De l’invention des images d’Epinal à l’univers médiatique actuel, l’enseignement de l’histoire a toujours été soumis à la concurrence des médias. Aujourd’hui, on assiste à la montée en puissance de figures médiatiques s’appuyant sur leur notoriété et diffusant un discours historique à caractère révisionniste concernant les résultats de la recherche académique et les programmes scolaires. Il est temps de dire «stop».
De l’invention des images d’Epinal en passant par le cinéma pour arriver aux médias sociaux, l’enseignement de l’histoire a toujours été soumis à la concurrence des médias et à la séduction que ceux-ci opèrent auprès du public jeune et moins jeune.
Les moyens à disposition et mis en œuvre par ces différents médias sont sans commune mesure avec ceux à disposition de l’enseignant. Pour remédier à cette concurrence, une partie des enseignants ont utilisés ces médias dans leurs cours d’histoire soit en appui ou en remplacement du discours du maître ou du manuel, soit en alliant enquête historique et éducation aux médias.
Récemment, on assiste dans l’univers médiatique à la montée en puissance de figures médiatiques qui prennent en charge des émissions historiques ou interviennent dans le champ médiatique par leurs ouvrages. Ils s’appuient sur leur notoriété et diffusent un discours historique à caractère révisionniste concernant les résultats de la recherche académique et les programmes scolaires. Eric Zemmour et Lorànt Deutsch en sont les figures de proue et sont à l’origine de récentes polémiques sur ces usages publics de l’histoire et de leur rapport avec la science historique.
En cette rentrée de l’automne 2014, E. Zemmour est ainsi intervenu dans les émissions de la rentrée, au travers d’un chapitre de son ouvrage « Le suicide français« , pour réhabiliter le régime de Vichy. Outre la réhabilitation nauséabonde de ce régime, E. Zemmour s’en prend à la recherche en Sciences sociales et aux travaux de Robert Paxton en particulier. Par ce biais, il tente de réhabiliter la vieille antienne de la droite vichyste selon laquelle le régime de Pétain aurait servi de «bouclier» à l’Occupation allemande.
Une telle entreprise interroge non seulement la communauté scientifique sur l’attitude à adopter à l’égard de ces émissions télévisuelles actuelles, mais également les enseignants d’histoire relativement à l’impact de ces produits soi-disant historiques sur leurs élèves et la concurrence qu’ils amènent à leur enseignement. En outre, comme l’ont analysé Thibault Le Hégarat et Benoit Vaillot pour «Devenir historien-ne» (1), ces non-historiens en charge d’émissions d’histoire et ces émissions, qui plus est sur des chaînes publiques, visent à « remettre en cause de façon cohérente et globale toute une politique de l’enseignement de l’histoire ». L’heure est donc grave pour les sciences sociales et leur enseignement.
Quelle réponse y apporter que ce soit dans le champ scientifique ou dans l’enseignement de l’histoire? Le combat n’est-il pas inégal, les dés ne sont-ils pas pipés ainsi que le constatait déjà Pierre Bourdieu (2) ?
Courageusement, Thibault Le Hégarat et Benoit Vaillot sont montés au créneau dans le cadre de l’émission « Un soir à la Tour Eiffel », consacrée récemment aux émissions d’histoire présentées par des non-historiens (3). Exercice difficile, voire impossible, en l’absence d’un véritable débat contradictoire sur le plateau de l’émission. En effet, alors que Lorànt Deutsch et Franck Ferrand étaient les invités de l’émission, Thibault Le Hégarat et Benoit Vaillot n’intervenaient que par le biais d’une brève séquence, montée et tronquant leurs propos, à laquelle les invités avaient tout loisir de répondre durant vingt minutes sans contradicteur. Comme l’indique Thibault Le Hégarat
« Le dispositif de cette émission était donc entièrement conçu pour que la parole contradictoire que nous apportions soit, sinon discréditée, au moins écartée ».
Concernant les propos d’Eric Zemmour sur Vichy et ses attaques contre Robert Paxton, la réponse des historiens est venue dans la presse et sur leurs sites. Robert Paxton a ainsi été interviewé par Rue89 (4). Mais pour quel impact par rapport à celles et ceux qui côtoient E. Zemmour à la télévision ou auprès de nos élèves ? On peut bien sûr se rassurer, via les sondages qui indiquent que 62% des personnes interrogées se déclarent choquées par ses propos sur Vichy et les Juifs ou s’inquiéter des 38 autres pourcents ou que c’est du 50/50 chez les sondés de droite (5).
Ces attaques contre la recherche en Sciences sociales portent néanmoins d’autant plus que ces dernières peinent à renouveler leurs modes d’enquête et d’écriture et que leur public se réduit comme peau de chagrin. Il convient dont de renouveler les approches et, comme l’indique Ivan Joblanka dans un très intéressant article consacré à la Bande dessinée et à l’histoire (6),
« de refuser les dichotomies faciles, par exemple celle qui oppose l’« Histoire » vulgarisée, éprise de grands hommes pour le grand public, et l’histoire technique et rébarbative des spécialistes ».
Dans le cadre de l’enseignement de l’histoire, plutôt que d’utiliser avec nos élèves les ouvrages de Robert Paxton (7), utilisons avec nos élèves d’autres réalisation de l’univers médiatiques comme le documentaire de Jérôme Prieur « Hélène Berr, une jeune fille dans Paris occupé » (8) pour étudier ce que fut réellement le régime de Vichy et contrer sa réhabilitation nauséeuse par E. Zemmour. Au travers de ce témoignage et des images ou documents d’archive, le monde sensible de cette époque redevient perceptible à tout en chacun. L’application de l’étoile jaune sur les habits éclaire grâce aux propos d’Hélène Berr l’entreprise de déshumanisation en cours. Au final, le journal d’Hélène Berr comme les images d’archives de Jérôme Prieur démontent la thèse, remise au goût du jour par Eric Zemmour, selon laquelle le régime de Pétain aurait servi de « bouclier » à l’Occupation allemande. Hélène Berr et le documentaire montrent à quel point toutes les différentes humiliations progressives à l’égard des Juifs en France (Français ou non) et leur enchaînement sont le fait d’une collaboration constante entre les autorités allemandes et françaises et mettent en place un projet idéologique et politique qui, depuis longtemps revendiqué par une partie de la droite, accompagnait pleinement la politique d’Occupation allemande en France.
Avec et pour Hélène faisons en sorte de dévoiler toute la pourriture de l’humanité :
« comment guérira-t-on l’humanité autrement qu’en lui dévoilant d’abord toute sa pourriture, comment purifiera-t-on le monde autrement qu’en lui faisant comprendre l’étendue du mal qu’il commet ? »
Lyonel Kaufmann, Professeur formateur,
Didactique de l’Histoire, Haute école pédagogique du canton de Vaud, Lausanne (Suisse)
(1) Y aller ou pas ? Retours sur une expérience télévisuelle http://devhist.hypotheses.org/2666
(2) Pierre Bourdieu (1996) Sur la télévision : https://www.youtube.com/watch?v=vcc6AEpjdcY#t=1620
(3) Deux articles relatent leur expérience. Le premier avant la diffusion de l’émission : Y aller ou pas ? Retours sur une expérience télévisuelle (2) http://devhist.hypotheses.org/2630. L’autre après le visionnement de l’émission elle-même : Y aller ou pas ? Retours sur une expérience télévisuelle (2) http://devhist.hypotheses.org/2666
(4) Robert Paxton : «L’argument de Zemmour sur Vichy est vide» | Rue89 : http://rue89.nouvelobs.com/2014/10/09/robert-paxton-largument-z[…]. Lire aussi son article dans Le Monde (18.10.2014) : Polémique Zemmour : « Vichy, une collaboration active et lamentable » http://abonnes.lemonde.fr/politique/article/2014/10/18/polemiq[…]
(5) http://www.20minutes.fr/societe/1468111-20141026-francais-mauva[…]
(6) Ivan Jablonka, « Histoire et bande dessinée », La Vie des idées, 18 novembre 2014. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/Histoire-et-bande-dessinee.html
(7) Ouvrages que les enseignants auront eux lu.
(8) A propos d’Hélène Berr et du documentaire de Jérôme Prieur :
• «Pour répondre à Eric #Zemmour sur #Vichy» : http://lyonelkaufmann.ch/histoire/2014/11/09/pour-repondre-a-eric[…]
• «Par délicatesse / J’ai perdu ma vie» | non-fiction.fr http://www.nonfiction.fr/article-463-par_delicatesse__jai_perdu_[…]
• Hélène Berr, une jeune fille dans Paris occupé – un film de Jérôme Prieur | Fondation pour la mémoire de la Shoah http://www.fondationshoah.org/FMS/spip.php?article2004
Le documentaire est accessible sur FranceTV : http://pluzzvad.francetv.fr/videos/infrarouge-helene-berr-une-jeune[…].