Quel professeur n’a jamais rêvé d’utiliser un seul et même logiciel avec tous les appareils de mesure ? Pierre Dieumegard, professeur de SVT au lycée Pothier à Orléans propose la solution « Mensurasoft ». Avec ce système, un programme peut faire des mesures sur n’importe quel type d’appareil. Mesurer la température du milieu où vit une plante, la lumière, l’humidité ou encore le Ph avec différents appareils est désormais possible. Mais pour quels usages ?
Quel est ce projet « Mensurasoft » ?
C’est un projet qui vise à faire des « pilotes d’appareils de mesure » de la même manière qu’il existe des « pilotes d’imprimantes » pour les logiciels de bureautique. Les pilotes d’imprimantes sont de petits fichiers spécifiques des imprimantes, utilisés par le logiciel principal (par exemple LibreOffice ou Microsoft-Excel) pour imprimer. Il existe un pilote pour chaque type d’imprimante, ce qui permet aux logiciels d’utiliser toutes les imprimantes : le logiciel échange des données avec le pilote, qui lui-même échange des données avec l’imprimante, et donc réalise l’impression du texte ou des graphiques.
Jusqu’ici, les logiciels de mesure et d’expérimentation par ordinateur sont spécifiques d’un seul type d’appareil de mesure (ou d’une seule marque d’appareil) et certains appareils n’ont même pas de logiciel capable de les utiliser.
Cette situation est dommageable aussi bien aux chercheurs professionnels qu’aux enseignants de sciences. Par exemple, les chercheurs ne peuvent pas utiliser un même logiciel pour faire des mesures simultanément avec plusieurs appareils (par exemple mesurer à la fois le pH, la température et la teneur en dioxygène de l’eau d’un étang). Les enseignants de sciences ne peuvent pas utiliser plusieurs appareils différents dans la même séance de travaux pratiques, parce qu’il faudrait donner des explications différentes pour chaque logiciel spécifique d’un seul type de matériel.
Avec le système Mensurasoft, il existe un pilote pour chaque type d’appareil de mesure. Les programmes d’application échangent les données avec le pilote, qui lui-même échange des données avec l’appareil de mesure, et donc réalise la prise de mesures. Ainsi un même programme peut potentiellement faire des mesures sur n’importe quel type d’appareil, parce qu’il échange des données avec les pilotes de ces appareils.
Si quelqu’un réalise un pilote pour un nouvel appareil de mesure (le fabricant de l’appareil, ou un utilisateur de celui-ci), cet appareil sera immédiatement utilisable avec les logiciels fonctionnant avec le système Mensurasoft. Inversement, si quelqu’un réalise un logiciel novateur, il sera immédiatement utilisable avec tous les appareils de mesure qui auront un pilote. Mensurasoft est utilisable avec plusieurs systèmes d’exploitation, au moins Linux et MS-Windows.
Quelles sont les utilisations possibles de ce programme pour les enseignants et les élèves ?
Le premier avantage est de pouvoir utiliser le même logiciel avec des matériels différents. Imaginons un enseignant de chimie qui dispose dans la salle de TP de pHmètres de marques différentes. Si les logiciels sont différents, il devra donner des instructions différentes pour les différents élèves ayant les différents appareils : c’est ingérable. Avec Mensurasoft, le même logiciel peut être utilisé avec tous les pHmètres : c’est beaucoup moins compliqué.
On peut voir un autre avantage pour les activités de recherche personnelle, telles les TPE en lycée, ou les TIPE en classe préparatoire. Les élèves peuvent imaginer des mesures avec divers appareils, pour mesurer soit la température du milieu où vit une plante, soit la lumière qui arrive sur la plante, soit l’humidité de l’air, etc. Dans tous les cas, le logiciel est identique, et même ils peuvent mesurer simultanément tous ces paramètres.
Enfin, le même logiciel peut être utilisé pour du matériel d’expérimentation classique dans les établissements scolaires et pour du matériel « bricolé », comme les petites cartes électroniques Arduino : on peut donc montrer l’universalité des protocoles de mesure scientifique.
Comment est née cette idée ? Quelles ont été les principales difficultés à surmonter ?
Il y a plus de vingt ans, j’ai participé à des groupes de recherche en expérimentation assistée par ordinateur. Je trouvais désolant que ces projets de recherche soient limités à une seule interface de mesure, alors qu’il fallait très peu de modifications aux logiciels pour pouvoir fonctionner avec une très large gamme d’appareils. J’ai donc cherché comment réaliser des logiciels pouvant potentiellement fonctionner avec tous les types d’appareils, et j’ai trouvé que les « bibliothèques dynamiques » étaient le meilleur moyen de le réaliser, et les pilotes « Mensurasoft » sont de ce type. J’ai commencé à programmer d’une part des pilotes pour de nombreux appareils, et d’autre part des logiciels d’application, aussi bien sous Linux que sous Windows, d’abord sous le nom « Mesugraf », puis sous le nom « Mensurasoft ». Au fil des années, leur nombre a considérablement augmenté, et actuellement il existe des pilotes pour plusieurs dizaines d’appareils, disponibles sur le site http://sciencexp.free.fr .
Les principales difficultés ne sont pas liées à la programmation informatique elle-même, qui est plutôt stimulante intellectuellement. Elles viennent davantage du désintérêt général pour ces problèmes de mesure par ordinateur, aussi bien de la part des enseignants que du corps d’inspection ou des Conseils régionaux ou départementaux, qui sont les financeurs de l’achat des matériels et des logiciels. Il faut pourtant être conscient que les sommes en jeu sont considérables : l’équipement d’une salle de TP de 12 postes vaut plus de 30 000 euros (uniquement pour le matériel d’EXAO, sans compter les ordinateurs) (1).
Dans ce domaine comme dans les « nouvelles technologies » en général, il est difficile de sortir d’un monopole de fait (système d’exploitation Windows, moteur de recherche Google, covoiturage Blablacar…). Ici, les enseignants et les responsables de l’Education Nationale ont l’habitude de fonctionner avec certains types de matériels et de logiciels, et n’imaginent pas qu’on puisse faire autrement.
Avez-vous des retours d’utilisation ? Quels conseils donneriez-vous aux enseignants qui veulent opter pour « Mensurasoft » ?
Les retours d’utilisation sont rares, parce qu’il n’y a pas beaucoup d’utilisateurs, mais j’ai des échanges avec des étudiants de classes préparatoires en TIPE, avec des enseignants qui viennent d’arriver dans un nouvel établissement et qui découvrent qu’il y a du matériel inutilisé, avec d’autres qui voudraient utiliser sous Linux du matériel dont le logiciel n’existe que sous Windows, ou qui voudraient utiliser avec de nouveaux ordinateur du matériel datant de plusieurs années et dont le logiciel n’est pas compatible…
Je pense que l’expression « opter pour Mensurasoft » n’est pas la meilleure, parce qu’elle semble signifier que c’est un choix qui exclut les autres. Je préférerais l’expression « essayer Mensurasoft », pour dire qu’on peut commencer à utiliser Mensurasoft sans abandonner pour autant les associations traditionnelles logiciel-matériel.
On peut essayer Mensurasoft de plusieurs façons :
1) avec du matériel dont on a déjà le logiciel du fournisseur, par exemple Jeulin ESAO, ou Eurosmart, ou Orphy : on pourra donc comparer les divers logiciels, soit celui du fournisseur, soit celui de Mensurasoft (disponibles sur http://sciencexp.free.fr ). Il n’est pas certain que cette comparaison soit à l’avantage du logiciel Mensurasoft…
2) avec du matériel orphelin, qui n’a pas de logiciel pour l’utiliser, par exemple des pHmètres ou des balances à connexion RS232 ou USB, ou un spectrophotomètre Jenway, ou bien des bricolages à base d’Arduino, ou bien du matériel de la fin du XXe siècle qui n’a plus de logiciel fonctionnant sous Windows 7…
3) avec deux types différents de matériel, pour faire les mesures simultanément avec les deux types.
4) dans des activités où les élèves ou étudiants doivent avoir de l’initiative (TPE, TIPE…), avec des montages ou des programmes spécifiques.
Votre travail est traduit en anglais, allemand, espagnol et italien. D’autres pays s’intéressent aussi à « Mensurasoft » ?
Je suis en contact de temps en temps avec des enseignants ou des chercheurs de pays étranger, en lien avec des préoccupations de mesures par ordinateur, mais ces contacts n’ont pas toujours pour but d’utiliser directement le système Mensurasoft. Durant les derniers mois, j’ai eu un contact vénézuélien, qui essayait d’utiliser un matériel très spécifique, dont il n’y avait qu’un seul exemplaire au Vénézuela, et dont il n’avait ni logiciel ni instructions de programmation ; apparemment, nos échanges lui ont permis de progresser dans l’utilisation de l’appareil. J’ai aussi été en contact avec des enseignants grecs, qui semblent intéressés par Mensurasoft.
Quel regard portez-vous sur les réformes à venir et l’arrivée de la programmation dans les cours ?
Je pense que c’est positif, mais une difficulté sera de réussir à faire diffuser les connaissances et les compétences acquises en programmation vers les autres disciplines traditionnelles. Par exemple, il est très facile, en quelques (dizaines de) lignes de programmation, de faire un programme de mesure avec un appareil quelconque et son pilote Mensurasoft. Bien sûr, le résultat sera moins spectaculaire qu’un logiciel avec des menus déroulants, des boites de dialogue et des graphiques, mais d’une part celui qui l’aura réalisé aura la fierté d’une oeuvre personnelle, et d’autre part, cela peut permettre de faire des programmes très spécifiques, adaptés à un but particulier. Pour comprendre la notion de boucle, on peut aussi bien utiliser « répéter une mesure jusqu’à ce que le temps imparti soit passé » que les exercices traditionnels de calcul d’une factorielle.
Propos recueillis par Julien Cabioch
Note :
(1) http://mapa.aji-france.com/mapa/marche/14915/show?tab_show=award
et http://sciencexp.free.fr/documents/plaidoyer_exao_Dieumegard.pdf