utiliser les outils numériques pour travailler même avant le contexte de confinement. De plus, 67,1% d’entre eux se considèrent comme des personnes connectées et 69,2 % s’estiment à l’aise avec les outils numériques. Néanmoins, les données recueillies montrent qu’il s’agit principalement d’outils venant en support d’un enseignement traditionnel, de type diaporama projeté en classe. L’usage du numérique en classe est majoritairement consacré à la diffusion de supports (67%) et non pas réellement à l’enseignement à distance. Peu d’enseignants, par exemple, avaient expérimenté avant le confinement la classe virtuelle et 25 % n’utilisaient pas d’outils numériques dans leur activité d’enseignement. Par conséquent, si les enseignants mobilisaient déjà ces technologies en classe, cette maîtrise s’est avérée peu adaptée au basculement soudain au profit du “tout numérique”. Par ailleurs, seuls 21% des enseignants se déclarent « très à l’aise » dans le maniement des outils numériques et 10% se déclarent même « pas à l’aise du tout ».
D’ores et déjà, on comprend que la mise en œuvre d’un enseignement à distance efficace ne s’improvise pas … même avec une profusion de ressources mises à disposition des équipes dans le cadre du plan numérique. Les questions de la scénarisation et de la didactisation des contenus, par exemple, restent fondamentales pour la mise en œuvre d’un enseignement à distance. Ces tâches se sont avérées particulièrement chronophages dans l’urgence. Les résultats de notre enquête révèlent que 46,6% des enseignants ont dû apprendre à utiliser pendant le confinement de nouveaux outils pour travailler avec leurs élèves, comme par exemple Padlet (19,1%) et expérimenter de nouvelles modalités d’apprentissage comme la classe virtuelle (17,4%). Les habitudes se sont développées également quant à l’utilisation des logiciels d’établissement de type Pronote dont de nouvelles fonctionnalités ont été explorées (73,4%). Les premières réponses dévoilent aussi des profils d’enseignants acteurs dans la création et la publication de ressources en ligne. 16 % des répondants animent un site personnel, un blog, un vlog ou une chaîne vidéo vers lesquels ils renvoient leurs élèves et mettent ainsi à profit des usages informels antérieurs.
Il est important de ne pas oublier qu’en distanciel, les élèves ont également besoin d’être autonomes dans l’usage des outils numériques. En effet, beaucoup d’entre eux ont été confrontés à des difficultés liées à la méconnaissance de certains outils ou pratiques qu’ils ne maîtrisaient pas. C’est le cas, notamment de la prise en main de logiciels de traitement de texte, l’utilisation de fichier PDF ou encore le téléchargement et le dépôt de fichiers numériques de travaux à réaliser. Rappelons que la question de la fracture numérique reste un problème majeur y compris dans les départements où les élèves sont dotés de tablettes. L’illectronisme touche près de 20% de la population française et particulièrement dans les zones rurales et les milieux les moins diplômés et les catégories socio-professionnelles défavorisées. Finalement, « on » n’était donc pas si “…préparé sur l’enseignement à distance…”.
Une auto-formation aux premiers gestes d’enseignement à distance ?
Les premiers résultats de notre recherche montrent aussi les enseignants ont dû alors faire face de manière autonome à la mise en place d’un enseignement à distance. 54,8% estiment ne pas avoir été conseillés quant aux choix des outils numériques. Pour faire face, 76,4% des enseignants se sont tournés vers des collègues en cas de difficultés, ou vers leurs proches (50,9%). D’ailleurs 84% d’entre eux affirment d’ailleurs avoir eu des contacts réguliers avec l’équipe pédagogique.
En revanche, les résultats de notre questionnaire montrent que les enseignants, dans leur grande majorité, ont travaillé seuls durant les premières semaines de confinement pour organiser la scénarisation des enseignements et le suivi de leurs élèves. Ils ont donc décidé, seuls, de la fréquence du travail attendu des élèves en regard des exigences des autres professeurs de l’équipe pédagogique, de sa cohérence avec les apprentissages déjà entrepris, du choix de poursuivre -ou pas- le programme, d’aborder -ou pas- de nouvelles notions, etc.
Parallèlement, les résultats laissent entrevoir des usages diversifiés, créatifs, innovants et adaptés aux situations des enseignants allant bien au-delà des usages recommandés ou prescrits, à l’image du recours aux réseaux socionumériques qui émergent comme des espaces d’apprentissages au service de la communication, de l’échange de ressources, non sans poser des questions éthiques ou juridiques.
Dans ce contexte, les enseignants se sont massivement investis avec les “moyens du bord” pour mettre en place des situations d’enseignement à distance, une façon de travailler « différente », demandant plus d’individualisation et la maîtrise de nouveaux outils. Ce qui a eu pour conséquence directe une intensification du travail. En effet, 63% d’entre eux déclarent travailler plus de 4h par jour et 21% au-delà de 7h, avec un temps passé devant un écran qui a doublé ou quadruplé pour 80% des enseignants.
Le devenir de la continuité pédagogique : quel rebond ?
Ainsi, un premier bilan montre que le plan numérique a permis d’accompagner le virage radical opéré par les enseignants qui ont su faire face à cette situation inédite. Pour autant non, il ne s’agissait pas d’un enseignement à distance “préparé” mais bien d’un enseignement à distance improvisé dans l’urgence par les équipes éducatives.
Pour aborder au mieux la nouvelle phase qui s’ouvre, “mi à distance, mi en présentiel”, il est sans doute urgent d’envisager que tous les enseignants soient dotés, à domicile, d’un matériel professionnel performant pour assurer ce fonctionnement mixte.
Il est également nécessaire de réaffirmer la dimension collective de l’enseignement, y compris à distance, et de penser une coordination centralisée quant au travail exigé des élèves. A termes, il ne faudrait pas non plus négliger le besoin de formation et d’accompagnement des enseignants au numérique éducatif dans sa dimension pédagogique et didactique afin d’imaginer une nouvelle forme scolaire.
Notre travail de recherche en cours, qui vise plus largement à analyser l’activité des enseignants et des élèves dans le cadre de la continuité pédagogique, a aussi vocation à prendre part aux débats sur le devenir de l’école et mieux cerner les besoins des enseignants.
Perrine Martin, Christine Félix, Pierre-Alain Filippi, Sophie Gebeil
Cette recherche est conduite par une équipe de chercheurs interdisciplinaires (Christine Félix, Pierre-Alain Filippi, Sophie Gebeil et Perrine Martin) associant les sciences de l’éducation et les sciences de l’information et de la communication et membres des laboratoire ADEF (UR 4671, AMU) et TELEMME (UMR 7303, AMU-CNRS), Aix-Marseille Université.