Pour la première fois depuis l’arrivée de l’informatique dans l’enseignement, il a fallu faire avec. Le fameux « numérique » cette informatique qui s’est diffusée dans toute la société s’est imposé comme « le recours ». En d’autres temps et d’autres contextes, on aurait simplement mis les élèves en vacances ou, pour le dire autrement on aurait fermé les écoles sans tenter d’apporter d’alternative, au moins à court terme. C’est ce qui se produit dans les pays en guerre, parfois pendant de longues années. On se rappelle quelques films clandestins sur la ville de Homs ou celle d’Alep et les tentatives de refaire école dans les décombres et sous la menace des armes. Si la « guerre » annoncée par le président est d’une autre nature, sanitaire, la situation est bien sûr incomparablement plus confortable.
Ce qui sauve la possibilité d’une école, aujourd’hui, c’est le numérique. Et pourtant les débats qui font rage depuis bientôt 40 ans sur la place de l’informatique à l’école n’avaient jamais mis en évidence de cette manière l’éventuel recours au numérique. L’enseignement à distance est resté jusqu’à très récemment marginal concernant à peine quelques pour cent de la population, formation continue comprise. D’une part les interactions physiques restent un des piliers de la construction de soi, d’autre part le cadre de vie rendait possible ce fonctionnement présentiel continu. A la manière des objets techniques c’est lorsqu’ils ne fonctionnent plus qu’on se rend compte de leur apport, de leur utilité. Et paradoxalement, c’est la technique qui vient au secours de l’impossibilité d’école. On ne peut que constater que ce qui se passe depuis début mars est pour chacun de nous, enseignants, éducateurs, parents, l’occasion de mesurer dans quelle mesure les moyens numériques peuvent suppléer à des pans de notre vie antérieure.
La multiplication des enquêtes et recherches sur ce qui se passe montre d’une part que la situation permet de découvrir de nouvelles formes, de nouvelles manières de faire de l’enseignement, de la formation, de la transmission, mais aussi d’autre part qu’une opportunité se présente d’évaluer enfin ce que les moyens numériques peuvent apporter dans l’enseignement. Certains enseignants nous disent déjà leur prise de conscience de ce qu’est un contexte d’apprentissage et d’enseignement nouveau et ce que cela va faire évoluer leur manière d’enseigner.
Pour cela, il va falloir que les enseignants, les professionnels de l’éducation tirent les enseignements de ce qu’ils ont vécu. On appelle cela « apprendre de l’expérience ». On reviendra ici à Philippe Perrenoud et son travail sur la « pratique réflexive » (Philippe Perrenoud, Développer la pratique réflexive dans le métier d’enseignant, Professionnalisation et raison pédagogique, Paris : ESF 2001 – 2010 5é ed). Ce travail fondé sur celui de Donald Schön et étendu au monde de l’enseignement a pour fondement : « L’enjeu est donc de réhabiliter la raison pratique, les savoirs d’action et d’expérience, l’intuition, l’expertise fondée sur un dialogue avec le réel et la réflexion dans l’action et sur l’action. ». Il semble important que l’on incite chacun à faire un retour réflexif sur ce qu’il a vécu au cours de cette période. Et ce retour, s’il concerne bien sûr les usages du numérique doit aussi s’appuyer plus généralement sur la mise en question de la posture de l’enseignant, et plus largement les postures respectives de toutes les parties prenantes (parents, enfants, institutions…) dans une situation de transmission. Ainsi avec le numérique, l’accès aux ressources (supports textuels, vidéos, audios, didacticiels, etc.…) mais aussi la possibilité de rencontre à distance médiatisée, ont obligé chacun de se positionner différemment et à penser l’autre dans ce cadre différent.
Tous les acteurs de l’éducation ont été confrontés à une situation qui les a amenés à effectuer des activités nouvelles ou différemment en s’appuyant sur les moyens numériques, entre autres. Ils n’avaient jamais vécu cela pour la quasi-totalité d’entre eux, il leur a donc fallu s’adapter progressivement à ce que l’on peut qualifier de « rupture du lien », ce qui sur le plan imaginaire représente bien plus que la simple co-présence. La puissance de ce moment est bien sûr basée sur la force de l’imaginaire que chacun a fait travailler pour construire ses solutions pratiques. Ainsi la dispersion des manières de faire est impressionnante et bien loin de l’imaginaire jacobin d’un ministre ou de ses cadres. D’ailleurs le ministère qui a pu croire qu’il savait faire (il le revendique encore aujourd’hui) n’a pu que constater lui aussi ces espaces d’incertitude, allant jusqu’à annoncer les Etats Généraux du Numérique (comme s’il n’y avait que ça comme problème éducatif en cette période) en espérant en tirer lui aussi un retour d’expérience sur lequel il pourrait capitaliser.
Chacun s’y est mis. L’utilisation des visioconférences est un des indicateurs les plus puissants de cette évolution. Parce qu’elle permet de revivre ce que l’on vit en présentiel, la visioconférence (en classe virtuelle) permet de singer la classe présentiel. Encore une fois, cela confirme ce que Geneviève Jacquinot disait quand elle parlait du retour prioritaire avec les technologies dites nouvelles des pratiques les plus ancrées (G. Jacquinot, l’école devant les écrans, ESF 1985). Mais pour accéder à ces services de visio-conférence, il a fallu d’une part en découvrir le fonctionnement technique, mais aussi l’étendue de possibilités et impossibilités pédagogiques. Si la classe virtuelle permet de faire facilement un cours magistral, elle contraint aussi les possibilités d’autres formes de travail : interrogation des élèves, travail individuel ou en petits groupes… C’est pourquoi beaucoup d’enseignants se sont essayés à des outils un peu atypiques comme padlet, WhatsApp, et autres outils du commerce. Mais il faut constater qu’ils ont d’abord réalisé ce qui leur était le plus accessible : faire des PDF d’un cours et les déposer avec des documents complémentaires, donner des listes de ressources à consulter, faire faire des devoirs ou exercices à la maison et les corriger. A cela s’ajoute un grand nombre d’autres activités moins habituelles dont des mises en projet de groupe, des démarches de recherche et d’approfondissement et autres activités demandant aux élèves une bonne autonomie ou un bon accompagnement parental.
Si les enseignants, les élèves ont appris à utiliser ces nouveaux outils, les parents ont dû aussi s’y mettre, mais dans le contexte de l’apprentissage. Cela n’a pas été facile non plus de leur côté car les situations étaient parfois très peu confortables et dans certains cas presqu’impossibles (décrocheurs-décrochés). On constate donc que si les outils ont très majoritairement été utilisés et ont donc donné lieu à des « montées en compétences », il reste un point crucial qu’il ne faut pas ignorer : la posture éducative. Or c’est cette posture éducative qu’il est très difficile de développer au-delà de ce que le système éducatif a presque imposé. Le parent n’est pas devenu l’enseignant. Il est devenu le garant d’un contexte d’apprentissage. Garant et chargé de mise en œuvre. Le couple numérique-éducatif est indissociable et tenter de le séparer est une erreur, la situation actuelle nous l’a confirmé.
Les prochains mois doivent être l’occasion, après un premier temps d’apaisement psychologique, de revenir sur ce qui a été mis en place et évaluer la valeur, la pertinence, non seulement des outils mais aussi des scénarios mis en place ainsi que les ajustements successifs qui ont été nécessaires. En effet, tout ne s’est pas fait d’un coup. Plusieurs enseignants signalent en effet qu’il y a eu des phases successives qui ont été marquées par des ajustements : ainsi suite à des plaintes des parents voyant leurs enfants confrontés à de multiples outils différents (selon les enseignants), des établissements ont tenté d’imposer les mêmes outils pour tous facilitant la tâche des élèves à la maison et de leur accompagnement.
Oui, chacun a pu apprendre de l’expérience vécue. Et maintenant que cette expérience se modifie progressivement il est possible qu’on perde les acquis de cette période, tant ils étaient contraints, mais il est aussi possible qu’on ne l’oublie pas et même que chacun éducateur, institution, fasse ce retour réflexif global. Capitaliser sur ces acquis est une chance pour chacun. L’institution est encore bien loin de l’avoir compris qui tente de chercher encore une fois les « bonnes pratiques » ou encore les « innovations », renouant avec les vieilles manières de faire. Alors que nous avons assisté à des révolutions minuscules, sachons les transformer en évolutions majuscules, pour le bien et le bienêtre de tous… décrocheurs y compris.
Bruno Devauchelle